5. La psychopathologie psychanalytique
M. Amar
La découverte de la psychanalyse par Sigmund Freud a profondément modifié les conceptions psychopathologiques, se distinguant à la fois de la suggestion hypnotique et des conceptions neurophysiologiques ou psychodynamiques procédant des notions de dégénérescence ou de tempérament qui lui étaient contemporaines. Par la méthode d’investigation psychanalytique qu’il met au point et en postulant l’existence d’un appareil psychique distinct de la seule conscience, Freud va ouvrir un vaste champ de travail et de réflexion où s’élaborera une nouvelle psychopathologie caractérisée par des notions encore très actuelles comme les notions d’investissement, de défense, de complexe. Plus récemment, les développements de la psychopathologie freudienne vers les notions de dépression essentielle, d’identification projective et d’adhésivité ont abouti à des extensions de ce domaine vers la psychosomatique et vers l’autisme, tandis que les travaux du pédiatre anglais Winnicott conciliaient pédiatrie et psychanalyse.
L’étude de la psychopathologie psycho-analytique doit reposer sur un bref rappel de notions fondamentales.
L’inconscient et le refoulement
Dans le chapitre 7 de son ouvrage L’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung, littéralement : rendre le rêve accessible, en langue allemande – première publication 1900), Freud décrit l’appareil psychique comme un appareil doué d’une certaine profondeur dont la conscience ne représente qu’une extrémité. Il s’agit d’une extrémité qui peut être en rapport avec le monde extérieur par les organes des sens et avec le monde intérieur par l’introspection. On pourrait dire que, d’une certaine manière, les deux pôles conscience de l’analysant et de l’analyste sont au contact l’un avec l’autre.
Séparé du pôle perception – conscience par la ligne de démarcation, parfois comparée à un poste de douane, du préconscient, l’inconscient s’étend très largement en profondeur. Il est dans sa majeure partie à tout jamais inconnaissable et il fonctionne selon un processus qualifié de primaire, procédant à des condensations, des associations, des regroupements par assonance sans véritable travail de conscience. En permanence, des motions pulsionnelles, composées d’un formant d’affect et d’un formant de représentation, se fraient un chemin vers la conscience. La plupart du temps, que le sujet soit en train de rêver ou qu’il laisse venir ses pensées comme le propose le psychanalyste, ce processus d’acheminement vers la conscience bute contre la censure préconsciente, le poste de douane, et se voit barré l’accès à la conscience. Le retour dans les profondeurs de l’inconscient de la motion pulsionnelle ainsi refoulée s’accompagne de la dissociation de ces deux formants et d’une nouvelle combinaison de l’affect avec une autre représentation unie à la précédente par certaines connexions, mais différente.
Notre organisation pulsionnelle tente en permanence de se frayer un chemin jusqu’à la conscience et se trouve en permanence refoulée. Le refoulement fait partie de la vie psychique de l’individu normal, il en est même une des caractéristiques. Une bonne perméabilité du préconscient lui permet de laisser passer parfois des motions pulsionnelles qui associent l’affect à des représentations de plus en plus éloignées de la représentation initiale. Le travail du rêve, qu’il se produise pendant la nuit ou pendant l’étape de veille, est un constant remaniement, un constant travestissement des affects pour les amener à la conscience malgré la censure préconsciente.
C’est bien l’interprétation du rêve et non pas le rêve lui-même qui est la voie royale d’exploration de l’inconscient. La polarité de l’appareil psychique d’un inconscient profond vers un système perception-conscience, protégé par la censure préconsciente, rend illusoire toute exploration solitaire par l’introspection. Tourner la conscience vers les productions de l’inconscient renforce la censure préconsciente ou modifie et complexifie encore le travail du rêve. C’est ici qu’intervient le psychanalyste.
La séance analytique
La représentation la plus fréquente du cadre analytique est celle d’une pièce insonorisée avec un divan et un fauteuil ; un patient allongé sur le divan parle, un psychanalyste silencieux l’écoute. Cette représentation n’est pas fausse, mais ne décrit que la partie externe et matérielle du cadre. La notion de cadre telle qu’elle est décrite par Freud est en fait une notion plus intériorisée, plus psychique, un cadre au sens figuré et non seulement au sens propre. Ce serait la rencontre de deux appareils psychiques, celui de l’analysant et celui de l’analyste.
Winnicott a beaucoup insisté sur le fait que la relation entre le patient et l’analyste était une relation asymétrique comme l’a été autrefois la relation entre le nourrisson et sa mère. Le nourrisson ignore qu’il est une personne et que sa mère est une autre personne existant dans un monde réel peuplé de nombreuses autres personnes. Le patient qui n’a pas encore eu l’expérience de la psychanalyse personnelle et qui débute dans cette démarche n’a au mieux qu’une connaissance livresque de ses phénomènes inconscients, préconscients et conscients ; il en découvre peu à peu le fonctionnement en analysant, avec l’aide de l’analyste, c’est-à-dire avec les interprétations construites dans l’appareil psychique de l’analyste, le contenu et la signification de ses propres rêves.
Le cadre analytique est donc la mise en contact de deux appareils psychiques protégés par la règle d’abstinence qui précise que ces deux personnes ne se rencontrent que le temps de la séance analytique selon une périodicité définie au début. Selon les règles de l’Association psychanalytique internationale (International Psychoanalytical Association [IPA]), les séances durent au moins trois quarts d’heure et sont au nombre de trois ou de quatre par semaine.
Le patient est invité à parler librement de ce qui vient à son esprit et de ses rêves. L’analyste se doit de l’écouter et de traiter dans son esprit les éléments manifestes qui lui sont apportés pour en découvrir un sens latent.
Remémorer-répéter-perlaborer
Si le rêve ou plutôt l’interprétation du rêve est la voie royale d’exploration de l’inconscient, il existe une autre voie pour cette exploration. Il s’agit de la méthode des associations libres. Le patient est invité à dire ce à quoi il pense, même si cela peut paraître saugrenu ou bizarre. Une des découvertes de Freud est que, dans l’expression de ses pensées et de ses paroles, peuvent survenir trois phénomènes qui caractérisent le processus psychanalytique, la remémorisation, la répétition et la perlaboration (1914b).
Se remémorer, c’est retrouver par association d’idées sur ses paroles, ses lapsus, ses rêves des souvenirs anciens qui émergent naturellement au fur et à mesure de l’acquisition d’une capacité à accueillir ce qui vient de la profondeur de son inconscient sans le refuser, le censurer ou sans résister. Cette remémoration débouche souvent sur l’acutisation de ce qui a constitué un traumatisme dans l’enfance du sujet. Les deuils, les séductions infantiles, les abandons ou événements ressentis comme des abandons sont remémorés et cette prise de conscience éclaire le fonctionnement psychique du sujet à ses propres yeux.
La répétition correspond à un passage en force d’éléments plus profondément ancrés dans l’inconscient ou suscitant de plus fortes résistances de la censure préconsciente. À son insu, le sujet répète avec l’analyste des attitudes ou des propos que celui-ci peut mettre en rapport avec des événements de la vie infantile du patient. Cette répétition n’est pas seulement concrète, matérialisée à travers des actes manqués ou des propos, elle est également profondément psychique, s’exprimant dans ce que les psychanalystes appellent le transfert, c’est-à-dire le transfert sur l’analyste de sentiments autrefois éprouvés vis-à-vis d’une autre personne, par exemple d’un des parents. Dans cette perspective, le transfert peut être, pour le même analyste, homme ou femme, un transfert tantôt masculin, tantôt féminin, tantôt porteur de loi et interdicteur, tantôt contenant et consolateur. L’analyste accepte de se voir revêtu du transfert du patient pour pouvoir donner plus de force à ses interprétations qui se situent idéalement dans le transfert.
Au transfert dans l’esprit des patients répond le contre-transfert dans l’esprit de l’analyste, ensemble de sentiments ou de transferts d’affect ou de représentations projetées sur le patient. Le lien analytique est un lien vivant, comme celui qui unit la mère au nourrisson. Comme celui-ci, il est asymétrique, l’analyste ayant acquis par sa propre analyse et par sa formation une maîtrise suffisamment bonne de son contre-transfert de manière à ce qu’il puisse l’utiliser comme un élément d’exploration de sa relation avec son patient, sans se laisser conduire à des passages à l’acte vis-à-vis de lui.
La perlaboration est le troisième élément du processus. Elle est la capacité du sujet à remodeler son fonctionnement psychique, à assouplir ses défenses, à accepter, à reconnaître ce qui vient de son inconscient. Les conflits névrotiques peuvent se dénouer, libérant une grande énergie et une grande créativité qui étaient précédemment immobilisées.