7. La personnalité évitante (anxieuse)
Ces traits de caractère aussi banaux que répandus constituent néanmoins une personnalité pathologique à part entière dans les classifications DSM et ICD. La prévalence du trouble de la personnalité évitante est pourtant faible : 0,4 à 1,3 % dans l’étude de Zimmerman et Coryell (1990) qui porte sur une population générale de 697 sujets. Pour Grant et coll., en 2004, la prévalence est de 2,3 % dans la population générale des États-Unis, avec un risque plus important chez la femme que chez l’homme.
Cette catégorie est apparue pour la première fois dans le DSM-III en 1980 sur les vestiges du « caractère phobique » propre au paradigme psychanalytique et des « personnalités névrotiques évitant les contacts interpersonnels » de Karen HorneyHorney “A (1945), personnalités pour lesquelles « l’association à d’autres personnes est une contrainte intolérable, qui choisissent, de ce fait, la solitude comme moyen principal d’évitement, et manifestent une tendance habituelle à supprimer tout sentiment, voire à dénier leur existence même ». Ensuite la taxinomie d’inspiration comportementale et biosociale de MillonMillon “Aet Everly (1985) conforta le concept et fut à l’origine de sa création. Cependant, diverses critiques survinrent, mettant en doute cette personnalité, considérée comme peu différente de la phobie sociale ordinaire et de la personnalité schizoïde. Les études récentes ont confirmé son autonomie et son intérêt. La phobie sociale est d’abord plus fréquente, avec une prévalence de 12 à 14 % dans la population générale, survenant tôt dans l’existence, pour Stein (2006). L’étude épidémiologique de Grant et coll. (2005) retrouve une prévalence sur la vie entière de 5 %, un âge moyen de début de 15 ans, une durée du trouble de 16 ans. L’étude gémellaire de Reichborn-Kjennerud et coll. (2007) montre que la phobie sociale et la personnalité évitante pourraient partager un même facteur génétique, mais que les circonstances environnantes qui les déclenchent seraient différentes. Dans une étude approfondie portant sur un échantillon de malades, Hummelen et coll. (2007) établissent des différences nettes entre les deux pathologies, qui sont néanmoins souvent associées. La personnalité évitante est un trouble plus sévère que la phobie sociale, qui va de pair avec des problèmes interpersonnels et qui est volontiers associée à des troubles des conduites alimentaires, alors que la phobie sociale est plutôt comorbide avec le trouble panique. Les deux troubles sont volontiers associés avec les troubles dépressifs et les troubles anxieux, ce qui est également le cas de la personnalité dépendante (Alpert et coll., 1997 ; Grant, Hasin et Stinson, 2005).
Apparence comportementale
S’attacher aux conventions, rester dans l’ombre, ne pas sortir du rang caractérisent le comportement observable des sujets évitants. Leur devise pourrait être : « Reste dans ton coin, sois modeste et, surtout, ne te fais pas remarquer. » (HorneyHorney “A, 1945) L’évitement est leur stratégie centrale et concerne donc systématiquement :
• les situations sociales d’intimité où leur « vrai moi » pourrait être découvert ;
• les comportements susceptibles d’engendrer des pensées désagréables ;
• les cognitions potentiellement pénibles.
Les sujets évitants ne paraissent pas totalement indifférents comme les patients schizoïdes, mais bien au contraire attentifs, intéressés, quoique constamment en retrait, sur leurs gardes, comme à l’affût de tout signe de rejet.
L’hésitation et l’inhibition imprègnent chaque geste de la vie quotidienne. Leur contact visuel est médiocre : ils détournent rapidement leur regard, regardent le sol, comme s’ils étaient aux aguets ou intimidés. Leur poignée de main est furtive, accompagnée d’un mouvement de recul, et donne l’impression d’une surprise qu’on puisse leur manifester un quelconque intérêt. S’ils franchissent un seuil, c’est avec un haut-le-corps d’appréhension. Ils paraissent gauches, maladroits, s’expriment avec lenteur et embarras, rougissent dès qu’on leur parle, se confondent en excuses intempestives et finissent par rester coits, figés sur le rebord d’une chaise dans une immobilité interrompue par de brefs tortillements sur leur séant ou des ébauches de mimiques aussitôt réprimées. Leur apparence est conformiste, banale, leurs vêtements sont désuets, ternes. Ils parlent rarement d’eux-mêmes ou avec embarras, et font état de leurs défauts en riant nerveusement. Bien qu’aptes à accomplir correctement leurs fonctions professionnelles, ils n’en tirent aucune gloire. Ils ont même tendance à rater volontiers des tâches accomplies précédemment sans encombre. Ils refusent les promotions professionnelles et sont terrifiés par les compliments. Ils finissent par plonger leurs interlocuteurs dans l’embarras à force de se justifier continuellement sans raison.
Conduite interpersonnelle
Le choix de la solitude, du célibat, met durablement les sujets évitants à l’abri de toute situation sociale qui risquerait de les soumettre à des jugements, des critiques ou des vexations. Ils choisissent des emplois obscurs, protégés et sans gloire qu’ils accomplissent avec une méticulosité qui les protège des remontrances. Quand ils cherchent à faire connaissance, c’est avec prudence, circonspection, non sans avoir tâté le terrain par des manœuvres d’approche prolongées. Leurs rares tentatives de contacts sociaux semblent rythmées par une valse-hésitation et, au moindre indice d’ennui ou de rejet, ils disparaissent pour se fondre dans l’anonymat qui leur tient lieu de règle de vie. Convaincus de leur insignifiance, de leur ineptie et de leur manque d’intérêt pour quiconque, ils finissent par renoncer à toute tentative de relation et se contentent de rester à la lisière de l’existence des autres qu’ils observent avec convoitise, envie puis dépit. Ils finissent par adopter une allure renfrognée ou coupable qui leur vaut des marques d’hostilité ou d’agressivité. Ils ont vocation à devenir des souffre-douleur puisqu’à force d’effacement ils finissent toujours par attirer l’attention d’un inévitable boute-en-train pour lequel ils constituent des proies faciles. Ils sont dès lors confortés dans leur certitude que toute relation sociale est potentiellement source de désagrément. Leur susceptibilité est extrême et ils confondent plaisanterie et mépris : dépourvus de sens de l’humour, ils prennent ombrage des taquineries les plus innocentes qu’ils ressentent comme des humiliations ou affectent d’en rire avec les moqueurs.
Leur vie affective n’est guère mieux lotie. Ils sont constamment séduits puis abandonnés du fait de leur gentillesse excessive, de leur serviabilité lassante, sans comprendre pourquoi ils sont si ennuyeux. Les femmes évitantes attirent les don Juan : ceux-ci savent aisément les circonvenir dans la mesure où la feinte indifférence, qui est leur tactique de séduction préférée, respecte initialement leur hantise des contacts sociaux, favorise une entrée en matière feutrée et finit par piquer irrésistiblement au vif leur amour-propre. Le choix quasi constant d’un partenaire volage ou exerçant une profession exposée à l’infidélité contient la promesse d’un rejet à ce point redouté qu’il en paraît comme programmé. Échaudés par ces liaisons malheureuses à répétition, les évitants en viennent à renoncer à toute vie affective ou sexuelle partagée.
Expression affective
L’évitement des émotions fortes et tout particulièrement des émotions pénibles ou angoissantes régit la vie psychique des sujets souffrant d’un trouble de la personnalité évitante. Leur tolérance à la frustration est, en effet, si faible qu’ils recourent à des échappatoires chaque fois qu’ils commencent à se sentir tristes, anxieux, que la dysphorie les menace.
C’est pourquoi le refuge dans la solitude leur apporte la quiétude à laquelle ils aspirent. Contrairement aux sujets souffrant de troubles de la personnalité à conduite d’échec ou de trouble de la personnalité dépendante, les sujets évitants fuient le plaisir comme la douleur, étant donné que cette dernière résulte fréquemment de la cessation du premier. Interrogées sur leurs sentiments, ils prétendent qu’ils ne ressentent rien, qu’ils n’éprouvent aucune émotion agréable ou désagréable. L’évitement émotionnel confine au déni.
Ils se réfugient volontiers dans un monde de rêveries mièvres où ils échafaudent des idylles imaginaires. Ils affectionnent les romans-photos à l’eau de rose, les magazines consacrés aux professionnels du bonheur exhibé, les films sirupeux qui finissent bien. Ils échafaudent des amours secrètes et jamais déclarées avec des collègues de travail déjà liés, voire des inconnus, croisés régulièrement dans les transports en commun. À force de fuir les sentiments pénibles, ils cultivent un isolement sentimental qui s’apparente à un isolement sensoriel. L’envie impuissante du succès des autres, le dépit et bientôt l’aigreur font place à la quiétude des rêveries sentimentales. La dépression, l’hypochondrie, les thèmes interprétatifs, voire persécutifs, prennent la relève.
Style cognitif
La distractibilité caractérise l’état psychique habituel des sujets évitants, tant la place du rêve éveillé et de l’imagination est grande et l’emporte sur les réalités de l’existence. L’hésitation qui colore tous leurs comportements et toutes leurs émotions affecte également leur organisation cognitive. L’indécision et la perplexité anxieuse modifient notablement leurs processus cognitifs qui peuvent s’embrouiller au point d’atteindre un état quasi confusionnel, spécialement dans les situations sociales embarrassantes. Ils peuvent alors perdre tous leurs moyens intellectuels et donner l’impression d’une déficience mentale, d’une pseudo-débilité. Lorsque ces situations particulièrement redoutées adviennent, elles confirment leurs pires attentes négatives. C’est le cas lors de la recherche précipitée d’informations ou d’approbations auprès de tiers qui les rabrouent (chauffeurs de taxi irascibles, employés d’administration revêches), ce qui revient à multiplier les expériences de rejet.