8. Interpréter, un acte psychanalytique
D. Bourdin
De la même manière qu’un rêve n’est interprétable que si nous disposons des associations du rêveur, l’acte interprétatif, en psychanalyse, ne se comprend que sur le fond des associations libres de l’analysant et de l’attention flottante du thérapeute. Pour le comprendre, il nous faut situer doublement l’interprétation psychanalytique, d’une part parmi l’art général de l’interprétation, d’autre part au sein de la séance analytique (ou de celle du traitement en face à face ou du psychodrame), avant d’en dégager les enjeux.
Interprétation dans la séance
Interpréter est une activité humaine universelle, intrinsèque à l’existence de la pensée et du langage. Au cours du xixe siècle, les études historiques et historico-critiques (notamment appliquées à la Bible par les exégètes du protestantisme libéral) développent systématiquement cette conscience de la nécessité d’un processus interprétatif pour déterminer les faits humains et en rendre compte. C’est donc la volonté même d’objectivité qui met en évidence combien un fait humain s’inscrit dans un contexte historique et mental précis, qui fait partie de la compréhension que l’on pourra en donner, dans une dialectique irréductible, avec les présupposés de celui qui veut ainsi dégager et comprendre un événement. La philosophie allemande du xixe siècle s’aperçoit, notamment avec Dilthey, que nous ne parlons et ne pensons, et même que nous n’avons de contact avec le monde qu’au travers du langage. Gadamer précise cette situation évidente et pourtant longtemps inaperçue (même si Platon posait déjà dans le Cratyle la question de l’être du langage) que toute pensée s’énonce sur la base de préconceptions déjà actives qui déterminent un horizon du sens. En France, c’est Ricœur qui reprend le plus directement cet héritage herméneutique (du grec herméneuo : j’interprète) et en montre l’importance pour penser la temporalité (Temps et récit, 1983 – 1985) comme pour reconnaître sa propre identité, c’est-à-dire l’altérité du rapport à soi-même (Soi-même comme un autre, 1990).
L’interprétation psychanalytique n’est cependant pas un simple cas particulier de l’herméneutique. Elle tient avant tout à la différence découverte par Freud, d’abord à propos des rêves : derrière le contenu manifeste, il est un contenu latent, révélateur de désirs et de conflits inconscients. Le rêve est un rébus, précise-t-il au début du chapitre VI de L’Interprétation des rêves (1900). Et, surtout, la relation entre chaque élément du contenu manifeste ne renvoie pas de manière univoque à un élément du contenu latent : chacun renvoie à de multiples contenus de l’autre niveau, en un très complexe réseau de relations multiples, toujours surdéterminé. C’est aussi pourquoi l’interprétation n’est jamais simple, et ce qui est prononcé pour donner sens ou proposer un sens jusque-là latent est toujours – que l’interprète en soit ou non conscient – un des multiples sens possibles des réseaux sémantiques que le rêve, le lapsus, l’acte manqué ou simplement le mouvement de la pensée associative ont suscités.
Si l’interprétation psychanalytique est un art (au sens grec d’une compétence technique qui requiert aussi un savoir-faire, une habileté), c’est qu’elle requiert deux conditions nécessaires : viser une vérité, donc être rationnelle et non arbitraire, c’est-à-dire venir de l’écoute et de la compréhension du « matériel associatif » produit par l’analysant (et non de la seule créativité du thérapeute, fût-elle brillante, ni de son savoir préalable) ; mais aussi venir au bon moment, dans un contexte qui la rende accessible et utile à celui qui la reçoit. C’est bien pourquoi une interprétation « sauvage » (c’est-à-dire prononcée hors du contexte analytique), si juste soit-elle, n’est pas réellement psychanalytique : elle est une intrusion dans la réalité psychique d’autrui, qui peut d’autant plus lui faire violence qu’il n’y a pas de cadre analytique ni de relation de transfert établie pour contenir les affects et les réactions suscités par l’interprétation. L’interprétation psychanalytique est toujours une interprétation en séance, et implique la relation transféro-contre-transférentielle.
L’acte d’interpréter intervient donc dans un cadre et dans un flux : le cadre de la relation analytique, le flux du mouvement associatif de l’analysant, en même temps que celui d’une écoute flottante qui se permet d’errer pour sentir et entendre un ensemble, sans présupposés ni tri préalable. L’interprétation vient donc trancher, opérer une coupure. C’est une saillance qui a potentiellement la possibilité de désorganiser pour réorganiser, de désorienter pour réorienter les propos ou l’atmosphère de la relation. Ainsi, lorsque cette analysante rapporte son cri de colère : « Ça suffit ! » proféré avec force contre les membres de sa famille qui la trouvaient trop critique dans l’évocation d’un grand-père décédé, puis énumère tout ce qui doit désormais changer (ça suffit de se taire, ça suffit de subir, ça suffit d’être utilisée, etc.), l’analyste reprend ses mots pour murmurer : « Les mots, ça suffit », rappelant ainsi le travail analytique venu désormais en place des passages à l’acte parfois très graves (addictions, tentatives de suicide). Ainsi, à cet homme qui voulait supprimer des séances pour partir plus souvent en week-end, ne supportant plus la ville et le quotidien, l’analyste souligne la dimension de résistance transférentielle de son projet : « Je me sens devenir étouffant », comme le furent autrefois les parents du patient.
Les enjeux de l’interprétation ne sont pas seulement la relance ou la réassurance qui permettent de se sentir entendu. Ces interventions sont parfois nécessaires, elles ne relèvent pas de l’interprétation. Celle-ci est bien le tranchant d’une altérité qui propose d’entendre autrement, ou simplement – souvent – de s’entendre vraiment. Ce n’est en principe jamais une proposition de l’analyste qui ne prendrait pas appui sur le discours du patient. Le refus de la suggestion est la première caractéristique de l’interprétation analytique. La deuxième caractéristique est qu’elle naît de l’écoute et non d’un savoir préalable. C’est bien pourquoi elle consiste souvent à faire un lien entre des éléments qui ont été énoncés par l’analysant, mais que celui-ci n’avait pas mis en rapport entre eux. Elle vise aussi à dévoiler ce qui est latent, car, si l’analyste ne sait pas plus que le patient ce que celui-ci sait sans savoir qu’il le sait, il sait que le sujet est divisé et que son discours se soutient aussi de quelque chose d’essentiel qui lui échappe, qui est demeuré ou devenu inconscient.
Les deux référents majeurs de l’interprétation analytique restent l’inconscient et la sexualité infantile. Cette dernière est le moteur caché des désirs que réactive la situation analytique, et des défenses répétitives qui se mobilisent contre ceux-ci. Je ne sais pas d’avance quel est pour cette analysante le rapport entre l’érotisation des mots et le drame ancien de l’inceste subi (« ça suffit »), mais je sais que son rapport aux hommes et l’excès d’excitation de son existence se sont érigés à partir de ce traumatisme qui a éveillé trop fort et trop tôt sa sensibilité sexuelle en même temps que ses terreurs. Je ne sais pas comment cet homme se dégagera d’une relation primaire étouffante à sa mère, mais s’il doit la fuir physiquement, elle ou l’analyste, c’est que le rapproché évoque une relation d’intimité impensable. Ce que l’analyste sait de l’existence de processus inconscient et de la force de la sexualité infantile ne donne ni réponse ni recette, simplement un éveil pour entendre ce qui resterait ininterrogé.
Questions cliniques
La réflexion de Freud l’a conduit à passer de l’interprétation des rêves à l’interprétation en séance. Celle-ci est d’abord incontestablement centrée sur les rêves, les lapsus, les actes manqués, puis sur les grands complexes : l’Œdipe et la castration. C’est que Freud cherche aussi à vérifier ses théorisations. Ainsi, consacre-t-il beaucoup d’efforts à établir à quelle date précoce l’homme aux loups (voir « L’Homme aux loups : une névrose infantile », 1918) aurait assisté à la relation sexuelle entre ses parents : c’est justifier notamment contre Jung sa conception de la sexualité infantile et de l’importance qu’y tiennent la réalité et les fantasmes construits autour de la scène primitive. Non seulement celui qui chercherait aujourd’hui à interpréter en « appliquant » les thèses freudiennes ne serait pas dans une attitude analytique, mais de plus, Freud lui-même, dès 1914, remet explicitement en cause cette conception de l’interprétation.
D’abord parce que beaucoup de patients ne retrouvent pas leurs souvenirs refoulés. Ils répètent au lieu de se remémorer (voir « Remémoration, répétition et perlaboration », 1914), et c’est ce qu’ils vivent (et font vivre à l’analyste) qui va servir de guide pour comprendre. Mais aussi parce qu’en l’absence de souvenirs directs, les « constructions » proposées par l’analyste pour rendre compte de l’histoire et de la sexualité infantile du patient, établies par la mise en rapport d’éléments de la cure, ont une effectivité tout aussi importante que les souvenirs directs (voir « Constructions dans l’analyse », 1937). L’interprétation au sens strict devient ainsi une des modalités de la construction analytique, co-créée par l’analyste et le patient au cours du travail analytique.