7 Psychopathologie de la sphère oro-alimentaire
Généralités
Quoi qu’il en soit de ces variations individuelles, il semble que d’une part la succion constitue pour le bébé un besoin en soi : lorsque le repas est pris trop vite, le bébé à tendance à prolonger le temps de succion avec ses doigts ou un autre objet ; d’autre part, l’alimentation d’un bébé ne se réduit pas au seul apaisement de la faim physiologique, mais représente le prototype des interactions humaines. Très tôt, Freud a ainsi distingué la satisfaction du besoin alimentaire lui-même (la faim) et la prime de plaisir (succion) que le nourrisson en retire, dont on pourrait schématiquement dire que la trace ontogénique en restera l’appétit. Autour de cette « prime de plaisir » s’organisent chez le bébé les premières intériorisations de relations humaines sur lesquelles s’étaieront ultérieurement les divers choix d’objets de l’enfant. Toutefois, la tendance actuelle est de considérer qu’à cette « prime de plaisir » ne participent pas uniquement la succion et la satisfaction de la faim, mais aussi l’ensemble du maniement de l’enfant (Winnicott, 2006) : contacts corporels, paroles, regards, caresses ou bercements maternels, etc., et son besoin d’attachement (Bowlby, 1978).
De cet échange dont nous avons relevé jusque-là la dimension libidinale, il ne faut pas croire que l’agressivité soit exclue. Engloutir, faire disparaître, supprimer, est déjà un mouvement agressif, et même si nous devons accueillir avec prudence l’hypothèse de fantasme agressif précocissime dirigé contre le sein maternel (M. Klein), il n’en reste pas moins que nourrir un bébé, c’est aussi faire disparaître l’état de tension, l’appétence antérieurs. Si l’échange alimentaire n’a pas été fructueux, la disparition de ce besoin risque d’être ressentie par le bébé comme une perte, une menace : tous les auteurs décrivent les bébés qui ont des coliques du troisième mois (cf. chap. 17) ou une anorexie précoce comme des bébés vifs, actifs, toniques, etc. On peut se demander si, précisément, l’état de réplétion postprandial ne constitue pas pour ceux-ci une menace potentielle. L’agressivité liée à l’incorporation devient claire à la phase sadique orale (cf. chap. 2, Freud et les premiers psychanalystes) comme en témoigne le plaisir des petits enfants à mordiller et même à mordre franchement (12–18 mois).
Outre ce processus d’harmonisation réciproque, les mères réagissent différemment en fonction des manifestations de l’enfant : les unes semblent effrayées de l’avidité de celui-ci, les autres en sont fières. Inversement, certaines mères peuvent exprimer la crainte qu’une succion lente et interrompue ne soit l’indice de difficultés alimentaires futures. Ces diverses attitudes que l’enfant éveille proviennent à l’évidence des propres fantasmes inconscients ou préconscients de la mère, fantasmes dont la réactivation risque d’entraîner la dyade mère–enfant dans une situation dysharmonieuse pour l’un comme pour l’autre. En effet, l’un des principaux apports de l’étude des interactions précoces est d’avoir insisté sur l’importance de la synchronie et de l’harmonie entre partenaires (Feldman, 2007).
Nous terminerons cette brève introduction par une présentation des travaux d’André Bullinger. Le développement sensori-moteur se conçoit dans sa perspective comme une suite d’étapes qui s’emboîtent en suivant un axe céphalo-caudal. Elles aboutissent à la maîtrise d’espaces corporels : l’espace utérin, l’espace oral, l’espace du buste, l’espace du torse et l’espace du corps en déplacement (cf. chap. 5 et tableau 5.1). Nous détaillons ici l’espace oral. La bouche est le premier moyen instrumental qui permet à l’enfant d’explorer. Cette capacité exploratoire s’articule avec celle de la succion qui assure la fonction nutritive. Ces activités au niveau de la sphère orale procurent du plaisir et participent par la suite à la mise en place de la bouche comme zone érogène. La satiété permet d’accéder au premier sentiment de contenance et les notions de limites entre le dedans et le dehors se mettent en place à partir de ces expériences orales. Au niveau sensori-moteur, l’espace oral fait intervenir la sensibilité profonde et les signaux tactiles. Ceux-ci donnent des informations pour s’adapter à la nature et à la texture des aliments. Mettre en bouche et explorer doivent donc se coordonner pour que l’espace oral se constitue comme un outil et assure la fonction nutritive. L’alimentation s’inscrit dans une chronologie d’événements qui composent la chaîne hédonique de l’alimentation (aspects narratifs) où interviennent, entre autres, la posture, l’olfaction, la succion, la déglutition et la satiété. Les difficultés alimentaires ne relèvent pas toujours de la quantité d’aliments ingérés mais peuvent porter sur la façon dont les aliments sont mis en bouche.
Nous étudierons maintenant l’anorexie du nourrisson, les obésités et certaines conduites alimentaires aberrantes. La colique idiopathique du troisième mois, les vomissements psychogènes, le mérycisme seront envisagés dans le chapitre consacré aux troubles psychosomatiques (cf. chap. 17). Nous n’aborderons pas ici l’anorexie mentale des jeunes filles (cf. chap. 6 : Marcelli D, Braconnier A. Adolescence et psychopathologie. 7e éd. Masson ; 2008).
Étude psychopathologique
Anorexie du second trimestre
L’évolution permet de distinguer deux formes (Kreisler et coll., 1974).
Anorexie mentale grave
Elle ne diffère en rien, au début, de la précédente. Mais soit parce que la réaction anorectique de l’enfant est profondément inscrite dans son corps, soit que l’attitude maternelle ne soit pas susceptible de changement, le comportement anorectique persiste. D’autres troubles peuvent apparaître : difficultés de sommeil, colères intenses, spasme du sanglot, etc. Face à la nourriture l’enfant marque soit un total désintérêt, soit une opposition vive. Dans ce dernier cas les repas constituent de véritables assauts entre une mère qui tente d’utiliser toutes les ruses pour introduire un peu de nourriture dans la bouche de l’enfant (séduction, chantage, menace, coercition, etc.) et un enfant qui se débat, crache, en projette dans tous les sens, renverse son assiette, etc.