4: Développement psychosomatique du fœtus/bébé

Chapitre 4 Développement psychosomatique du fœtus/bébé



Pour aborder la clinique pédiatrique du premier âge, j’ai eu besoin de réfléchir aux fondamentaux du bébé et de l’humain. En effet, les questions multiples que je me posais n’étaient pas solubles par une seule réponse médicale. Par exemple, pourquoi y a-t-il des vagues et des modes dans les troubles fonctionnels digestifs du bébé ? Pourquoi le reflux gastro-œsophagien (RGO) a monté en fréquence, en gravité et a été l’objet de tant d’examens complémentaires environ de 1970 à 2000 ? Pourquoi voit-on actuellement en consultation un nombre impressionnant de bébés très jeunes constipés ou supposés tels ? Pourquoi dans un service de réanimation pédiatrique, l’on « sent » que tel bébé a une pulsion ou plutôt un instinct de vie impressionnants, avec souvent une solide pulsion de vie parentale, et pourquoi un autre, à pathologie somatique « analogue », va accumuler les complications jusqu’à la catastrophe ? Et d’ailleurs, comment se développe le prématuré dans sa couveuse ? Quelles vont être ses difficultés ultérieures éventuelles, sur le plan psychique et psychosomatique et sur quelles bases tenter une prévention ? Pourquoi tant de troubles de l’oralité chez les bébés durant le premier trimestre, que les parents et soignants attribuent trop souvent au RGO ?


Ma démarche a été pédiatrique, et psychanalytique, à la recherche de la compréhension d’un développement psychosomatique périnatal de l’humain, sans oublier les apports de la neurophysiologie. Je revendique ma filiation à l’égard de grands auteurs psychanalystes dont je cite souvent les textes in extenso en raison de leur beauté, et du plaisir que j’ai eu à y découvrir les origines de la compréhension actuelle du fœtus/bébé, la base des recherches actuelles sur le développement fœtal. J’ai souhaité en citant ces auteurs donner l’envie au lecteur d’ouvrir le livre d’origine.



Données fondamentales


Le développement, la santé et la maladie du bébé ne sont pas séparables en somatique ou psychique. Le fœtus/bébé est un être psychosomatique en essence et pour L. Kreisler (1976), fondateur en France de la psychosomatique de l’enfant, il n’existe pas chez le jeune enfant de maladie qui soit purement somatique ou psychique.


La vie psychique du bébé naît à partir du soma, et conserve un ancrage somatique. D. Anzieu, dans Les contenants de pensée dit (1993b) : « Ce n’est pas parce que je pense que je suis. C’est mon corps, ce sont les corps qui existent en premier et je leur dois les trois sentiments de ma propre existence en tant que corps, de l’existence des corps en général et de mon existence en tant qu’esprit capable de penser les corps. »


« But it does not exist such thing as a baby ! » clame D.W. Winnicott (1952) traduit par : « Mais un bébé seul ça n’existe pas. » Le bébé est un être de relation totalement dépendant de l’environnement et se développe physiquement et psychiquement en interaction avec l’adulte ; certains sont partisans d’une intersubjectivité primaire (Trevarthen, Aitken, 2003), alors que d’autres penchent pour un accès progressif à la subjectivité et à l’intersubjectivité.


Le développement psychosomatique du bébé ne débute pas à la naissance mais durant le « premier chapitre » de la vie que constitue la grossesse, expression que nous devons à S. Missonnier (2007b). La conception et le désir d’enfant sont déjà infiltrés de fantasmes maternels et parentaux (Bayle 2005 ; Stoléru 1995 ; Stoléru et al., 1985). Le nouveau-né humain naît immature mais déjà riche d’un programme génétique sur lequel a agi « l’environnement » de la grossesse, gestation physique de la mère et psychique des parents, et qui constitue déjà une matrice psychosomatique. Sur un socle génétique et biologique, le développement psychosomatique du bébé est une réponse de son corps–psyché à la rencontre avec les parents par les interactions biologiques et fantasmatiques.


Évoquer le développement psychosomatique de l’embryon/fœtus/bébé comme un continuum paraît naturel, même si la fameuse césure de la naissance représente un épisode décisif qui peut entraîner un virage ou un changement d’axe. Pour le terme de césure, voir W.R. Bion (1977) : ce qui sépare et ce qui relie.


Nous n’allons pas nous lancer dans le projet ambitieux de chercher à comprendre comment ni quand la pensée vient au bébé, mais plutôt, en partant des observations pédiatriques, la façon dont les développements somatique et psychique de l’embryon au nouveau-né sont intriqués et interdépendants durant le premier chapitre de la vie.


Le nouveau-né n’est pas une cire vierge, et le langage commun attribue souvent à la période fœtale certains avatars psychosomatiques du bébé, impression qu’un traumatisme psychique ou une frustration maternels peuvent mettre en péril le bien-être psychosomatique du bébé. Quelle est la part de la fonction maternelle et parentale, biologique et fantasmatique, de la base biologique « innée » et des réponses aux interactions, « l’acquis », l’épigénétique ?


Quelles sont les voies de passage du transgénérationnel ?



La vie fœtale


Comment aborder la période fœtale ?


Les adultes font plus souvent référence à la période fœtale pour les autres et les bébés qui les entourent que pour eux-mêmes – nostalgie, contre-investissement, pudeur – mais ils sont touchés d’en entendre parler et ont souvent leur propre théorie. Ceci équivaut à ce qui peut être reconstruit lors d’un travail analytique adulte, et on pourrait dans ces cas, en deçà et à côté du roman familial évoquer un « roman fœtal ».


Émettre des hypothèses sur la vie fœtale d’un bébé n’est pas sans risque d’adultomorphisme, risque de projeter du postnatal sur le prénatal, de psychologiser et d’interpréter abusivement ou au contraire de biologiser. C’est aussi à haut risque de culpabilisation maternelle.


On peut aborder le développement fœtal par les avatars de la maturation psychosomatique fœtale : certains troubles psychosomatiques ultraprécoces du bébé tels que reflux gastro-œsophagien (RGO), pleurs inexpliqués, malaises semblent parfois « induits » ou programmés dans une répétition transgénérationnelle, mais sont aussi pré-inscrits dans le corps du bébé. Certains symptômes pédiatriques tels que le RGO et le mérycisme peuvent être des signes d’une fixation à des phénomènes physiologiques durant la vie prénatale (sachant que le fœtus déglutit, et régurgite du liquide amniotique en abondance, de façon physiologique).



Les interactions précoces et ultraprécoces


Les interactions précoces mère (parents)/bébé ont d’abord été étudiées chez le nourrisson.


Le terme d’interaction vient de la physique, on parle de deux corps en interaction, ce qui sous-entend que l’action est réciproque (le premier emploi date de 1876 d’après Le Petit Robert). Le bébé a autant d’action sur ses parents que l’inverse, et sa naissance est un bouleversement qui ne cesse de se confirmer pour le meilleur et pour le pire : si ce bébé peut être la source des satisfactions les plus intenses, il a aussi le pouvoir d’être à l’origine des angoisses les plus térébrantes… Il s’installe entre le bébé et ses parents une spirale interactionnelle, chacun modifie l’autre sans retour à l’origine. Du côté du bébé, on parle d’épigenèse interactionnelle qui débute déjà durant la vie fœtale, et pour les parents du développement de la parentalité. « La famille est pour l’enfant non seulement son univers, mais ce sur quoi il exerce son pouvoir. L’enfant a autant de poids sur sa mère et son père que ses parents sur lui-même. Plutôt que l’alternative d’une série d’impacts mieux vaut retenir l’image de la spirale de transaction. » (Lebovici, Stoléru 1983.) Le terme de spirale transactionnelle a été introduit par S. Escalona en 1968 : « L’enchaînement complexe des processus bidirectionnels ne se développe pas en cercle fermé mais plutôt en spirale, c’est-à-dire en un processus continu de développement et de changement. »


Les interactions précoces mère/bébé dans leur versant observable constituent les interactions comportementales ou réelles, qui sont le témoin externe et corporel des interactions entre la vie psychique des deux partenaires. Ceci a conduit L. Kreisler et B. Cramer (1881) à définir l’interaction fantasmatique : « L’interaction réelle n’est qu’un indice ; pour arriver à définir ce qui est le plus important, à savoir la qualité de la relation d’objet et des investissements qui la sous-tendent, il faut pouvoir appréhender ” l’interaction fantasmatique “. Par ce terme apparemment hybride, nous entendons les caractéristiques des investissements réciproques (que représente l’enfant pour la mère ? et vice versa ; que représente l’oralité ? etc.), ainsi que celles des projections et identifications réciproques. Une identification projective de la mère sur l’enfant agit sur ce dernier, entraînant une réaction, soit de refus, soit au contraire d’« introjection consentante. Il y a là un jeu de forces réciproques qui mérite qu’on y attache le terme d’interaction fantasmatique ». S. Lebovici et S. Stoléru (1983) ont avancé dans le même mouvement, en décrivant les interactions comportementales, affectives et fantasmatiques.


À partir d’un capital génétique donné, le fœtus se développe biologiquement et psychiquement dans son environnement qui est le milieu intra-utérin, ce qui nous conduit au concept d’épigenèse environnementale. Le fœtus est en interaction permanente avec le corps et la psyché maternels, et paternels de façon externe (toucher, audition) et intermittente. Compte tenu des connaissances sur la maturation et les dates de fonctionnalité des capacités sensorielles de l’embryon/fœtus/bébé (dans l’ordre toucher, odorat, goût, audition, vision), de la continuité avec la période postnatale, des observations chez le bébé prématuré, et des études sur l’animal, il est évident que le nouveau-né n’est pas une cire vierge et que les interactions fœto-maternelles sont riches et dépassent le registre biologique : sur une base biologique humorale, sensorielle et mécanique proprioceptive, rythmique, les interactions fœto-maternelles peuvent véhiculer un contenu affectif et fantasmatique. M.J. Soubieux et M. Soulé (2005) évoquent des « facteurs psychiques sensoriels et biologiques ». Ce versant fantasmatique des interactions parents/fœtus est remarquablement exploré et illustré par S. Missonnier (2003a) dans sa conception d’une relation d’objet virtuelle (ROV) qui constitue dans l’espace utéro-placentaire la relation réciproque parents (virtuels), fœtus (bébé virtuel), qui permet durant la grossesse « une double métamorphose progressive et interactive », avec le passage du fœtus d’extension narcissique maternelle à objet partiel (ou plus précisément objet virtuel, préobjet) puis objet total pour les parents, et du côté du fœtus la métamorphose de l’humanisation et de l’intersubjectalisation, l’accès à une fonction contenante (cf. p. 21).


Les sens à l’éveil sont le toucher, l’odorat, le goût, l’audition, ainsi que la sensibilité proprioceptive. Celle-ci, par définition, dépend de propriorécepteurs sensibles aux mouvements et pressions (rythmes maternels, tonicité et contractions de la paroi utérine, mouvements propres du fœtus), par opposition à la sensibilité interoceptive qui concerne les viscères. Le fœtus engramme des perceptions sensorielles et des affects non encore mémorisables. Il existe un véritable dialogue tonique avec la paroi utérine, et ce dialogue tonique et tactile est largement utilisé dans les techniques de toucher relationnel dont l’haptonomie.


Si la vie fœtale a été considérée comme le support du narcissisme primaire, et comme une période où le besoin est immédiatement satisfait, on sait maintenant qu’il s’agit d’une période qui n’est pas que de plénitude et d’élation, mais durant laquelle le fœtus est exposé à des frustrations et des traumatismes biologiques et psychiques : il existe une synchronie entre un état de satisfaction et de détresse (désaide, hilflosigkeit) dont il ne garde pas de souvenirs, faute de représentation, mais des traces sensorielles et affectives qui peuvent être retrouvées par des opérations de liaison ultérieures.



Le travail biologique : le placenta fonction d’échanges, filtre, tiers, médiateur, pare-excitant ?


La constitution du placenta et sa fabrication lors de la nidation de l’œuf, à partir des cellules du syncitiotrophoblaste embryonnaire, sont décrites par M. Blazy dans le chapitre 5, p. 86.


M. Soulé (1999), à la suite de B. This (1982), a porté un grand intérêt à la vie du fœtus et au placenta, avec un œil de pédopsychiatre, parfois observateur, parfois métaphorique, parfois interprétatif. Force est de constater que dans les réflexions sur les interactions fœto-maternelles, le placenta est le plus souvent absent, ignoré, alors qu’il joue un rôle « d’intermédiaire », probablement dans tous les sens du terme, y compris mécanique, sensoriel et proprioceptif, entre la mère et l’embryon/fœtus.


Il existe pour M. Soulé une lutte biologique entre mère et fœtus qui se situe à un équilibre entre violence fondamentale et tolérance paradoxale biologique de cette hétérogreffe qu’est le fœtus pour sa mère, contrôlée par la fonction régulatrice et médiatrice du placenta. Les conflits entre le fœtus et sa mère vont resurgir dans certaines maladies immunologiques et dans la personnalité allergique (réaction immunologique et humorale). Certaines maladies auto-immunes survenant à l’âge adulte trouvent leur origine dans la période fœtale.


Les hypothèses concernant la maturation et certaines pathologies psychosomatiques du fœtus/bébé virtuel sont compatibles avec des médiations humorales, et avec ce que l’on connaît des échanges à travers la « barrière » ou filtre placentaire qui laisse passer des molécules jusqu’à une taille élevée (ex. : immunoglobulines, selon le terme de la grossesse), donc a fortiori les catécholamines et certains neurotransmetteurs (de petit poids moléculaire), dont le rôle dans la maturation et la synchronisation du tractus digestif ou respiratoire est largement démontré et étudié.


Précisons qu’il n’y a aucun obstacle théorique, compte tenu de ce que l’on sait de l’innervation et des neuropeptides digestifs, pour que stress, fantasmes, projections, angoisses, pulsions destructrices de la mère ou, au contraire, interactions positives ne puissent avoir une action in utero sur la façon dont le fœtus va synchroniser et harmoniser ses fonctions digestives, par l’intermédiaire de neurohormones. Cependant, dans les travaux de recherche à l’échelon moléculaire, la tentation scientiste est grande, et l’interprétation des données nécessite de la prudence pour ne pas adhérer à une physiopathologie simple « unimoléculaire » : il n’y a pas de relation causale simple entre un fantasme et l’issue de la grossesse, pas plus qu’avec un neurotransmetteur donné, mais des phénomènes multiples intriqués, où la pluralité des facteurs intervenant et probablement le rôle de « filtre » et de recombinaison, de réaménagement du placenta (comme on parle de « l’épaisseur du préconscient ») prennent toute leur importance.


Comme dans toute réflexion psychosomatique, les fantasmes, anticipations et projections de la mère et du père s’intriquent et s’expriment par des mouvements biologiques au niveau moléculaire dont la résultante continuera à s’exprimer durant la vie postnatale, comme une prolongation de la complexité du développement intra-utérin.



Les traces de la vie fœtale



La recherche des traces fœtales et leur passage à travers la césure de la naissance


S’il est connu de longue date que la grossesse, sur un plan strictement biologique, peut laisser des traces somatiques, il est de plus en plus évident qu’elle laisse également des traces psychiques et psychosomatiques.


Mentionnons ici J. McDougall (2002) qui retrouve dans la reconstruction lors de cures d’adultes des traces traumatiques remontant à la vie fœtale (l’auteur précise qu’il s’agit d’hypothèses de travail). Ceci lui permet d’émettre l’idée d’une protosymbolisation ultraprécoce du symptôme : « Je placerai le traumatisme encore plus avant, dans la vie fœtale. Il m’arrive de plus en plus de demander à mes analysants ce qu’ils peuvent imaginer de ce que leur mère a pensé, subi, vécu, quand elle les attendait et les réponses sont étonnantes… (…) C’est juste une trame dans la compréhension de ce qui peut être emmagasiné dans le corps, psyché-corps, le psycho-corps fœtal. (…) C’est un peu de la science-fiction d’imaginer la vie psychosomatique du fœtus, et pourtant ce n’est pas sans intérêt. »


J. Bergeret (Bergeret, Houser, 2006) insiste sur l’importance du vécu fœtal dans la psychogenèse du sujet. « Les conditions affectives et relationnelles environnementales ayant entouré la conception ainsi que la vie intra-utérine d’un sujet nous apparaissent donc devoir être prises en compte avec la plus grande attention. » Il insiste sur la nécessité de s’intéresser aux sources véritables des déficits ou des traumatismes de la période fœtale. Pour J. Bergeret (2006), il se développe durant la vie fœtale des perceptions sensorielles et des affects, « souvenirs non-souvenirs »24 en quête de représentation pour devenir des fantasmes conscients et pouvoir fonctionner au registre pulsionnel, et certains désordres sévères du sujet remontent à la vie intra-utérine, sous la forme de carence affective, traumatismes ou déjà conflits relationnels. Les traces de traumatismes originaires peuvent prendre pour expression un registre caractériel, des maladies psychosomatiques, ou des dépressions sévères.


W.R. Bion (1989), dans une publication sur les cas limites, se penche sur le devenir des traces de la vie prénatale et évoque la résurgence dans le langage ou dans des comportements archaïques de « turbulences émotionnelles ». Ces turbulences émotionnelles seraient le contenu latent de la psyché. « Ces vestiges mentaux ou éléments archaïques opèrent d’une manière alarmante et perturbante en brisant la surface calme et magnifique de ce que nous imaginons habituellement comme correspondant au comportement rationnel et sain. » Pour W.R. Bion, le fœtus a déjà une personnalité, un caractère, et à propos d’un bébé « hurleur infatigable » dès la naissance (sans apparemment de traumatisme important périnatal), il suggère qu’il « s’agissait d’un événement très tardif dans cette histoire, caché seulement à cause de “l’impressionnante césure de la naissance” ». Il propose de considérer ces vestiges comme des traces mnésiques ou plutôt « comme une ombre que le futur projette en avant (casts before) » (1979) ; cela correspond à des éléments bêta selon W.R. Bion, des signifiants formels selon D. Anzieu, des protoreprésentations, très ancrés dans le corps. W.R. Bion insiste sur « la contribution vitale apportée par ces archaïsmes ». Il incite à établir ou repérer des communications entre les éléments prénatals et les pensées postnatales à travers la césure de la naissance. « En d’autres termes, il existe bien une continuité entre le fœtus arrivé à terme et le nourrisson, encore que celle-ci soit à la fois maintenue et brisée par ce qui fonctionne comme une synapse, un diaphragme ou un écran, permettant à la pensée primordiale du fœtus et d’être projetée dans cette césure et de faire le trajet inverse du nourrisson jusqu’à ses niveaux primordiaux de pensée et de sensation. Le contact, à travers cette membrane perméable se fait donc dans les deux directions à la fois. La césure est un miroir transparent. » (Pistiner de Cortinas, 2002.)


« Pour attester de cette vie psychique prénatale, on me demande des preuves cliniques », dit Bion (1987). Or : « Il ne peut pas y avoir de preuve clinique parce que personne n’a analysé un fœtus. Seulement, il est ridicule de supposer qu’un nouveau-né n’a pas de psyché, ou qu’un enfant de cinq ans a une psyché, mais ne l’avait pas avant sa naissance ou lorsqu’il était un nourrisson. »


S. Korff-Sausse observe dans des créations artistiques la représentation de signifiants originaires s’enracinant dans la vie intra-utérine et le passage de la naissance. « Je pars de l’hypothèse que les traces des éprouvés prénataux apparaissent de multiples manières dans la vie psychique adulte : les symptômes, les rêves, les somatisations, les passages à l’acte, les œuvres d’art. » (2009a.) « Chaque instant qui passe nous éloigne davantage de l’instant de notre naissance, et plus encore de notre ancienne vie fœtale. Lorsque nous nous penchons sur ce berceau, miroir de nos illusoires commencements, comment en repérer les traces ? Et d’abord peut-on parler de traces mnésiques ? Quel statut épistémologique donner à ce qui n’a pas encore de statut psychique ? On ne s’en souvient pas. On en rêve peut-être ? Ou les poètes les mettent en mots. Ou les peintres en donnent une vision. Les traces du prénatal sont projetées sur la surface du tableau, ou évoquées dans le langage poétique, ou encore l’espace de la séance, ou l’écran du rêve. » (2009b.) Cette auteure met en rapport avec une grande poésie la reproduction de formes, de sensations vibratoires, auditives et proprioceptives dans les sculptures, l’architecture, la peinture, et dans des vignettes cliniques psychanalytiques d’enfants et d’adultes, sans qu’il y ait eu intervention de la vision et de la pensée consciente, sinon pour une transformation.



Hypothèses biologiques sur la trace


F. Ansermet (2009) et P. Magistretti (2010) ont abordé la trace fœtale et son destin sous l’angle d’une réflexion conjointe neurophysiologique et psychanalytique.


Schématiquement, il existe au départ une perception sensorielle venue de l’extérieur qui crée une trace synaptique par facilitation d’un réseau de neurones, la facilitation mettant en jeu la plasticité neuronale (ex. : augmentation des dendrites). Les traces synaptiques sont indissociables d’un état somatique : les stimulations du monde extérieur non contrôlables par la volonté sont traduites par le biais des circuits nerveux amygdaliens en réponses somatiques par l’intermédiaire du système nerveux végétatif. La réponse somatique peut ainsi concerner toutes les fonctions physiologiques contrôlées par le système neurovégétatif (système sympathique et parasympathique) dont dépendent les viscères et le système endocrinien : rythme cardiaque, tension artérielle, libération d’hormones (ex. : insuline), sécrétion gastrique, motilité intestinale, ventilation. Le système neurovégétatif contrôle tous les mécanismes permettant à l’organisme de maintenir un état d’homéostasie. L’ occurrence simultanée d’un stimulus externe et d’un état somatique associé serait à la base de la perception d’une émotion.


Ainsi la trace synaptique des neurosciences, est-elle l’équivalent de la trace psychique chez S. Freud, des signifiants primordiaux chez J. Lacan. Il n’y a pas encore de représentation associée, mais des protoreprésentations, équivalents des pictogrammes (P. Aulagnier, 1975), des éléments bêta de W. Bion, des « souvenirs non-souvenirs » de J. Bergeret.



Le cas normal : nécessité de la trace, mapping somatique, fonction homéostatique, représentation et fantasme, une théorie de l’épigenèse ?


La trace que nous venons d’évoquer a une vertu constructive pour la psyché et le psyché-soma, c’est un building block.


L’élément initial (la perception, le signifié) peut être extéroceptif mais aussi intéroceptif. Pour A.D. Craig (2002), sur des bases anatomiques et fonctionnelles, l’intéroception doit être redéfinie comme le sens de l’état physiologique du corps dans sa totalité (the sense of the physiological condition of the entire body), et regroupe proprioception (os, muscles, sensation de la position du corps) et entéroception (sensations issues des viscères). Ainsi, dès la période fœtale, la constitution de traces synaptiques permet, par le traitement permanent de l’information, un « mappage » ou mapping des états somatiques, et une sensation du corps et de son fonctionnement. En cas de rupture de l’état basal, la trace a une fonction homéostatique d’équilibration face à un état somatique en excès.


Tout ce travail est inconscient et non mémorisable. Les processus originaires s’inscrivent durant la vie fœtale mais ont besoin de la rencontre avec le langage, le travail psychique parental et donc de la naissance pour être primarisés et secondarisés. Ainsi selon W. Bion (1962), les éléments bêta deviennent des éléments alpha grâce à la capacité de rêverie et la contenance maternelles. Le langage lie une trace à un état somatique, et l’élaboration, dans ce contexte, est le rapport de la trace à l’état somatique. Les sensations sont conservées parallèlement à leur représentation, et peuvent être rappelées à la conscience dans l’ordre sensation/émotion/représentation. Elles constituent la mémoire du corps (précurseur de la madeleine de Proust, sensations prénatales de S. Korff-Sausse). Les traces peuvent aussi être mobilisées, assemblées différemment, et constituer des représentations nouvelles (réattributions, réaménagements des frayages) rappelables à la conscience, ou inconscientes sous forme de fantasmes associés à des états somatiques impliqués dans l’émotion liée à ces représentations. L’expérience est un ensemble de traces qui s’associent et se combinent, constituant une réalité psychique qui l’emporte sur la réalité externe qui devient méconnaissable. Les réseaux de traces constituent l’inconscient.


Ainsi, on pourrait dire que les processus originaires passent en pont au-dessus de la naissance, et que ce sont les parents qui font le lien avec le bébé d’avant la naissance. C’est la réponse de l’autre qui assure l’intrication pulsionnelle, la narration de la mère, et sa capacité de rêverie… ou du parent voire du soignant lorsque celle-ci est défaillante (cela a à voir avec. La violence de l’Interprétation, de P. Aulagnier, 1975). Dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique, S. Freud (1895a) décrit comment l’attention et l’intervention de l’adulte, en apportant de la nourriture, donnent sens aux cris de décharge du bébé, les cris acquérant ainsi une fonction secondaire de compréhension mutuelle.25


Dans la suite du développement, les traces peuvent être réutilisées ou reconstruites dans l’après-coup. Le rapport entre trace et état somatique permet l’anticipation du plaisir, car selon le principe de plaisir freudien (Freud, 1900, 1920), ce sont les représentations associées à des états somatiques qui permettent cette anticipation. En cas de stress périnatal, le fœtus/bébé est dans un état de détresse et d’excitation pulsionnelle désintriquée, et l’on comprend que dans ce système, le traumatisme se situe dans la non-réponse de l’autre. Le stress périnatal dépressif ou traumatique serait un trauma par « non-événement » (cf. le traumatisme à trois temps tel que le définit B. Golse, p. 52).


On voit bien là une théorie de l’épigenèse.


Selon les belles formulations de F. Ansermet, « génotype, vie psychique et environnement se meuvent dans la plasticité », et pour cet auteur, la plasticité englobe génome et environnement au même niveau logique.


Résumons-nous : la plasticité neuronale permet qu’une causalité psychique puisse modifier l’organique. Le génotype peut être modifié par l’environnement. Le développement n’est pas purement endogène mais passe par la rencontre avec l’autre. Pour B. Golse, les traces prénatales sont la place de l’autre et l’inscription de l’autre dans le corps du bébé, et elles font la différence entre le développement qui est déterminé par la génétique, les instincts, un programme, et le devenir qui dépend des choix du sujet, des réponses de l’autre, de l’émergence et de l’intrication des pulsions (Golse, 2010). La clinique épigénétique du fœtus n’est pas une clinique de la cause mais de la réponse et de la rencontre.

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 4: Développement psychosomatique du fœtus/bébé

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