6. Clinique des premiers entretiens
J. Plissonneau
La relation qui deviendra le support d’une psychothérapie, peut-être d’une psychanalyse, ou simplement d’une consultation, va se nouer dès la première rencontre. C’est ce qu’on appelle le transfert et son pendant, le contre-transfert. Pour certains, l’ensemble est regroupé dans le seul transfert selon l’idée que tout ce qui s’éprouve dans la relation est apporté par le patient et est à interroger comme un symptôme (« Le contre-transfert, c’est tout ce qui est apporté par le patient et qui est refoulé par l’analyste », Lacan, 1956 – 1957). Comme on le sait, le symptôme n’est pas la « maladie », mais son expression. De même, du point de vue de la psychanalyse, concernant la psyché, les manifestations sont des représentations de la souffrance du patient, qu’elles soient physiques (maux en tous genres, atteintes de certaines fonctions, etc.) dans le comportement ou dans le mode de pensée (inhibition, angoisses, etc.).
Ainsi, dans les premiers entretiens, il va y avoir ce que le patient dit de sa souffrance (avec « preuves à l’appui »…) et ce qu’il ne dit pas mais que l’on doit entendre, repérer, y compris dans ce que cela provoque en nous, comme un dire. Ces mots cachés dans des maux ou des désordres expriment inconsciemment la douleur. Le but de ces premiers entretiens est de faire comprendre au patient qu’on entend autre chose que ce qu’il dit sans savoir et, surtout, sans interpréter quoi que ce soit qui serait purement imaginaire de notre part et d’une grande violence pour le sujet. Le but est d’ouvrir des portes et non de les fermer. C’est le temps des questions.
Dans les premiers entretiens, il me semble important de distinguer deux temps : le premier entretien en soi, avec ses spécificités selon qu’il s’agit d’un adulte, d’un enfant ou d’un adolescent, et l’ensemble des premiers entretiens avec leurs visée, contenu et durée. La première partie se veut une clinique différentielle de ces trois catégories ; il n’y a aucune recette à en tirer, chaque rencontre est à inventer. Chaque situation est différente et originale, nous obligeant sans cesse à puiser dans nos ressources pour en dégager l’essence et les ressorts en jeu.
Le premier entretien selon l’âge
Lors du premier entretien émerge une demande que nous devons entendre. Mais il importe de ne pas se cantonner à la demande manifeste en reconnaissant le malheur de la personne, ni de se contenter de donner conseils pour aller mieux ou changer. Il s’agit plutôt de dégager ce qui serait la demande latente, au sens où : « toute demande est une demande d’Amour » (Lacan, 1960).
Avec l’adulte
Ce qui paraît le plus évident est souvent ce qui cache le mieux la demande. L’adulte qui vient voir le psychanalyste ou le psychothérapeute n’est pas toujours porteur de sa demande. Il arrive très souvent qu’il relaye la demande de quelques autres : sa femme, son mari, son médecin etc. ; mais il n’a pas intériorisé cette demande et ne fait qu’y concéder. C’est tout l’intérêt du premier entretien que d’ouvrir sur la question de cette concession – au sens également de l’espace laissé à l’usage d’une famille pour y enterrer ses morts dans un cimetière… La relation thérapeutique ne peut se nouer qu’avec un sujet en présence et non par procuration.
Le cas le plus fréquent est malgré tout la plainte généralisée avec la mise en avant des symptômes ou de l’anamnèse au sens factuel – c’est-à-dire que si on l’écoute bien, il n’y a plus rien à entendre tellement l’explication est déjà là avant même de savoir où « ça fait mal » : « Mon père battait ma mère, il était alcoolique… » ; ou : « Nous étions une famille sans problème, j’adorais mon père qui aimait ma mère et ses enfants vraiment il n’y a rien à voir de ce côté ! » Tout vient alors du mari, de la femme ou d’une situation extérieure.
L’anamnèse, évoquée plus haut, est cruciale, mais elle ne prendra de l’intérêt que bien plus tard, quand elle viendra faire sens dans le récit du patient. C’est en ce sens que l’on dit parfois que tout est déjà dans le premier entretien. L’anamnèse est la trame qui permet au sujet de tisser du sens pour son histoire. Pour s’en convaincre, il faut comparer le récit de l’anamnèse d’un patient au début et à la fin d’une thérapie. En voici un exemple.
Mme X., jeune femme de 35 ans, s’adresse à moi après que la thérapeute de son fils énurétique, de 6 ans à l’époque, lui a proposé de faire sa propre démarche tant elle prenait de place dans les séances de celui-ci pour parler d’elle.
Il est évident, dans ce premier entretien, qu’elle a grand besoin de parler et de raconter comment son couple va mal. Son concubin, père de leur enfant, est un homme « infernal, qui pique des crises, est immature, ne la comprend pas », etc.
Deuxième d’une fratrie de trois, elle porte un prénom neutre qu’elle attribue à l’attente de ses parents d’un garçon, qui arrivera peu de temps après elle. Certes, ce garçon va être très investi par leur mère, mais elle aura une « tellement bonne relation » avec son père qu’elle juge alors avoir eu une enfance très satisfaisante et sans problèmes majeurs. Elle a été très éprouvée par le décès de ce père il y a une petite dizaine d’années, mais aujourd’hui, elle en « a fait son deuil ». Elle, elle est forte et responsable ; d’ailleurs, on lui a confié un poste à responsabilité dans son entreprise où ses qualités et sa fiabilité son reconnues. Non, le problème n’est pas là, il est bien dû à cet homme sans compréhension qui la rend malheureuse, et son fils avec d’ailleurs…
Devant une telle présentation du problème et sur une pente aussi propice à indiquer le mari comme bourreau, ce qui peut évidemment durer des heures, je l’interromps pour lui poser, avec grandes précautions, la question suivante : « Ditesmoi, j’entends comme la situation est difficile et douloureuse mais, si je peux me permettre, pourquoi avez-vous justement choisi cet homme-là pour en faire votre mari et faire votre enfant ? » L’effet immédiat est saisissant : elle est sidérée et me regarde comme si je ne comprenais rien à ses problèmes. Cependant, elle commence alors à raconter qu’elle l’a rencontré peu de temps après la mort de son père dont elle avait « marqué le deuil » pendant un an. Ensuite, elle avait voulu un enfant alors qu’il n’était pas prêt et, enfin, après la naissance de celui-ci, elle s’était consacrée quasi exclusivement à son fils. Le simple fait de changer de place face à son propre discours lui permet alors d’entendre que ce qu’elle doit interroger ce sont ses propres choix. Les entretiens suivants feront vite apparaître son manque de confiance en elle et l’angoisse, qu’elle combat par le contrôle et la maîtrise mais qui la débordent.
Elle débute son analyse assez rapidement pour y découvrir au long des années comment sa vie affective avait été conditionnée par son attachement à son père et le dépit envers l’amour que sa mère avait porté au petit frère, tout en disant qu’avoir un garçon était le désir du père. Mme X. avait trouvé refuge dans l’amour de son père au prix de vouloir le satisfaire en faisant « comme un garçon tout en étant une fille »… La complicité entre eux allait jusqu’aux essayages de sousvêtements pour la mère que le père faisait faire à sa fille lors d’après-midi de shopping quand elle avait 17 ans. Le choix de son concubin n’avait été au fond qu’un moyen de poursuivre sa relation particulière avec son propre père. Ses pseudo-force et maturité n’étaient au contraire que fragilité et immaturité qui la conduisaient vers l’échec et l’insatisfaction.
Il a fallu plusieurs années d’analyse pour qu’elle retrouve sa place de femme (au-delà de son divorce) en confiance, avec plaisir dans la relation amoureuse et satisfaction dans les grands aspects de sa vie. Mais tout était déjà là dans le premier entretien…
Avec l’enfant
Le premier entretien pour un enfant est un moment très important. Il n’est pas rare de ne pas avoir de suite à un premier entretien, surtout en institution. Contrairement à ce que beaucoup de jeunes étudiants et particulièrement étudiantes pensent, avant de commencer avec des enfants, il faut généralement une bonne dose d’expérience avec des adultes. Depuis Françoise Dolto, on a mesuré l’importance de considérer l’enfant comme une personne à part entière ; donc de prendre en compte ses dires, ses manifestations, ses symptômes comme un langage, comme l’expression de sa demande à lui. Cependant, la demande des parents est la première chose à laquelle on a affaire quand on reçoit un enfant. On imagine facilement combien la situation est délicate et comment il est aisé de se trouver – pour peu qu’on mette un peu trop son cœur à l’ouvrage – inquiet voire angoissé de ne pas pouvoir réparer le « trésor ». Ce serait alors être pris par la demande des parents. C’est pour cela qu’il me paraît extrêmement important de prendre le temps d’écouter les parents en présence de l’enfant et de lui demander à lui ce qu’il pense de ce que ses parents disent ; de le placer, lui, au cœur de l’entretien non pas comme objet mais comme sujet pour lequel je suis là. Je ne suis pas là au service des parents mais au service de l’enfant.
En revanche, l’anamnèse est dans ce cas de première importance, car elle situe la place de chacun à travers le récit que les parents en font : les événements, parfois bénins, mais aussi le parcours du devenir parent, les désirs du père et de la mère, leur fonction. C’est aussi à ce moment qu’on peut entendre les non-dits parfois énoncés devant l’enfant en disant qu’il ne le sait pas. Ce n’est pas l’enfant qui peut donner le texte de son histoire ; mais c’est lui qui mettra par la suite la ponctuation et les accents.
De ces deux premiers points découle, comme préalable à toute suite possible à la consultation, l’accord des parents et particulièrement du père. Il n’est pas rare de voir l’un des deux parents soit être trop menacé par une éventuelle amélioration de la situation, soit risquer d’être dépossédé d’une place majeure si elle est négligée par l’autre parent1. Dans les institutions, quand la situation est compliquée, que la demande est souvent celle de l’école et que l’enfant est manifestement en souffrance ou en risque, on peut parfois se passer de l’accord du père à partir du moment où il ne s’y oppose pas formellement.