Chapitre 6 Anesthésie
La plupart des interventions oculomotrices sont effectuées sous anesthésie générale, principalement en raison du jeune âge de la majorité des patients et de l’importance de l’immobilité de ceux-ci durant l’opération [1], mais elles le sont également pour le parti qu’il est possible de tirer des données peropératoires. Certaines interventions peuvent également se pratiquer sous anesthésie locorégionale ou topique et sous-conjonctivale : la présence d’un anesthésiste n’en reste pas moins indispensable au vu des répercussions cardiaques que peut entraîner la manipulation des muscles oculomoteurs.
Quelle que soit la technique choisie, les prérequis fondamentaux de l’anesthésie pour toute opération ophtalmologique peuvent être résumés dans la liste suivante [2] :
Le risque anesthésique, si minime soit-il, n’est jamais nul ; la morbidité et la mortalité liées à l’anesthésie sont devenues très rares ; un accident anesthésique n’en est que plus dramatique pour les patients et leur famille, s’il survient. De ce fait, la répétition des actes opératoires doit être évitée dans la mesure du possible.
Choix de l’anesthésie
Le choix du mode et de la technique d’anesthésie doit tenir compte des données suivantes :
• état du patient, ses préférences et sa capacité à collaborer et rester immobile durant toute l’intervention ;
• technique chirurgicale, durée et éventuels ajustements postopératoires immédiats, utilité des données peropératoires pour optimiser le résultat postopératoire (cf. chapitre 7).
Anesthésie générale
C’est la technique la plus utilisée à tout âge :
• elle est la seule possible pour les enfants et les patients anxieux ou claustrophes, ne comprenant pas la langue parlée ou peu collaborants, de même que pour les personnes souffrant d’orthopnée ou incapables d’éviter certains mouvements involontaires (tremblements, toux) ;
• elle est préférable pour une intervention associant plusieurs actions et/ou portant sur les deux yeux, une intervention sur le muscle oblique supérieur, une myopexie postérieure de Cüppers, une réintervention potentiellement difficile et/ou portant sur plus d’un muscle, ou une intervention pour nystagmus ;
• elle est nécessaire pour : l’évaluation des forces musculaires passives par le biais de la position des yeux sous anesthésie, la mesure de l’extensibilité musculaire et le calcul de la différentielle d’extensibilité (cf. chapitre 7).
Anesthésie locorégionale
• Elle peut être proposée (mais jamais imposée) à des adolescents ou à des adultes collaborants, si l’intervention se limite à un ou deux des muscles droits, à l’oblique inférieur ou à la partie antérieure du tendon de l’oblique supérieur, et si l’état de santé du patient permet à celui-ci de maintenir et de supporter l’immobilité sur la table d’opération pendant la durée de l’intervention.
• Pour certains malades souffrant de multiples co-morbidités, elle représente une alternative sûre à l’anesthésie générale dont elle partage certains buts : akinésie du globe oculaire, analgésie et diminution de la pression intraoculaire.
• Elle peut être suffisante, mais n’est pas dénuée d’inconvénients et de risques.
Elle peut aussi s’associer à une anesthésie générale et conférer les bénéfices suivants :
diminution des besoins en anesthésiques généraux et notamment des opiacés intraveineux (en partie responsables des nausées et vomissements postopératoires) ;
analgésie per- et postopératoire ;
blocage (atténuation) du réflexe oculocardiaque et par là même une possible diminution des nausées et vomissements postopératoires [3].
Anesthésie topique seule ou associée à une anesthésie sous-conjonctivale ou sous-ténonienne [4]
Elle remplace le plus souvent aujourd’hui l’anesthésie locorégionale.
• Elle peut être proposée dans les mêmes conditions que l’anesthésie locorégionale et, a fortiori, pour une intervention simple et de courte durée ou lors d’ajustements de sutures ou de petits gestes complémentaires. Ses indications doivent être soigneusement pesées.
• Lorsqu’elle est possible, elle a plusieurs avantages : elle comporte moins de risques per- et péri-opératoires que l’anesthésie générale ou locorégionale ; l’effet opératoire peut au besoin être ajusté au cours même de l’intervention ; le temps de récupération postopératoire est plus court [4].
• Toutefois, elle a aussi des inconvénients : comme l’anesthésie locorégionale, elle limite la liberté opératoire et prive l’opérateur des données peropératoires relatives aux forces musculaires passives.
Préparation à l’intervention
Consultation anesthésique préopératoire
La consultation anesthésique préopératoire est une étape primordiale pendant laquelle des éléments très importants doivent être abordés entre le médecin anesthésiste et le patient ou sa famille, au cas où il s’agit d’un enfant mineur ou d’une personne incapable de discernement.
Bilan anesthésique
• les antécédents médicaux et chirurgicaux ;
• les antécédents anesthésiques du patient et de sa famille ;
• le traitement médicamenteux associé ;
À ce stade, l’anamnèse vise essentiellement à détecter des problèmes cardiaques, respiratoires, hématologiques (dont les coagulopathies) et l’éventuelle présence d’un reflux gastro-œsophagien. Il est maintenant largement admis qu’une anamnèse bien dirigée a plus de valeur que des examens de laboratoire demandés de routine ; ceux-ci n’améliorent pas la sécurité du patient ; ils n’offrent en outre aucune protection légale [5,6].
L’ensemble de ces informations permet de détecter et de corriger d’éventuels problèmes médicaux mal compensés ou héréditaires (bronchite ou infection des voies respiratoires supérieures en cours, hyperthermie maligne, etc.), de demander des examens complémentaires ciblés et ensuite de classer le patient selon l’échelle de risque anesthésique ASA – American Society of Anesthesiologists (tableau 6.1).
ASA I | Patient en bonne santé |
ASA II | Patient avec pathologie systémique compensée, sans limitation fonctionnelle (HTA traitée) |
ASA III | Patient avec pathologie systémique compensée, mais avec une certaine limitation fonctionnelle (angor d’effort stable) |
ASA IV | Patient avec pathologie systémique présentant une menace permanente pour la santé (angor instable, insuffisance cardiaque décompensée) |
ASA V | Patient moribond avec décès probable dans les 24 heures avec ou sans chirurgie |
Il appartient à l’anesthésiste de demander, si nécessaire, que l’intervention soit différée ou que certains traitements soient au préalable suspendus ou ajustés (asthme mal compensé, par exemple). En cas d’infection ORL en cours (circonstance fréquente en période hivernale), l’intervention doit être repoussée de 3 semaines au moins.
Entretien
La consultation anesthésique préopératoire est en même temps le moment de fournir au patient une information aussi complète que possible sur les bénéfices et les complications de l’anesthésie proposée, sur les alternatives possibles s’il y en a, et de recueillir son consentement éclairé après avoir répondu à toutes ses questions. C’est aussi l’occasion, s’il le souhaite, de lui remettre des documents résumant les principaux éléments concernant l’anesthésie dont il va bénéficier.
Jeûne préopératoire
Habituellement, la prise de solides est suspendue 6 heures avant le début de l’intervention afin de limiter le risque de régurgitation et d’inhalation du contenu gastrique au moment de l’induction de l’anesthésie [7].
La prise de liquides clairs (eau, sirop, thé sucré sans lait) est autorisée jusqu’à 2 heures avant l’anesthésie ; leur prise n’affecte pas le volume gastrique et améliore grandement le confort des patients [8].
Il faut savoir que certains facteurs (douleur, anxiété, opiacés, diabète, grossesse après 14 semaines d’aménorrhée, hypothyroïdie) ralentissent la vidange gastrique et que ces patients doivent toujours être considérés comme ayant un estomac plein, même après 6 heures de jeûne. De même la présence d’une pathologie de reflux gastro-œsophagien ou des antécédents de chirurgie bariatrique imposent une séquence spéciale d’induction (induction à séquence rapide) pour l’anesthésie générale, afin de protéger au plus vite les voies aériennes contre une possible régurgitation passive.
Prémédication
Le but essentiel de la prémédication est de diminuer l’anxiété, ce qui permet une induction anesthésique plus douce et rapide, en particulier chez l’enfant de plus de 1 an. On privilégie la voie orale et il faut qu’elle soit donnée suffisamment tôt (30 à 40 minutes avant l’intervention), afin d’être efficace au moment de l’arrivée au bloc opératoire et de la séparation d’avec les parents.
La prémédication associe le plus souvent un agent anxiolytique (généralement une benzodiazépine) et une crème à base de lidocaïne sur les mains (crème EMLA) pour les enfants en prévision d’une ponction veineuse indolore. Actuellement, l’utilisation du midazolam devient un sujet de controverse en raison, notamment, d’une possible augmentation des troubles du comportement postopératoire chez les enfants prémédiqués avec cet agent [9]. Une approche par l’hypnose est également une alternative possible, si l’anesthésiste possède l’expérience et la formation requises.
Anesthésie
Standards minimaux de surveillance (monitoring anesthésique)
Pour toute anesthésie, même locale, le patient doit avoir une canule veineuse perméable en place et doit être monitoré par un ECG, une mesure non invasive de la tension artérielle et une oxymétrie de pouls. Ce monitorage doit répondre aux recommandations ou exigences des sociétés nationales d’anesthésie.
Anesthésie générale
L’anesthésie générale comporte schématiquement trois phases qui se suivent :
• l’induction : perte de conscience, relaxation musculaire, analgésie ;
• l’entretien : maintien des fonctions vitales, de la perte de conscience, de l’analgésie et de la relaxation musculaire ;
• le réveil : retour progressif de la conscience, du tonus musculaire, de la respiration spontanée et des réflexes protecteurs des voies aériennes (toux, déglutition).
Induction de l’anesthésie
La phase d’induction, comme celle du réveil, représente un moment délicat. À la perte de conscience, s’ajoutent la disparition des réflexes protecteurs des voies aériennes (avec risque de régurgitation et de broncho-aspiration en cas d’estomac plein), l’apnée, des modifications hémodynamiques (hypotension) et l’apparition possible de phénomènes indésirables tels que hoquet, laryngospasme ou bronchospasme. C’est aussi le moment où des gestes délicats comme l’intubation ou l’insertion du masque laryngé sont réalisés.
L’induction peut être réalisée au moyen d’agents intraveineux ou par des anesthésiques volatils administrés par inhalation (figure 6.1). Cette dernière technique est souvent pratiquée en pédiatrie, car elle permet la pose de la voie veineuse une fois l’enfant endormi, mais respirant spontanément.
Les contraintes liées à la proximité du champ opératoire avec les voies aériennes supérieures imposent l’intubation trachéale après administration de curare ou la pose d’un masque laryngé, afin que tout au long de l’intervention le contrôle de la ventilation puisse être assuré.
La relaxation musculaire est nécessaire pour réaliser des gestes comme l’intubation endotrachéale ; elle l’est également pour évaluer les forces musculaires passives et ajuster au besoin le dosage opératoire (cf. chapitre 7). Elle est assurée par les curares et parfois également par des agents volatils halogénés.
Les curares non dépolarisants complètent la relaxation musculaire ; ils permettent de ce fait une interprétation plus juste des données peropératoires [2] (cf. chapitre 7). En revanche, la succinylcholine (curare dépolarisant) perturbe durant environ 15 à 20 minutes les données, même si son action est de plus courte durée et la récupération de la relaxation musculaire plus rapide que pour les autres groupes musculaires. La richesse innervationnelle des muscles oculomoteurs (cf. chapitre 1) leur confère en effet une sensibilité augmentée à l’action des curares.