7: Psychopathologie de la sphère oro-alimentaire

7 Psychopathologie de la sphère oro-alimentaire



Généralités


Autour de l’alimentation se noue l’axe d’interaction le plus précoce entre mère et enfant, axe qui constituera le noyau de référence des divers stades ultérieurs du développement. L’importance des échanges entre l’enfant et son environnement en ce qui concerne l’alimentation n’est plus à démontrer, mais la multiplicité des facteurs intervenant rend difficile l’étude de ces échanges. Nous évoquerons brièvement les facteurs qui tiennent à l’enfant lui-même, puis à la relation maternelle et à la dynamique de l’interaction, enfin à la dimension sociale et culturelle de l’alimentation.


Le nouveau-né possède un équipement neurophysiologique particulièrement bien développé dès la naissance au niveau du comportement de succion : le réflexe des points cardinaux accompagné de la rotation de la tête, le réflexe de fouissement, le réflexe de succion et de déglutition (accompagnés des tentatives de préhension des doigts) représentent une unité motrice immédiatement fonctionnelle. Il ne faudrait pas en conclure pour autant que tous les bébés présentent le même comportement face à la nourriture.


Les infirmières de maternité savent rapidement distinguer, dès les premiers repas, les « petits mangeurs » et les « gloutons ». Lorsqu’on étudie le rythme de succion de la tétine et la fréquence des arrêts, on peut aussi distinguer des nourrissons qui tètent à un rythme rapide, presque sans pause, et d’autres, dont le rythme de succion est plus lent et entrecoupé de nombreux arrêts. Il semble d’ailleurs que les garçons fassent plus souvent partie de ce second groupe (Cuckier-Memeury et coll., 1979). Mais ce comportement de succion, déjà différent d’un nouveau-né à l’autre, s’accompagne d’un ensemble de manifestations elles aussi variables. Certains bébés pleurent, s’agitent bruyamment devant ce qu’ils doivent ressentir comme une intolérable tension, d’autres paraissent attendre plus paisiblement l’arrivée de la nourriture. Certains tètent les yeux ouverts, d’autres les yeux fermés.


Quoi qu’il en soit de ces variations individuelles, il semble que d’une part la succion constitue pour le bébé un besoin en soi : lorsque le repas est pris trop vite, le bébé à tendance à prolonger le temps de succion avec ses doigts ou un autre objet ; d’autre part, l’alimentation d’un bébé ne se réduit pas au seul apaisement de la faim physiologique, mais représente le prototype des interactions humaines. Très tôt, Freud a ainsi distingué la satisfaction du besoin alimentaire lui-même (la faim) et la prime de plaisir (succion) que le nourrisson en retire, dont on pourrait schématiquement dire que la trace ontogénique en restera l’appétit. Autour de cette « prime de plaisir » s’organisent chez le bébé les premières intériorisations de relations humaines sur lesquelles s’étaieront ultérieurement les divers choix d’objets de l’enfant. Toutefois, la tendance actuelle est de considérer qu’à cette « prime de plaisir » ne participent pas uniquement la succion et la satisfaction de la faim, mais aussi l’ensemble du maniement de l’enfant (Winnicott, 2006) : contacts corporels, paroles, regards, caresses ou bercements maternels, etc., et son besoin d’attachement (Bowlby, 1978).


La succion est néanmoins le « temps fort » de cet échange et représentera le mode privilégié grâce auquel le nourrisson commence à explorer le monde qui l’environne ; en témoigne cette phase où il porte systématiquement tout à la bouche (4–5 mois à 10–12 mois).


De cet échange dont nous avons relevé jusque-là la dimension libidinale, il ne faut pas croire que l’agressivité soit exclue. Engloutir, faire disparaître, supprimer, est déjà un mouvement agressif, et même si nous devons accueillir avec prudence l’hypothèse de fantasme agressif précocissime dirigé contre le sein maternel (M. Klein), il n’en reste pas moins que nourrir un bébé, c’est aussi faire disparaître l’état de tension, l’appétence antérieurs. Si l’échange alimentaire n’a pas été fructueux, la disparition de ce besoin risque d’être ressentie par le bébé comme une perte, une menace : tous les auteurs décrivent les bébés qui ont des coliques du troisième mois (cf. chap. 17) ou une anorexie précoce comme des bébés vifs, actifs, toniques, etc. On peut se demander si, précisément, l’état de réplétion postprandial ne constitue pas pour ceux-ci une menace potentielle. L’agressivité liée à l’incorporation devient claire à la phase sadique orale (cf. chap. 2, Freud et les premiers psychanalystes) comme en témoigne le plaisir des petits enfants à mordiller et même à mordre franchement (12–18 mois).


Nous ne reprendrons pas ici l’étude de l’évolution de l’oralité ; mais il importe d’en souligner les diverses significations avec l’âge et les stades libidinaux et agressifs. Nous ne ferons que présenter brièvement en fin de paragraphe ce qu’André Bullinger propose comme développements récents concernant l’oralité car ces propositions sont susceptibles d’éclairer certaines psychopathologies complexes du développement de l’oralité.


L’attitude de la mère est fonction à la fois du comportement de son nouveau-né, de ses propres affects face à l’oralité, mais aussi de sa capacité d’apprentissage ou d’accordage aux situations nouvelles. Ainsi l’équipe d’Irène Lézine a montré qu’au cours des premiers biberons, « peu de mères primipares trouvent d’emblée de façon souple et adroite, les gestes qu’il faut faire pour tenir le bébé, le manipuler, le calmer et satisfaire ses besoins de façon immédiatement gratifiante » (Cuckier-Memeury et coll., 1979). Au début leur rythme d’alimentation, les arrêts et reprises qu’elles imposent ne correspondent pas au rythme propre du bébé. Le plus souvent, vers le quatrième jour environ, se produit une sorte d’adaptation réciproque, la mère primipare prenant conscience de son nourrisson comme tel, et exprimant le sentiment d’être mieux capable de s’occuper de l’enfant. Cette adaptation réciproque se produit beaucoup plus rapidement chez les secondipares.


Outre ce processus d’harmonisation réciproque, les mères réagissent différemment en fonction des manifestations de l’enfant : les unes semblent effrayées de l’avidité de celui-ci, les autres en sont fières. Inversement, certaines mères peuvent exprimer la crainte qu’une succion lente et interrompue ne soit l’indice de difficultés alimentaires futures. Ces diverses attitudes que l’enfant éveille proviennent à l’évidence des propres fantasmes inconscients ou préconscients de la mère, fantasmes dont la réactivation risque d’entraîner la dyade mère–enfant dans une situation dysharmonieuse pour l’un comme pour l’autre. En effet, l’un des principaux apports de l’étude des interactions précoces est d’avoir insisté sur l’importance de la synchronie et de l’harmonie entre partenaires (Feldman, 2007).


La société enfin intervient elle aussi de façon tout à fait privilégiée dans l’échange alimentaire mère–enfant. Notre propos n’est pas de nous étendre ici sur l’ensemble du symbolisme culturel lié à l’alimentation, ni sur le rôle social toujours fondamental du repas. Dans la relation entre le bébé et sa mère, à la variabilité des conduites citées ci-dessus, la puériculture a longtemps répondu par une pression monomorphe où le pôle diététique (qualité et quantité des aliments) était outrageusement privilégié par rapport au pôle relationnel. De nos jours, la tendance serait plutôt inverse, et avec l’alimentation à la demande le risque est plus de laisser la jeune mère complètement désarmée face à ses craintes et fantasmes concernant l’alimentation sans le guide rassurant que constituaient les conseils et recommandations diététiques.


Nous terminerons cette brève introduction par une présentation des travaux d’André Bullinger. Le développement sensori-moteur se conçoit dans sa perspective comme une suite d’étapes qui s’emboîtent en suivant un axe céphalo-caudal. Elles aboutissent à la maîtrise d’espaces corporels : l’espace utérin, l’espace oral, l’espace du buste, l’espace du torse et l’espace du corps en déplacement (cf. chap. 5 et tableau 5.1). Nous détaillons ici l’espace oral. La bouche est le premier moyen instrumental qui permet à l’enfant d’explorer. Cette capacité exploratoire s’articule avec celle de la succion qui assure la fonction nutritive. Ces activités au niveau de la sphère orale procurent du plaisir et participent par la suite à la mise en place de la bouche comme zone érogène. La satiété permet d’accéder au premier sentiment de contenance et les notions de limites entre le dedans et le dehors se mettent en place à partir de ces expériences orales. Au niveau sensori-moteur, l’espace oral fait intervenir la sensibilité profonde et les signaux tactiles. Ceux-ci donnent des informations pour s’adapter à la nature et à la texture des aliments. Mettre en bouche et explorer doivent donc se coordonner pour que l’espace oral se constitue comme un outil et assure la fonction nutritive. L’alimentation s’inscrit dans une chronologie d’événements qui composent la chaîne hédonique de l’alimentation (aspects narratifs) où interviennent, entre autres, la posture, l’olfaction, la succion, la déglutition et la satiété. Les difficultés alimentaires ne relèvent pas toujours de la quantité d’aliments ingérés mais peuvent porter sur la façon dont les aliments sont mis en bouche.


Nous étudierons maintenant l’anorexie du nourrisson, les obésités et certaines conduites alimentaires aberrantes. La colique idiopathique du troisième mois, les vomissements psychogènes, le mérycisme seront envisagés dans le chapitre consacré aux troubles psychosomatiques (cf. chap. 17). Nous n’aborderons pas ici l’anorexie mentale des jeunes filles (cf. chap. 6 : Marcelli D, Braconnier A. Adolescence et psychopathologie. 7e éd. Masson ; 2008).



Étude psychopathologique



Anorexie du second trimestre


Cette anorexie survient le plus souvent entre 5 et 8 mois. Elle apparaît soit progressivement, soit brutalement, parfois à l’occasion d’un changement de régime alimentaire : sevrage ou ablactation (d’où le terme « anorexie du sevrage »), introduction de morceaux, etc. Classiquement, il s’agit d’un nourrisson vif, tonique, éveillé, manifestant de la curiosité pour l’entourage, en avance dans son développement. Très vite ce refus de nourriture, plus ou moins total, suscite une réaction anxieuse de la mère ; apparaît alors tout un manège dont le but est de faire manger l’enfant : on tente de le distraire, de jouer, de le séduire, on attend qu’il soit somnolent, ou au contraire on l’attache, lui fixe les mains, tente d’ouvrir sa bouche de force. Inéluctablement, l’enfant sort victorieux du combat, la mère épuisée et vaincue. Famille ou amis sont réquisitionnés pour donner conseils et avis dont la divergence ne fait qu’accroître l’anxiété maternelle.


Cette anorexie est isolée, le nourrisson continue à grandir et souvent à grossir. Il est rare que l’anorexie soit si profonde qu’elle entraîne une cassure de la courbe de poids, puis de la courbe staturale. Une constipation peut l’accompagner. Une appétence vive pour les liquides compense souvent l’anorexie envers les solides. Il n’est pas rare enfin que cette anorexie soit centrée sur la relation à la mère, et que le nourrisson mange parfaitement avec toute autre personne (nourrice, puéricultrice de la crèche, grand-mère, etc.). La mère ressent cette conduite comme un refus directement centré sur elle, est angoissée, contrariée dès l’approche du repas, n’a plus la disponibilité nécessaire.


L’évolution permet de distinguer deux formes (Kreisler et coll., 1974).




Anorexie mentale grave


Elle ne diffère en rien, au début, de la précédente. Mais soit parce que la réaction anorectique de l’enfant est profondément inscrite dans son corps, soit que l’attitude maternelle ne soit pas susceptible de changement, le comportement anorectique persiste. D’autres troubles peuvent apparaître : difficultés de sommeil, colères intenses, spasme du sanglot, etc. Face à la nourriture l’enfant marque soit un total désintérêt, soit une opposition vive. Dans ce dernier cas les repas constituent de véritables assauts entre une mère qui tente d’utiliser toutes les ruses pour introduire un peu de nourriture dans la bouche de l’enfant (séduction, chantage, menace, coercition, etc.) et un enfant qui se débat, crache, en projette dans tous les sens, renverse son assiette, etc.


Ce comportement anorectique peut être entrecoupé de périodes pendant lesquelles l’enfant mange mieux, tout en se montrant capricieux : uniquement des aliments sucrés, ou des laitages, ou des légumes, etc. Les vomissements sont fréquents, ponctuant les quelques repas qu’il a daigné prendre. Dans ces conditions un retentissement somatique se produit. L’enfant devient pâle, d’allure chétive sans toutefois développer de véritable maladie. Le poids stagne, la courbe de croissance pondérale s’infléchit puis se casse.


Longtemps les parents sont à la recherche d’une origine organique qui est rare (cardiopathie, malabsorption digestive, infection, encéphalopathie ou tumeur cérébrale) et qui ne s’accompagne pas du même contexte psychologique.

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 7: Psychopathologie de la sphère oro-alimentaire

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access