6: Les troubles psychosomatiques précoces du bébé

Chapitre 6 Les troubles psychosomatiques précoces du bébé



Les troubles fonctionnels précoces du bébé (trois premiers mois) constituent un motif fréquent de consultation pédiatrique. Ils parasitent et envahissent d’angoisse une période que les parents anticipaient comme le bonheur de la rencontre avec le bébé réel, attendue comme un aboutissement. Les parents sont dans une angoisse vitale, très demandeurs de diagnostic précis et de solution médicale efficace et immédiate. Le pédiatre est en première ligne et doit évaluer la dimension somatique, lésionnelle et donc à risque, ou fonctionnelle, et la dimension relationnelle, interactive qui est à aborder avec tact et mesure avec les parents. Et le bébé ? Il est capable d’une expression symptomatique très riche qui évoque le théâtre du corps de Joyce McDougall (1989). En associant des pleurs et des troubles qui semblent mécaniques, douloureux, des spasmes digestifs, des borborygmes et des régurgitations, il met en scène, en actes et en corporéité les difficultés de sa maturation physiologique et de sa vie psychique naissante, de ses interactions : tensions, pulsions, angoisses archaïques (chute, lâchage, démantèlement, explosion), frustrations physiques et psychiques, souffrance en voie de devenir dépressive.



Description


Les principaux motifs de consultation sont :



Les pleurs inexpliqués, inconsolables, l’absence de sommeil sont un fourre-tout, un message violent du bébé qui peut aussi bien exprimer une douleur physique qu’une tension psychique et un trouble relationnel. Ce sont des troubles d’acquisition des rythmes biologiques de base, qui évoquent plus une difficulté ou un manque au niveau de l’attachement et du corps à corps qu’une angoisse de séparation qui n’existe pas encore.


Chez un bébé qui pleure, un symptôme digestif est mis en avant par les parents qui pensent en premier lieu à une douleur ; est-ce par ordre de fréquence, ou parce que le travail digestif est important à cet âge ? On peut s’étonner que, si « le bébé est une personne » depuis Winnicott, il a tendance à redevenir un tube digestif lorsqu’il pleure de façon excessive. Les parents évoquent plus facilement une souffrance physique que psychique tant la dernière est inimaginable et culpabilisante.


Parmi les troubles digestifs, on distingue le RGO et les coliques qui sont tous deux des manifestations douloureuses, mais dont la sémiologie et la physiopathologie sont différentes. Il peut s’agir de pleurs de douleur digestive ou de pleurs et d’événements digestifs, et le soignant doit différencier dans ce brouhaha ce qui relève des coliques, de l’œsophagite ou des pleurs de tension relationnelle, savoir si des examens spécifiques sont nécessaires, si un traitement symptomatique peut améliorer la situation. Quelle est la place du traitement médical, diététique et du travail de la consultation ?


Entre le symptôme et la plainte, la définition est bien subjective.


Prenons du recul. Qu’est-ce qu’un symptôme, et en particulier ceux auxquels nous avons affaire ?


La définition du symptôme est différente selon l’angle de vue.


En médecine somatique, les symptômes sont des modifications « contre nature » notées au cours des maladies. Les symptômes sont l’ensemble des troubles qui peuvent s’observer dans cette maladie, alors que les signes sont tout ce qui permet de la désigner.


En psychopathologie, la définition est plus floue, on parle de configuration symptomatique ; la différence entre le normal et le pathologique n’est pas franche. La mise en évidence d’un symptôme dépend de l’interlocuteur et de son environnement, et pose le problème de son intentionnalité. L’évaluation du symptôme passe par une quête de sens. La signification d’un symptôme et sa valeur sémiologique ne se confondent pas avec son sens et sa fonction. Le symptôme est une solution originale, transitoire et unique à un conflit.


Or, la définition des symptômes du nourrisson, coliques, RGO, pleurs excessifs, est clinique et subjective, ce qui présente des analogies avec les deux versions du symptôme.


Le RGO se définit par la remontée anormale du contenu gastrique dans l’œsophage. Il existe un RGO physiologique et un RGO pathologique, la limite étant théoriquement quantitative (pourcentage de temps de reflux acide sur un enregistrement pH-métrique), mais en fait floue et fondée sur la description des parents et l’observation clinique, car il serait intrusif de faire une pH-métrie pour mesurer le RGO chez un bébé qui régurgite.


Les coliques sont l’association à des degrés variables de douleurs abdominales et de pleurs, ou simplement des pleurs. Sous le terme de Infant colics, dans les critères de Rome III qui constituent une définition internationalement admise des troubles fonctionnels digestifs, le versant digestif est même absent : il s’agit d’accès d’agitation, d’irritabilité et de pleurs qui débutent et s’arrêtent, sans cause déclenchante. Les épisodes durent 3 h ou plus par jour, surviennent au moins 3 jours par semaine, durant au moins 1 semaine (ce que l’on nomme la règle des trois). La prise de poids est satisfaisante. Il est à remarquer que cette définition se trouve sous la plume des mêmes auteurs (Drossman, 2006 ; Hyman et al., 2006) qui ont, dans des articles postérieurs, rapporté des anomalies de la phase III du complexe myoélectrique migrant (motricité de l’intestin grêle) dans les coliques du bébé.


Quant aux pleurs excessifs, il en existe plusieurs définitions, dont la classique règle des trois qui semble obsolète dans notre clinique actuelle. La reprise des définitions (Chevallier, 2008) a fait conclure que les pleurs excessifs sont ceux qui motivent une consultation, ce qui inclut forcément dans le diagnostic la tolérance des familles.


Plutôt que d’un symptôme, il pourrait s’agir d’une plainte somatique du bébé. Pour M. Balint (1973), la plainte représente le stade inorganisé de la maladie : à ce stade, on ne sait si ce qui est important est de se plaindre, ou le symptôme lui-même. L’avantage du terme de « plainte » est qu’il situe le problème davantage au niveau du recours aux soins que du symptôme lui-même (Cathebras, 2006).


La description des symptômes fonctionnels digestifs du bébé permet de leur trouver des particularités sémiologiques et étiologiques qui justifient des explications et des propositions thérapeutiques médicales différentes, alors que le tronc commun est le travail sur le lien et les interactions précoces.


Le reflux gastro-œsophagien du nourrisson (RGO) a fait couler beaucoup d’encre, et d’angoisse. Un RGO douloureux se manifeste typiquement par des régurgitations multiples, douloureuses, tardives après le repas, parfois par une déglutition douloureuse dès le début de la tétée. Les pleurs surviennent de façon répétée jour et nuit, environ 1 h après le repas (le temps d’acidification du contenu gastrique). L’enfant se tend en arrière et semble souffrir. Il prend de plus en plus mal ses repas et sa croissance s’altère. Il arrive même à refuser le repas à la vue du biberon ou du mamelon, ce qui est un évitement actif et déjà du domaine du psychique.


Ce qui calme couramment un RGO douloureux, ce sont les pansements gastriques, les médicaments antisécrétoires acide, beaucoup plus que les mesures « environnementales ».


Le RGO est une maladie depuis quelques décennies, et ce symptôme a été surmédicalisé en raison de l’angoisse de ses complications et en particulier des malaises graves du nourrisson et de l’amalgame qui a longtemps été fait entre RGO et risque de mort subite inexpliquée du nourrisson (MSIN). Chez le bébé, la première complication du RGO est l’œsophagite qui se traduit par des douleurs, et peut entraîner des régurgitations sanglantes. Le diagnostic est facilement confirmé par une fibroscopie si nécessaire, et le traitement antisécrétoire acide est efficace. En revanche, la dénutrition par la diminution des prises alimentaires est maintenant très rare car l’intervention médicale est à même de la prévenir. Enfin et surtout, les régurgitations violentes peuvent entraîner des épisodes de suffocation, ou des malaises vagaux, ce qui a fait longtemps penser que le RGO était la principale cause de MSIN. Or, on sait depuis les travaux de recherche sur les causes et les mesures de prévention de la MSIN (durant les années 1990) que les facteurs de risque en cause sont un couchage ventral, une asphyxie, une hyperthermie concomitante (virose), alors que le RGO n’est pas une cause statistiquement significative. Les épisodes de suffocation ne sont pas particulièrement à risque vital, et depuis les consignes de couchage des bébés en décubitus dorsal, il y a eu une diminution spectaculaire des cas de MSIN, et il n’a pas été observé d’accroissement de fréquence des épisodes de suffocation.


Cette surenchère médicale, venant cristalliser et légitimer l’angoisse parentale, fait que les « signes d’appel » faisant craindre un RGO par les familles ont évolué avec les années, des régurgitations plus ou moins douloureuses aux malaises, changements de teint, aux pleurs inexpliqués (reflux « interne » non extériorisé ?) et surtout, actuellement, au refus de boire !


Les classiques coliques du nourrisson associent à des degrés divers des pleurs paroxystiques et des troubles digestifs, et l’on sait, depuis les travaux de L. Kreisler, M. Fain et M. Soulé (1974), que le problème est autant pulsionnel que digestif. Typiquement, le bébé boit bien, garde une bonne croissance pondérale, et se met à pleurer à la moitié de la tétée, ou dès la fin du repas (« réflexe gastro-colique »). Il devient tout rouge, a un ballonnement abdominal, pédale et recroqueville ses membres inférieurs, émet des gaz. La douleur a un caractère spasmodique. Il peut avoir des selles irrégulières, explosives. Les pleurs sont à maximum vespéral, impossibles à calmer par les parents. Il dort bien la nuit, ou la deuxième partie de la nuit, une fois la crise passée. Sur fond de surchauffe digestive avec douleurs abdominales, les pleurs inconsolables vespéraux correspondent à des montées pulsionnelles avec une désorganisation croissante du bébé. Les parents inquiets ne peuvent contenir cette éruption, et, épuisés et angoissés, lui redonnent à boire, et le cycle se reproduit dans une impuissance totale.


Les coliques se calment typiquement par des modifications de l’environnement : si l’on promène le bébé en kangourou, dans le landau ou dans la voiture, si on le berce et s’il apprend à s’apaiser avec une tétine, et de façon beaucoup plus aléatoire si l’on fait des changements diététiques (valse des laits !), ou si l’on donne des antispasmodiques. Les coliques disparaissent classiquement vers 3 mois, alors que le régime est inchangé, ce qui est lié d’une part à la maturation digestive du bébé mais surtout à celle de ses compétences relationnelles (il participe à l’échange avec ses parents et se laisse apaiser par des parents qui ont eux aussi acquis des compétences).


Du côté pédiatrique, l’evidence-based medicine nous aide peu devant les troubles fonctionnels du bébé… Les coliques sont décrites chez 5 à 40 % des bébés selon les publications, le RGO douloureux dans 5 à 30 %. Les examens complémentaires sont intrusifs et peu reproductibles, et ne doivent être proposés que s’ils ont une utilité directe thérapeutique. Par exemple, la fibroscopie57 est bien décevante chez un bébé ayant un RGO douloureux et ne montre souvent qu’une minime congestion de l’œsophage, ou un aspect normal… (on parle alors d’œsophage irritable). La pH-métrie œsophagienne58 ne montre pas de corrélation entre l’importance du reflux et les phénomènes douloureux. Dans les coliques, la recherche d’une cause a fait surestimer l’allergie aux protéines du lait de vache (APLV) qui ne concerne qu’environ 2 % des bébés ayant des coliques, et qui ont alors des signes associés tels qu’un eczéma, une mauvaise prise de poids, une diarrhée, etc. Les examens permettant de mettre en évidence une pullulation bactérienne colique ou une intolérance au lactose compliquent la prise en charge d’une pathologie bénigne et n’ont pas permis d’établir de lien de cause à effet.


Finalement, l’analyse sémiologique garde toute sa valeur (l’observation du bébé, comme nous le verrons dans le chapitre 15) et la compréhension de la physiopathologie polyfactorielle, au cas par cas, est plus pertinente. Globalement, le bébé ayant un reflux semble plus « malade » que le bébé ayant des coliques. On privilégie le traitement empirique du RGO douloureux, et on ne fait pas de fibroscopie à tout bébé qui pleure, mais on ne donne pas d’oméprazole (Mopral®) à tout bébé qui pleure ! Dans le cas des coliques, on observe le trouble digestif et on donne éventuellement un traitement empirique, on évite une fermentation excessive, et si une APLV est suspectée devant des signes associés, on fait un régime d’éviction à l’essai programmé dans le temps.


Cependant, il s’agissait là de la description des cas typiques, mais la situation est souvent plus complexe… Les troubles fonctionnels digestifs sont souvent associés chez le même bébé, ou alternent, se déplacent, et on a pu parler de côlon irritable, d’œsophage irritable puis de bébé irritable (fussy babies des Anglo-Saxons). Les symptômes sont souvent atypiques, avec une évolution des plaintes et des effets de mode, comme le RGO interne, la fausse constipation (dyschésie : le bébé pleure en poussant et n’arrive pas à exonérer, signe d’une contraction sphinctérienne excessive).



Adressé par son pédiatre, Aurèle vient me consulter avec sa maman à l’âge de 2 mois, 3 semaines.


Celle-ci est très angoissée, expéditive dans ses gestes et paroles, les yeux brillants et me dit « Vous êtes notre dernier recours ». Elle me parle de problèmes alimentaires depuis la naissance, naissance qui fut « normale » (cf. infra). Elle a commencé un allaitement maternel, Aurèle a eu un malaise vagal à la maternité. Il sait téter mais a beaucoup de reflux. On le met sous lait maternisé épaissi. Il pleure alors très fort et se tortille, on parle de coliques et son pédiatre (dans l’hypothèse d’une APLV) lui donne du Nutramigen® épaissi (hydrolysat de protéines du lait de vache). Aurèle a de gros reflux par les narines. Il est traité alors progressivement par Motilium® (antireflux), Débridat® (antispasmodique), Mopral® (antisécrétoire acide), Ultralevure® (probiotique). Aurèle s’apaise 3 jours puis les pleurs repartent de plus belle. Lorsque je le vois, il pleure 24 h/24 d’après la maman, boit mal et régurgite. La maman a des gestes automatiques, me le pose comme un paquet sur la table d’examen sans le regarder, semble très énervée. Elle me décrit des mouvements saccadés des membres, des crises aiguës de pleurs stridents incompréhensibles. Je l’examine, il a une trophicité normale, mais il est geignard, grognon, toujours en réflexe de Moro. Il a un mauvais contact, un peu fuyant, je le trouve plus inquiétant que douloureux. Dans ce contexte, pour de multiples raisons (malaise vagal, suspicion d’APLV, non-amélioration et hésitations à venir) je pense qu’il faudrait peut-être faire une fibroscopie.


La maman me dit « c’est ce que je voulais ! » et peut alors se rasseoir et parler plus calmement (cf. infra).



Un peu de physiologie : des troubles fonctionnels digestifs


On oppose sur le plan somatique les troubles lésionnels et les troubles fonctionnels qui surviennent en dehors d’une anomalie anatomique, infectieuse, malformative ou biochimique donnée.


Les troubles digestifs sus-cités mettent en jeu le muscle lisse digestif qui est indépendant de la volonté, et qui est « psychosomatique » en essence : il est doté d’une innervation propre locale par le système nerveux périphérique (« cerveau périphérique ») qui est sous le contrôle du système nerveux central. Les systèmes nerveux central (SNC) et périphérique (SNP) communiquent en permanence, dans les deux sens, par la voie d’un axe neural, l’axe cérébro-myentérique (brain gut axis). De nombreux neuropeptides du SNP ou hormones digestifs ont la même structure (séquence d’acides aminés) que les neuropeptides du SNC ou une partie de leur séquence (ex. : dopamine, sérotonine) et sont donc communs aux deux systèmes. Ce muscle lisse est sous la dépendance de la maturation et de la synchronisation du fonctionnement digestif de l’enfant mais également du SNC, de l’environnement catécholaminergique, neuro-hormonal, donc du contexte de tension ou de stress au sens large du terme.


Les troubles fonctionnels digestifs sont souvent associés chez le bébé (comme chez l’adulte chez qui on parle d’ « hypersensibilité viscérale »), et ils sont irrationnels médicalement : ils résistent parfois à tout, mais peuvent se calmer inopinément.


Il s’agit dans le cas du RGO d’une pathologie fonctionnelle à risque lésionnel (œsohagite), le plus souvent transitoire, maturative. La physiopathologie « locale » est plurifactorielle : les régurgitations sont dues classiquement à l’incontinence du sphincter inférieur de l’œsophage (SIO), qui est trop court, de position trop haute, hypotonique ou asynchrone (on parle de défaut de la barrière anti-reflux). On insiste beaucoup moins sur les troubles gastriques sous-jacents : non-réceptivité et/ou mauvaise vidange gastrique. En effet, physiologiquement, l’estomac se distend activement au début du repas pour pouvoir le contenir. Le fonctionnement du tractus digestif supérieur est globalement très dépendant de la tension physique ou psychique (du « stress »), et le RGO s’accroît en cas de virose intercurrente, de poussée dentaire ou de douleur ORL, si l’on contracte son abdomen en toussant, mais aussi si l’on débute le repas l’estomac « noué ». Il existe plusieurs « modalités » de refluer, et plusieurs ambiances interactives.


Il n’y a pas de corrélation entre la douleur, les pleurs de l’enfant, et la sévérité de l’œsophagite. Le bébé peut pleurer très fort et avoir un minime érythème (rougeur) de l’œsophage en fibroscopie, ou bien, sans avoir jamais pleuré, avoir des régurgitations sanglantes et une œsophagite érosive, d’où la rigueur nécessaire dans les traitements d’essai et les indications de la fibroscopie.


Concernant les coliques, la douleur est liée aux variations de pression dans le tube digestif : spasmes, gaz, poussée… Sur le plan étiologique, on incrimine parfois une cause locale par une production excessive de gaz (intolérance au lactose, avec fermentation, ou pullulation bactérienne digestive), une allergie aux protéines du lait de vache, une fausse constipation, une déglutition d’air lors des pleurs, des spasmes dont l’origine est purement neurologique, par tension psychique… ou des pleurs paroxystiques seuls. On peut distinguer cliniquement les classiques coliques et la fausse constipation, les gaz douloureux…




Ces troubles fonctionnels du bébé sont des troubles psychosomatiques


Le terme de psychosomatique est utilisé ici dans son acception la plus triviale d’implication à la fois du corps et de la psyché au sens où ils sont totalement intriqués, et non dans un sens de causalité psychogène ou organique ou d’un défaut de mentalisation comme chez l’adulte psychosomatique.


Rappelons que le bébé est sans aide (la fameuse Hilflosigkeit), soumis aux projections d’autrui, aux avatars de l’environnement. Il attend de l’adulte de donner un sens à ses messages et sensations, est totalement dépendant physiquement et psychiquement. L’infans qui n’a pas de langage s’exprime avec son corps, il décharge ses tensions par voie corporelle et fonctionne par projections. Le bébé est par essence psychosomatique. Souffrance physique et psychique sont totalement intriquées, que celle-ci soit primaire ou secondaire, et il n’y a probablement pas de souffrance purement physique ou psychique chez le bébé.


La dimension psychique est perceptible chez le bébé et les parents, avec une détresse sans rapport avec la sévérité somatique. Du côté du bébé, le symptôme est souvent impressionnant, bruyant. Les hurlements du bébé contrastent avec une relative bénignité somatique. Il perd les rythmes biologiques qui étaient en cours d’acquisition (repas, sommeil), peut refuser activement de boire. On a parfois une impression de limitation du développement, d’atonie, de dépression, de contact pauvre ou absent, d’évitement relationnel ou au contraire d’hypertonie, d’hyper-réactivité.


Les symptômes du bébé échappent souvent à la logique médicale et les composantes somatique et psychique sont difficiles à démêler. L’expérience montre qu’il est difficile pour les parents de distinguer entre un pleur de souffrance physique ou psychique et qu’une intervention verbale et interactive des parents est souvent plus efficace qu’un traitement médical. Par exemple, il y a peu de différence entre des pleurs d’œsophagite ou de tension psychique. Il faut, en consultation et selon le récit des parents, voir si le bébé a mal, a des régurgitations acides avec des larmes dans les yeux, commence à téter et s’interrompt après trois gorgées en pleurant (dysphagie douloureuse) ou si, voyant arriver le biberon ou le sein, il pleure déjà et tourne la tête violemment (refus actif). L’on sait que les « coliques » peuvent, selon les cas, se calmer par une promenade en voiture ou un changement de lait, ces coliques témoignant à la fois de spasmes digestifs et de mouvements pulsionnels que les parents n’arrivent pas à accueillir et à réguler.


D.W. Winnicott (1958) décrit chez les nourrissons des moments de « dépersonnalisation ». Pour lui, « le bébé d’un an n’est fermement enraciné à son corps qu’à certains moments. La psyché d’un nourrisson normal peut perdre le contact avec le corps… Par exemple au réveil d’un sommeil profond, le bébé a un accès de pâleur, paraît absent, peut avoir des vomissements, un accès de transpiration anormale, ou avoir très froid ». Il y a peu de différence avec ce que nous appelons en pédiatrie un changement de teint, qui fait partie des malaises du nourrisson, pour lesquels un bilan est généralement fait en milieu hospitalier (recherche de reflux gastro-œsophagien, d’œsophagite, d’hypertonie vagale, etc.) dans la crainte d’un malaise plus grave.


C’est dans l’interaction avec le bébé, et dans les variations brutales dans un sens ou dans l’autre de ses symptômes en fonction du degré d’angoisse ou de modifications de son environnement proche que l’on peut sentir cette intrication biopsychique. Pleurs de tension psychique, de protestation, de refus ou de douleur physique, l’observation et le ressenti du clinicien prennent toute leur importance dans la compréhension du symptôme et de la situation.


Notons que, entre le RGO et les coliques, la mise en scène est différente. Les pleurs ne sont pas les mêmes, ni le fonctionnement en boucle psychosomatique : tension anxieuse dans le RGO, qui va jusqu’au refus de l’alimentation, « orage pulsionnel » dans les coliques. Dans le cas du RGO (Missonnier, Boige, 1999 ; Boige, 2001), le « régurgiteur heureux » est rare… Ce symptôme est présenté du côté du bébé dans une atmosphère de tension importante, de pleurs, avec des régurgitations qui deviennent fréquentes et douloureuses. Il a une souffrance somatique : douleur liée à la remontée acide, intolérance gastrique. L’expérience de la tétée (succion nutritive) n’est plus associée au plaisir mais à la douleur, aux brûlures, il n’y a pas de satisfaction de la réplétion gastrique. Il a des accès hypertoniques de tension postérieure qui sont dus à la douleur. Il devient inconsolable, perd ou n’acquiert pas les rythmes biologiques, la capacité à recevoir le biberon ou la tétée avec satiété et sérénité, et souvent refuse de s’alimenter.


On sait également « à l’inverse » qu’un bébé qui se tend en arrière pour une tension interactive (agitation, colère, bébé qui se sent mal contenu, ne sait « s’enrouler » comme dans le creux utérin) accroît les régurgitations et remontées internes de façon mécanique, donc les douleurs. Il peut tout à fait s’agir de la traduction physique d’angoisses archaïques, et l’on pense aux agonies primitives de Winnicott. S. Fraiberg (1981) parle de modes de défense biologiques précurseurs : « Est-ce que les modes de défense biologiques sous-tendent la structure de certains mécanismes de défense précoces psychiques ? »


Concernant les coliques, L. Kreisler (1976, 1985b), après le psychanalyste anglais R. Spitz qui avait décrit la pathologie de l’enfant carencé et l’hospitalisme, a décrit les pathologies de la sur-stimulation et de la surcharge d’excitation, en quelque sorte la pathologie du « trop ». « Les coliques du premier trimestre partagent avec le côlon irritable des similitudes interactives pathogènes. Elles peuvent être rangées sous la rubrique de la surcharge d’excitation dans des circonstances marquées par la discontinuité qualitative et quantitative des soins maternels, l’irrégularité des modes de vie du bébé parfois jusqu’à l’incohérence… Le malaise des bébés s’offre de plus en plus souvent sous le déguisement médicalisé de troubles fonctionnels. Les dyskinésies coliques du jeune enfant expriment pour beaucoup les conséquences de modes de vie des adultes. Ils partagent malgré eux les pressions infligées à leurs parents par la vie contemporaine mécanisée, poussée vers l’efficacité et le rendement, bref quadrillée dans des conduites opératoires qui bousculent et stérilisent les relations. » C. Combe (2002) décrit à sa façon l’intrication entre des symptômes digestifs, une tension psychique et une inadéquation maternelle : « Une mère qui, devant l’expression psychosomatique de son nourrisson malade de coliques du nourrisson par exemple, au lieu de le calmer en le berçant pour calmer l’angoisse le temps qu’il parvienne à se réorganiser au niveau pulsionnel, lui redonne le sein, ce qui va provoquer une dérégulation des rythmes de son fonctionnement corporel, et va provoquer des douleurs gastriques par trop de lait à digérer, en plus des spasmes intestinaux et de l’aérocolie qu’il avait déjà par angoisse d’une montée pulsionnelle d’excitation qu’il n’arrivait pas à organiser. »

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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 6: Les troubles psychosomatiques précoces du bébé

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