Chapitre 5 Bilan strabologique préopératoire (aspects techniques)
Le temps opératoire, pour essentiel qu’il soit, n’est qu’un moment du traitement d’un strabisme ; il a été précédé et préparé par le traitement médical approprié et est suivi de l’accompagnement postopératoire pendant une durée indéfinie (cf. chapitres 18 à 21).
Lorsque le moment est venu, le plan opératoire est élaboré sur la base du bilan préopératoire, effectué au cours de la semaine précédant l’intervention. Il l’est par l’opérateur qui réalise l’acte opératoire et qui en assume par conséquent la responsabilité, qu’il soit l’ophtalmologiste traitant du patient ou qu’il intervienne à la demande de l’ophtalmologiste traitant, mais non chirurgien (dont la qualité des soins n’est pas pour autant mise en doute).
Ce bilan est également l’occasion de reprendre, à la veille de l’opération, le dialogue avec le patient ou ses parents, de lui ou leur rappeler la manière dont l’intervention va se dérouler, de répondre à de nouvelles questions, d’obtenir son ou leur consentement, et de prévoir, dès ce moment, les soins et le suivi postopératoires.
Bilan clinique préopératoire
La plupart des cliniques ou centres de strabologie utilisent, pour consigner le bilan préopératoire une feuille de notation des données convenant à toutes les formes de déséquilibres oculomoteurs (que ce soit ou non en vue d’une base de données informatisée). Selon la forme particulière de chaque cas, certaines données y prennent plus ou moins d’importance ; cela n’empêche pas qu’une telle feuille a l’avantage d’offrir une meilleure vue d’ensemble, d’éviter d’éventuels oublis, et de faciliter la synthèse et la prise de décision.
Ce que l’opérateur doit savoir du sujet qu’il va opérer
L’opérateur, connaissant le type du trouble oculomoteur (strabisme concomitant, strabisme paralytique, strabisme myogène, nystagmus) dont est atteint celui qu’il s’apprête à opérer, doit en outre avoir présent à l’esprit la forme et les données propres à ce patient (figure 5.1) (pour les détails, cf. chapitres 18 à 21)
• les données sensorimotrices :
Ce dont l’opérateur doit s’assurer
Toute opération oculomotrice doit être préalablement préparée ; en d’autres termes, le « terrain » moteur et sensoriel doit être préparé, dans toute la mesure du possible, à ce que seront les conditions postopératoires escomptées, afin d’optimiser le résultat fonctionnel. Les modalités de cette préparation diffèrent selon la forme du déséquilibre oculomoteur ; elle peut être plus ou moins longue (tableau 5.1) (pour les détails, cf. chapitres 18 à 21). Il appartient à l’opérateur de s’assurer qu’elle a été effectuée et d’évaluer le résultat qui a pu être atteint.
Type de déséquilibre oculomoteur | Préparation préopératoire | Durée de la préparation préopératoire |
---|---|---|
Strabisme concomitant à potentialités binoculaires anormales | Récupération de l’iso-acuité, de l’alternance et du jeu musculaire | Peut prendre 6 à 24 mois |
Strabisme concomitant potentiellement normosensoriel | Port de la compensation prismatique totale | 2 mois avant l’intervention |
Strabisme paralytique | Compensation prismatique optimale lorsqu’elle est possible | 1 à 2 mois avant l’intervention |
Strabisme myogène | Compensation prismatique à titre de correction d’essai | Au cours du mois précédent l’intervention |
Nystagmus congénital | Compensation prismatique du torticolis ou test de la mise en divergence artificielle | 1 à 2 mois avant l’intervention |
Ce que l’opérateur doit vérifier
Même s’il a effectué lui-même les bilans antérieurs, l’opérateur vérifie une fois encore les données primordiales pour l’élaboration du plan opératoire (tableau 5.2). Qu’a-t-il à passer en revue ?
Observer le comportement spontané du sujet en vision de loin et de près
Avant toute autre démarche diagnostique, il est nécessaire d’observer l’attitude spontanée du sujet :
• adopte-t-il une position de torticolis, même légère ?
• s’il présente une déviation strabique, de quel sens est-elle (en notant au passage l’existence d’un angle κ) ?
• fixe-t-il préférentiellement de l’un des yeux, peut-il fixer spontanément de l’œil dominé, ou alterne-t-il ?
• l’éventuel torticolis change-t-il avec le changement d’œil fixateur ?
• la déviation est-elle spontanément variable ?
• existe-t-il un nystagmus manifeste, permanent ou intermittent ?
• quelles sont les conséquences visibles du strabisme compte tenu d’un éventuel angle κ, de la conformation générale du visage, de la disposition et de l’ouverture des fentes palpébrales ?
On mesure le torticolis éventuel selon ses trois axes à l’aide d’un torticolomètre (figure 5.2).
Déterminer l’angle de base (avec la correction optique totale de l’amétropie)
Quels sont le ou les angles cibles (target angles dans la littérature anglophone) qu’il convient de corriger ? Le terme d’angle cible est récent, mais recouvre en fait un concept qui, sous des appellations différentes, est ancien ; il dérive de celui d’angle de base introduit par Bielschowsky.
L’angle de base, au sens que lui a donné Bielschowsky, correspond « à l’angle (avant tout horizontal) mesuré en vision de loin, avec la correction optique totale, sous dissociation de la vision binoculaire » (sens qu’il garde en allemand) [1]. Bielschowsky y voyait à la fois l’angle de référence du strabisme (qu’il a nommé « position de repos relatif ») et, partant, l’angle de base de la correction chirurgicale, c’est-à-dire l’angle cible.
Ce que nous désignons aujourd’hui sous le terme d’angle de base d’un strabisme, quels qu’en soient le type et la forme, est l’angle qui, en vision de loin, résulte du seul déséquilibre de la vergence tonique ou de la seule limitation neurogène ou mécanique de la motilité, sans dissociation, c’est-à-dire sans interruption de la fusion, mais en l’absence d’intrusion des vergences accommodative et de proximité).
L’angle de base, ainsi redéfini, reste l’angle de référence (et par conséquent la position de repos relatif, selon l’expression de Bielschowsky) et celui que la chirurgie conventionnelle de recul et de plissement musculaire doit corriger, « la normalisation de la position de repos relatif dans toutes les directions du regard et pour toutes les distances de fixation est le but essentiel de tout traitement », selon les termes de Kaufmann [1].
Distance
La distance requise pour l’examen oculomoteur doit être respectée. Elle est de :
• 50 m pour la fixation de loin (« le loin orthoptique »),
• 5 m (distance à considérer comme une distance intermédiaire) ;
• 30 cm pour un adulte, 25 cm pour un enfant pour la fixation de près ; la déviation mesurée dans le regard de 15° environ vers le bas correspond à la position physiologique de la vision de près ; c’est pourquoi elle prévaut sur celle mesurée dans le regard horizontal.
Angle minimum
L’angle minimum est évalué, œil droit et œil gauche fixant, sousécran unilatéral :
• en vision de loin et sans fixation : pour cela on demande au sujet de regarder au loin sans fixer un point précis ; on passe alors un écran translucide devant l’œil fixateur, le temps nécessaire pour obtenir le changement d’œil fixateur et pouvoir évaluer l’amplitude du mouvement de refixation effectué par l’œil initialement dévié (figure 5.3A) ;
• en vision de près avec identification d’un objet, afin de mettre en jeu l’accommodation physiologiquement nécessaire pour la vision à 30 cm (25 cm pour un enfant) : pour cela on demande au sujet de fixer une image ou un caractère tenu à la bonne distance et on procède comme ci-dessus ;
• cette évaluation peut être plus précise si l’on place une réglette millimétrée horizontalement en regard du bord libre de la paupière inférieure de l’œil dévié, la graduation 0 à la verticale du limbe du côté de la déviation ; le déplacement effectué par ce limbe lors de l’occlusion de l’œil fixateur et de la prise de fixation par l’œil initialement dévié, est lu en millimètres sur la réglette, puis converti en degrés d’angle selon la table de Paliaga, reprise par Rüssmann (figures 5.3A et B et tableau 5.3) [2–4].
Fig. 5.3 Angle minimum.
A et B. Évaluation de l’amplitude du mouvement de refixation sous écran unilatéral. Noter la brève occlusion de l’œil fixateur. C et D. Mesure de l’angle au moyen du test d’occlusion prismatique simultanée (sous écran unilatéral et prismes).
Angle en degrés Reflet décentré temporalement (œil dévié en adduction) | Décentrement du reflet cornéen (en mm) | Angle en degrés Reflet décentré nasalement (œil dévié en abduction) |
---|---|---|
5 | 0,75 | − 4,5 |
8 | 1,0 | − 7,5 |
13,5 | 1,5 | − 12,5 |
18 | 2,0 | − 16,5 |
22 | 2,5 | − 20 |
25,5 | 3,0 | − 23,5 |
29 | 3,5 | − 26,5 |
32 | 4,0 | − 29 |
35 | 4,5 | − 31,5 |
37,5 | 5,0 | − 34 |
* L’angle strabique est exprimé en degrés en fonction du décentrement du reflet cornéen (en tenant compte de l’angle kappa) selon la méthode de la strabométrie linéaire de von Graefe. La relation n’est pas linéaire : elle est de 7–8°/mm près du centre, de 5–6°/mm en périphérie ; elle est différente en adduction et en abduction. La précision inhérente à cette méthode est de ± 1 ou 2°.
L’angle minimum peut se mesurer au moyen du test d’occlusion prismatique simultanée1, c’est-à-dire en plaçant simultanément l’écran devant l’œil fixateur et des prismes de puissance croissante devant l’œil dévié, la valeur de la déviation étant donnée par la puissance du prisme qui annule le mouvement de refixation (figure 5.3C et D) ; mais la valeur mesurée risque d’être supérieure à la valeur effective, car l’angle augmente aussitôt qu’on essaye de le mesurer.
Angle maximum
L’angle maximum est mesuré en fixation de loin, à 50 et 5 m, et de près, œil droit et œil gauche fixateur :
• sous écran alterné et prismes de puissance croissante ; la valeur de cet angle sans fusion est donnée par la puissance du prisme qui annule le mouvement de refixation lors du passage de l’écran d’un œil à l’autre (figure 5.4A et B) ;
• lorsque la vision de l’œil dévié est trop faible pour que cet œil puisse prendre la fixation, on recourt à la méthode du prisme de Krimsky : elle consiste à placer un prisme de puissance croissante devant l’œil fixateur jusqu’à obtenir le redressement de l’œil dévié, c’est-à-dire jusqu’à amener le reflet pupillaire au milieu de sa pupille (ou symétrique du reflet pupillaire de l’œil sain fixant, en cas d’angle κ) (figure 5.4C) [5].