Chapitre 9 Voies d’abord des muscles oculomoteurs
La chirurgie des strabismes porte exclusivement sur la partie antérieure, intraténonienne, et l’insertion sclérale des muscles oculomoteurs. La voie d’abord qui doit nous amener à cette « partie chirurgicale » des muscles est antérieure : elle traverse les plans qui la recouvrent, c’est-à-dire la conjonctive et la capsule de Tenon. L’incision des deux plans, le dégagement de la partie antérieure des muscles et, après le temps musculaire, la suture des plans incisés doivent se faire selon une technique précise, en conformité avec les structures anatomiques [1–3]. Leur réalisation nécessite le même soin du détail que le temps musculaire proprement dit.
À quelles exigences doit répondre la voie d’abord ?
Elle doit être simple et facile à réaliser et, en même temps, aussi peu délabrante que possible ; rien ne doit être sectionné qui ne soit utile et strictement nécessaire.
Elle doit donner un accès suffisant à l’extrémité musculotendineuse ou au muscle à opérer, afin que le temps musculaire puisse être effectué aisément.
Elle doit se prêter à une suture parfaite pour ne laisser subsister qu’une trace quasi invisible ; chacun des plans doit être reconstitué, afin de limiter autant que possible les adhérences cicatricielles.
Elle doit pouvoir être réutilisée sans difficulté, si une réintervention sur le même muscle s’avère nécessaire par la suite.
Abord d’un muscle droit
Deux voies d’abord sont possibles, l’une limbique ou rétrolimbique, l’autre trans-conjonctivo-ténonienne (figure 9.1). Ces voies laissent intacts – à l’exception de l’incision ténonienne pour la seconde – la face externe ou superficielle de la capsule de Tenon et, par voie de conséquence, l’appareil suspenseur du globe. La partie chirurgicale du muscle apparaît sous le feuillet superficiel de la capsule de Tenon, feuillet que l’on écarte pour effectuer le temps musculaire.
Fig. 9.1 Tracé des incisions conjonctivo-ténoniennes.
A. Incision limbique. B. Incision rétrolimbique. C. Incision périphérique en deux plans.
Abord par la voie limbique (encadrés 9.1 et 9.2)
L’incision limbique, connue sans doute depuis von Graefe, est pratiquée de longue date pour différentes interventions (opérations de la cataracte, du décollement de rétine ; cyclodialyse) ; elle a été proposée pour les opérations des strabismes en 1949 par Harms [4], puis en 1962 par Massin et Hudelo [5] et par Cortes [6]. Depuis lors,elle a été adoptée par de très nombreux opérateurs de strabismes [3,7–17].
Encadré 9.1 Séquence opératoire : incision limbique
L’incision1, placée en regard du muscle à opérer, doit avoir une longueur de 75 à 90° d’arc.
L’opérateur saisit la conjonctive au limbe à l’aide d’une pince à dents fines de 0,1 mm, droites ou obliques, à l’endroit qui va devenir l’une des extrémités de l’incision. La pince soulève légèrement le tissu conjonctivo-ténonien limbique, adhérent à la sclère, pour le mettre sous tension et lui imprimer un petit pli (figure 9.2A). L’incision est amorcée à la base de ce pli : à l’aide de ciseaux fins à pointes mousses, on pratique une boutonnière radiaire.
Partant de là, on décolle de proche en proche la capsule de Tenon de la sclère en direction radiaire, c’est-à-dire perpendiculairement au limbe, en engageant et en poussant les ciseaux fermés vers l’arrière au ras de la sclère, puis en écartant leurs branches ; après avoir décollé la capsule de Tenon, on prolonge l’incision vers l’arrière en sectionnant ensemble la conjonctive et la capsule sur une longueur de 6 à 10 mm (cf. infra), le centre de la pupille servant de repère pour guider les ciseaux (figure 9.2B) ; les ciseaux fins permettent d’épargner les vaisseaux sous-conjonctivaux et épiscléraux majeurs.
La pince gardant toujours sa prise limbique, la capsule de Tenon est ensuite décollée de la sclère en arrière de son insertion limbique sur une longueur égale à celle de l’incision projetée (figures 9.2C et D). L’insertion conjonctivo-ténonienne peut alors être sectionnée aux ciseaux : de manière à obtenir une désinsertion nette, la lame inférieure des ciseaux est engagée sous le plan conjonctivo-ténonien ; puis la section est effectuée en appuyant le plat des branches, l’une sur la sclère et l’autre sur la cornée. Cette désinsertion peut également être effectuée d’arrière en avant à l’aide d’une lame de bistouri engagée sous la capsule de Tenon. Certains préfèrent laisser une petite marge limbique de 0,5 à 1 mm. Ce qui importe dans ce cas, c’est l’exactitude du réajustement au moment de la suture.
On pratique enfin une deuxième incision de refend à partir de l’extrémité de l’incision limbique, en veillant à ce qu’elle soit bien radiaire (figure 9.2E).
Il est toujours souhaitable et le plus souvent possible, grâce au grossissement donné par le microscope, d’éviter de sectionner les vaisseaux sous-conjonctivaux majeurs, épiscléraux et surtout émissaires, qui saigneraient abondamment (figure 9.2F) ; à défaut, on leur applique une cautérisation douce ; on fait de même pour les fins vaisseaux limbiques qui saignent.
Fig. 9.2 Incision limbique : séquence opératoire (A à F) de l’incision en regard d’un droit médial droit.
Encadré 9.2 Séquence opératoire : abord du muscle
Pour charger le muscle sur un crochet, les ciseaux mousses sont poussés vers l’arrière, au ras de la sclère sous le volet conjonctivo-ténonien, afin d’atteindre l’espace sous-ténonien latéromusculaire : pour cela, il ne faut pas diriger les ciseaux vers l’insertion musculotendineuse elle-même, mais carrément de part et d’autre d’elle en se laissant guider par les vaisseaux ciliaires antérieurs venus des parties latérales de l’extrémité musculotendineuse et vus par transparence : il faut les contourner en passant au-delà d’eux vers l’un, puis l’autre des quadrants attenants ; de cette manière aussi, on évite de blesser ces vaisseaux (figures 9.3A et C). Aussitôt la limite postérieure de l’adhérence antérieure de la capsule de Tenon franchie, on pénètre dans l’espace sous-ténonien latéromusculaire (figures 9.3B et D, G et H) [9].
Il est dès lors possible d’engager un crochet à strabisme de 10 mm de partie portante (de 8 mm éventuellement pour le droit latéral du jeune enfant) sous l’un des côtés du muscle : si l’on veille à garder l’extrémité du crochet au contact de la sclère, le passage sous le muscle se fait sans effort [11], notamment sans accrocher le feuillet ténonien profond, ni dissocier le tendon musculaire. L’extrémité du crochet, avec son bec d’arrêt, apparaît du côté opposé du muscle. De cette manière le tendon musculaire est d’emblée entièrement et correctement chargé sur le crochet (figures 9.3E et I, F et J).
Abord par la voie latéromusculaire
La désinsertion limbique est-elle indispensable ? Selon la technique proposée par Mojon, deux incisions radiaires peuvent suffire pour l’abord des muscles droits [18] (figure 9.4). Elle consiste à :
• pratiquer à l’aide des ciseaux mousses, en partant à 3–4 mm en arrière du limbe, une incision conjonctivo-ténonienne radiaire de 6 à 8 mm de part et d’autre de l’extrémité musculotendineuse (sans jamais dépasser le bord antérieur du repli semi-lunaire du côté nasal) ;
• décoller le feuillet ténonien superficiel de la surface du muscle à l’aide des ciseaux mousses, en veillant à ne pas blesser les vaisseaux musculociliaires ;
• pénétrer dans l’espace sous-ténonien de chaque côté du muscle et engager un crochet à strabisme sous le muscle.
Il est alors possible d’effectuer un recul ou un plissement musculaire et, si l’on maîtrise la technique, de pratiquer une myopexie postérieure et même de reprendre un muscle déjà opéré. L’accès peut cependant être malcommode, voire insuffisant pour refixer la partie médiane d’un muscle reculé ou réséqué, ou fixer la partie médiane de la tête d’un plissement (cf. chapitre 10).
Abord par la voie périphérique en deux plans
L’incision périphérique en deux plans (cf. figure 9.1B) a été proposée dès 1954 par Swan et Talbot, dans le but de respecter autant que possible les rapports anatomiques normaux de la capsule de Tenon avec la conjonctive bulbaire d’une part et le globe oculaire d’autre part [19,20].
Suivant la technique de Quéré et al., l’incision conjonctivale est faite à 2 mm en dehors du repli semi-lunaire et parallèle à lui pour le droit médial (plus postérieure, l’incision devrait être plus longue et la cicatrice risquerait de rétracter le repli semi-lunaire) ou à 10 mm en arrière du limbe pour le droit latéral et à 6 à 8 mm pour les muscles droits verticaux (figures 9.5A et B) [21].
La conjonctive est ensuite décollée de la capsule de Tenon au moyen de ciseaux mousses sur une largeur de 1 à 2 mm vers l’arrière (du côté nasal, vers le repli semi-lunaire) et de 3 à 4 mm vers l’avant (cf. figures 9.5A et B).
La capsule de Tenon ainsi exposée est incisée soit :
• parallèlement au limbe et à l’incision conjonctivale, à 2 mm en arrière de l’insertion tendineuse ; elle est par conséquent décalée en avant par rapport à l’incision conjonctivale [21]. L’incision ténonienne part d’une boutonnière faite juste au-delà de l’un des bords musculaires ; de là, le feuillet ténonien superficiel est décollé du muscle à l’aide des ciseaux mousses jusqu’au bord opposé de celui-ci, puis incisé d’un seul tenant, en le soulevant à l’aide d’une pince fine afin de ne pas blesser les vaisseaux musculaires superficiels (figure 9.5C) ;
• perpendiculairement au limbe. L’incision ténonienne part d’une boutonnière radiaire en regard du milieu du muscle ; de là, elle est prolongée vers l’avant au-delà de l’insertion musculaire et vers l’arrière jusqu’à la hauteur du foramen. Cette incision a l’avantage d’épargner les vaisseaux intraténoniens et de ne pas laisser, de ce fait, de cicatrice blanche sous-conjonctivale.
La capsule de Tenon est ensuite écartée perpendiculairement à son incision ; le muscle apparaît dans son périmysium, et de part et d’autre de lui, la membrane intermusculaire. Une boutonnière est faite dans cette membrane de chaque côté du muscle, à la hauteur de l’équateur, à 2 mm du bord musculaire ; le muscle peut alors être chargé sur un crochet à strabisme passé sous lui d’une boutonnière à l’autre (figure 9.5D).
L’incision périphérique est préférable à l’incision limbique pour l’abord du droit supérieur afin d’épargner la région limbique pour l’éventualité d’une opération anti-glaucomateuse.
Quéré et al. proposent également d’inciser la conjonctive et la capsule de Tenon au bistouri électrique fin ; ce geste est rapide et évite le saignement ; les yeux opérés ne sont pas davantage enflammés dans les suites opératoires immédiates. C’est cependant un instrument à n’utiliser qu’avec précaution pour éviter d’endommager les tissus sous-jacents : il faut s’en tenir à une puissance faible, au demeurant suffisante, les tissus sectionnés ne devant jamais jaunir et encore moins brunir ; pendant l’incision, la conjonctive et la capsule de Tenon doivent être soulevées à l’aide de deux pincettes et tenues à distance du muscle sous-jacent et du globe ; enfin, le bistouri électrique assure certes l’hémostase ; mais il ne faut pas, par facilité, sectionner sous ce prétexte davantage de vaisseaux qu’il n’est strictement nécessaire et qu’on le ferait avec les ciseaux.
Dégagement du muscle
Pour dégager le muscle à partir d’une incision limbique, il faut décoller le feuillet ténonien superficiel qui le recouvre.
Le muscle étant chargé sur un crochet, le volet conjonctivo-ténonien est soulevé au moyen de la pince fine utilisée précédemment, et éventuellement d’une deuxième pince tenue par l’aide. Il adhère solidement au tendon sous-jacent à l’endroit de l’insertion sclérale de celui-ci (cf. chapitre 1). Pour parvenir dans l’espace décollable qui sépare le feuillet ténonien superficiel du muscle, il faut sectionner cette adhérence à l’aide des ciseaux mousses de l’un des bords du tendon à l’autre, légèrement à distance de l’extrémité tendineuse afin d’éviter de blesser les vaisseaux ciliaires antérieurs qui cheminent à sa surface dans le périmysium (figures 9.6A et B).
En arrière de cette adhérence capsulotendineuse antérieure, la capsule de Tenon se laisse facilement décoller du muscle jusqu’au foramen musculaire. La trame ténonienne, ténue qui unit le feuillet ténonien superficiel au muscle et qui est distendue par la traction de la ou des pinces sur le volet conjonctivo-ténonien, se laisse facilement repousser à l’aide des ciseaux. On pousse la séparation de ces deux plans plus ou moins loin, selon le type d’intervention prévu ; on sectionne au besoin les quelques travées fibroélastiques plus épaisses ; en tout état de cause, on ne peut dépasser de cette manière la limite postérieure de la zone décollable, située à environ 9 mm en moyenne en arrière de l’insertion tendineuse et correspondant à la limite antérieure du foramen musculaire (figure 9.6C).
On dégage ensuite de part et d’autre les bords du muscle en sectionnant le feuillet ténonien profond (ou ailerons musculaires) à sa jonction avec la membrane intermusculaire ; cette section, parallèle aux bords du muscle, est effectuée à 1 ou 2 mm en dehors d’eux pour ne pas risquer de déshabiller sa face profonde. Ces ailerons contiennent parfois de petits faisceaux tendineux ou musculaires, partant de la face profonde du muscle et allant s’insérer dans l’épaisseur de la membrane intermusculaire [22] ou encore des vaisseaux qu’il suffit le plus souvent de repousser (figure 9.6D).
Il est à remarquer que tout au long de l’abord et du dégagement du muscle, on aura évité de :
• toucher le muscle lui-même (à l’exception du passage du crochet en dessous de lui) ; aucun instrument acéré ou tranchant pouvant blesser le muscle, le feuillet ténonien profond sous-musculaire ou la surface sclérale n’a été utilisé ;
• faire saigner ; la membrane périmusculaire (périmysium) et les vaisseaux ciliaires antérieurs qu’elle porte, à découvert une fois le feuillet ténonien superficiel écarté, ont été laissés intacts.