2. Épistémologie et modèles du fonctionnement psychique
T. Servillat
Définitions et introduction
L’épistémologie désigne l’étude critique des sciences, c’est-à-dire leur origine logique, leur valeur et leur portée. Un modèle est une représentation simplifiée d’un processus, d’un système. Le psychisme, quant à lui, est un concept d’une grande complexité, faisant partie du vocabulaire courant et dont la définition critique dépasse le cadre de cet ouvrage.
Les démarches visant à modéliser le fonctionnement psychique afin d’expliciter les fonctionnements des psychothérapies sont parvenues à l’élaboration de trois types de modèle qui représentent les trois principaux courants de la psychothérapie :
– le modèle psychanalytique ;
– le modèle cognitivo-comportemental ;
– le modèle systémique.
Avant de et pour mieux les détailler, examinons d’abord ce que l’on peut qualifier de position scientiste.
La position scientiste
La position scientiste considère que les théories sont superflues, qu’il n’y a de savoir que positif, c’est-à-dire évident. De ce fait le positivisme (qui connut, on le sait, une dérive religieuse) ne reconnaît que ce qu’il considère comme des faits, essentiellement à un niveau biologique observable. Il ne spécule pas, parle peu de psychologie, encore moins de psychothérapie. Il ne s’intéresse pas à l’épistémologie, et ne s’interroge pas non plus sur la définition de ce qu’on appelle la « réalité ». À bien des égards, c’est un matérialisme qui nie la notion de psychisme en l’assimilant à un processus biologique. En dépit de ce que l’on peut penser, le scientisme conserve de nombreux partisans.
Dogmatisme et pragmatisme
Parallèlement, la crise actuelle des idéologies amène à se questionner sur l’utilité des modèles théoriques. Nous connaissons dans notre pays – enfin, diront certains ; scandaleusement, diront d’autres – un avènement du pragmatisme en psychothérapie. L’intérêt croissant pour l’évaluation, pour ce qui est efficace amène un désintérêt relatif pour les modèles théoriques.
On peut cependant considérer qu’il est, au moins jusqu’à un certain point, indispensable de modéliser.
Les neurosciences
Les neurosciences ne fournissent pas de modèle du fonctionnement psychique mais peuvent procurer des éléments invalidant certaines constructions théoriques, surtout lorsqu’elles s’intéressent aux relations entre corps et esprit. Le neurologue Antonio Damasio (1994), notamment, a pu exposer nombre de données et expériences cliniques démontrant l’utilité des émotions dans certains actes de décision complexe, allant ainsi à l’encontre de l’opinion cartésienne.
Psychanalyse
L’épistémologie de la psychanalyse est relativement mal connue. Elle a pendant une longue période souffert de l’idée longtemps alléguée qu’il fallait être soi-même psychanalyste pour pouvoir l’étudier. Si l’on examine le parcours de Freud et ses écrits, il est cependant possible de relever un certain nombre de dimensions entrant en ligne de compte dans ses modélisations du fonctionnement psychique.
Freud (1856 – 1939) (voir portrait, p. 35) a au départ une formation de physiologiste et d’anatomiste. Il étudie ces disciplines chez Brücke, matérialiste faisant partie de l’école de Helmholtz. Il y acquiert l’idée que l’organisme humain est sous la dépendance des seules forces physicochimiques, forces qui sont à étudier et analyser sans faire d’hypothèse vitaliste (le vitalisme postule l’existence d’un principe vital immatériel). Pendant une grande partie de sa vie, Freud reste influencé et impressionné par les succès de la chimie (dont vient la notion d’analyse) et de la physique (succès du modèle hydraulique à l’origine de la théorie du refoulement pulsionnel ; lois de conservation et de transformation de l’énergie à l’origine de la théorie sur le devenir des pulsions refoulées). À la fin de sa vie, à une époque où d’ailleurs les évidences scientistes sont en crise, Freud prend certaines distances avec ces points de vue.
Freud a été partisan de Darwin qui, en travaillant sur l’évolution des espèces vivantes, fut le grand savant de son époque. De ce dernier vient la place primordiale de l’histoire du sujet dans l’approche psychanalytique tout comme celle des espèces dans la pensée darwinienne. Il en est de même pour la notion d’éclairage du présent par le passé, et également pour celle de régression. Les succès contemporains de l’archéologie (découverte du site de Troie par Heinrich Schliemann) et l’intérêt de Freud pour cette discipline ont encore rajouté à ces dimensions.
Freud s’est toujours présenté comme laïque et partisan d’un savoir positiviste, d’où sa préoccupation prééminente d’explorer le fonctionnement du psychisme humain et d’en établir des bases qui seraient scientifiques.
En contrepoint, Freud s’est intéressé de façon importante à l’hypnose, ce qui ne peut apparaître que paradoxal avec ce qui vient d’être dit. Dans la querelle entre Charcot et l’école de Nancy, il a pris parti pour le premier. De son séjour chez Charcot viennent l’idée qu’il existe des phénomènes inconscients, mais aussi celle que seuls les individus malades seraient hypnotisables. Véritablement fasciné par l’hypnose (et par Charcot), il arrête rapidement de la pratiquer, et ce pour plusieurs raisons, notamment les trois suivantes :
– l’hypnose n’étant pas possible chez tout individu (c’est en tout cas l’opinion reçue de sa fréquentation de Charcot), elle ne peut constituer un outil d’investigation scientifique ;
– l’intensité des manifestations affectives suscitées chez les patients le mettait mal à l’aise ;
– on a par ailleurs évoqué le fait que Freud n’était probablement pas un excellent hypnothérapeute et n’avait donc pas des résultats jugés satisfaisants par lui.
Sur un plan épistémologique, Freud reste bien sûr tributaire des conceptions logiques de son époque, à savoir les principes aristotéliciens d’identité (A est A), de non-contradiction (B ne peut être A et non A), et de tiers exclu (B est A ou est non A). Ces principes permettent un raisonnement par inférence qui va être très développé dans la modélisation freudienne (notamment la notion d’« appareil psychique » inférée des observations des malades).
On peut aussi citer l’influence du romantisme. Freud, homme cultivé et humaniste, s’est intéressé à la littérature et à la poésie, et on retrouve l’influence du romantisme dans l’importance accordée aux rêves. La question de l’influence du judaïsme, (douloureuse, Freud, qui s’est toujours dit laïc, ayant dû fuir le nazisme antisémite), n’est pas non plus négligeable (rapport au texte, formes et types d’humour). En revanche, l’environnement reste réduit au rôle de toile de fond, conformément à la démarche scientifique de l’époque qui cherche à isoler le sujet d’étude.
Cognitivo-comportementalisme
Comportementalisme
Le comportementalisme naît, également au xixe siècle, d’un souci d’objectivation et de connaissance, dans une démarche positiviste. Il se situe dans la continuité de Descartes et de sa vision dualiste distinguant le corps (qui peut être livré à l’investigation expérimentale) et l’âme (d’essence divine, donc ne pouvant être étudiée expérimentalement sous peine de sacrilège).
Il emprunte aussi beaucoup à l’empirisme de Locke (1632 – 1704) qui considère que nos idées ne sont pas innées ni inspirées par Dieu, mais viennent de l’expérience et sont une représentation des choses.