12. La personnalité schizotypique
Définitions et épidémiologie
La personnalité schizotypique a été décrite par Rado en 1953 pour individualiser certains troubles traduisant une prédisposition génétique à la schizophrénie, troubles bien différents de ceux qui caractérisent la personnalité schizoïde. Par la suite, plusieurs auteurs, en particulier Kendler, Gruenberg et Strauss (1981) ont confirmé la présence parmi les proches des schizophrènes de personnalités schizotypiques, les personnalités schizoïdes et état limite n’étant pas retrouvées dans ce contexte. De la sorte, les éléments pauci-symptomatiques retrouvés chez les schizotypiques pourraient constituer l’amorce fondamentale du trouble schizophrénique lui-même.
Si l’on reprend les différentes définitions données par les DSM, les traits spécifiques de la personnalité schizotypique sont les croyances étranges et les perceptions inhabituelles. Sous le terme d’étrangeté, ces traits psychologiques ne concernent pas seulement des attitudes déviantes par rapport à un groupe défini culturellement, mais des expériences psychiques qui se situent en dehors des habitudes naturelles de penser. Le schizotypique n’est pas un hippie, un original ou un marginal qui adopterait, par goût ou par provocation, une idéologie excentrique, c’est un individu qui, sans doute pour des raisons neuropsychologiques, se trouve soumis à des débordements intellectuels incontrôlables.
Visionnaire, illuminé, inspiré, le schizotypique se trouve pris dans des phénomènes de déréalisation et de dépersonnalisation intenses qui lui font douter de la réalité habituelle et qui l’amènent à développer des croyances surnaturelles. L’étrange ou le surprenant, les sentiments de déjà-vu et de déjà-vécu réalisent des ambiances, des illuminations – au sens rimbaldien du terme – qui rivalisent avec le quotidien ordinaire. Les souvenirs s’imposent avec force, l’avenir paraît vécu en direct, un autre monde se réalise qui prime sur les permanences sensorielles. Ces états de rêveries trop fortes peuvent être identifiés comme tels, s’apparenter à l’évocation poétique ou à la création romanesque. À un stade de plus, cependant, le schizotypique va construire sur ces exaltations non contrôlées des croyances plus structurées qu’il tente de faire partager aux autres : il croit revenir à une époque antérieure, communique avec une personne disparue, pressent l’avenir, développe des rapprochements superstitieux ; il est un devin, un mage, un visionnaire que l’intuition dirige. À un stade de plus encore, le schizotypique attribue ces différentes sensations à une autre personne. Nous entrons dans le domaine des communications extrasensorielles : télépathie, influence, devinement de la pensée, impression de ne plus être soi-même, de ne plus s’appartenir. C’est la durée des phénomènes en question, leur caractère récurrent, contrôlable ou imposé, qui vont en déterminer la nature plus ou moins pathologique.
Ces expériences étranges peuvent être recherchées par le poète – le voyant au sens de RimbaudRimbaud “A –, le mystique ou le toxicomane. Elles peuvent s’imposer de façon forte, mais temporaire, tout en générant des croyances permanentes, spiritistes ou parascientifiques, et il s’agit alors d’un trouble schizotypique. Elles peuvent enfin prendre un caractère chronique et retentir de façon importante sur l’insertion sociale ; le trouble est alors schizophrénique.
Il en va de même dans l’ordre du langage qui se surcharge de métaphores, de digressions et de détails inutiles. Le soliloque est fréquent tout comme le maniérisme, parfois surchargé de stéréotypies et de rires automatiques. Le cursus scolaire et l’insertion sociale sont difficiles mais non douloureux. Le sujet, occupé par son théâtre intérieur, se consacre à des tâches personnelles, bricolages ou collections, éruditions ou talents, à caractère ésotérique. Il n’est pas forcément timide et, à l’occasion, répand sans retenue ses expériences intérieures, confidence que ne bride aucun souci de reconnaissance. Se sentant lui-même étranger, le schizotypique ne poursuit guère l’illusion de convaincre ou de partager. Il en résulte de faciles ruptures, peu d’attachements, et bien souvent des errances marginales, sans toit ni loi, qui sont à la limite du voyage pathologique. Plusieurs personnages romanesques, souvent décrits au début du siècle, à une époque où les flux de populations faisaient sortir du fond de leur monde intérieur ces papillons de nuit, ont illustré ces trajectoires fascinantes. Le prince Muichkine, L’Idiot de DostoïevskiDostoïevski “A, Johan Nagel, le héros de Mystères de Knut HamsunHamsun “A, et le Loup des Steppes d’Herman HesseHesse “A en sont quelques exemples.
Autour de ce noyau central que constituent les croyances étranges et les perceptions inhabituelles, d’autres troubles retrouvés chez le schizotypique sont à la fois moins spécifiques et plus apparents. Ils concernent trois domaines : les relations sociales, qui sont perturbées, le sujet étant solitaire, distant, marginal ; la logique mentale et le langage qui sont complexes et inhabituels ; l’affectivité qui est inappropriée et réservée.
L’ensemble de ces troubles doit être considéré, pour des raisons étiologiques, comme proche de la schizophrénie et leur compréhension psychopathologique se fera dans le champ de cette affection. Selon l’étude évolutive pratiquée par Fenton et McGlashan (1989), 16 % parmi 105 sujets schizotypiques ont été considérés comme schizophrènes lorsqu’ils ont été réexaminés 15 ans après le premier diagnostic. Enfin, les personnalités schizotypiques sont fréquentes chez les proches du premier degré des sujets schizophrènes : 14,6 % contre 2,1 % dans des familles de témoins avec l’échelle SADS pour Baron et coll. (1985). Le pourcentage retrouvé chez les proches des schizophrènes est néanmoins beaucoup plus bas dans l’étude de Chang et coll. (2002) : 2,6 à 4,7 %, selon les critères utilisés.
Étudiée dans la population générale, la personnalité schizotypique se révèle assez fréquente. Elle avait été retrouvée avec une prévalence de 0,6 % avec le SCID en Allemagne par Maier et coll. (1992). Les études épidémiologiques récentes, pratiquées aux États-Unis, montrent des chiffres plus élevés. L’enquête épidémiologique américaine réalisée dans le cadre d’une étude nationale sur l’alcoolisme montre une prévalence sur la vie de la personnalité schizotypique égale à 3,9 %, plus fréquente chez l’homme (4,2 %) que chez la femme (3,7 %) (Pulay et coll., 2009). Elle est plus fréquente chez les femmes noires, les personnes à petits revenus et vivant seules, et est plus rare chez les sujets d’origine asiatique. Elle est volontiers associée au trouble bipolaire, à la phobie sociale, aux abus de substance, au stress psychotraumatique, ce dernier point étant confirmé par Pietrzak et coll. (2010). Les différences de prévalence observées pourraient dépendre de l’époque, des lieux et des cultures.
Une étude sociologique réalisée en France par Guy Michelat en 1993 nous montre que 55 % des sujets croient à la transmission de pensée et aux guérisons par un magnétiseur, et que 46 % croient à l’explication du caractère par l’astrologie (Michelat, 1993). Ces croyances sont en augmentation par rapport à une étude semblable pratiquée 10 ans auparavant, elles sont plus fréquentes chez les femmes et chez les jeunes, chez les employés par rapport aux ruraux. Elles vont de pair avec une mauvaise insertion sociale et avec l’intérêt pour la science. Elles sont moins fréquentes chez les sujets qui pratiquent une religion officielle.