Chapitre 6 Les troubles psychosomatiques précoces du bébé
Les troubles fonctionnels précoces du bébé (trois premiers mois) constituent un motif fréquent de consultation pédiatrique. Ils parasitent et envahissent d’angoisse une période que les parents anticipaient comme le bonheur de la rencontre avec le bébé réel, attendue comme un aboutissement. Les parents sont dans une angoisse vitale, très demandeurs de diagnostic précis et de solution médicale efficace et immédiate. Le pédiatre est en première ligne et doit évaluer la dimension somatique, lésionnelle et donc à risque, ou fonctionnelle, et la dimension relationnelle, interactive qui est à aborder avec tact et mesure avec les parents. Et le bébé ? Il est capable d’une expression symptomatique très riche qui évoque le théâtre du corps de Joyce McDougall (1989). En associant des pleurs et des troubles qui semblent mécaniques, douloureux, des spasmes digestifs, des borborygmes et des régurgitations, il met en scène, en actes et en corporéité les difficultés de sa maturation physiologique et de sa vie psychique naissante, de ses interactions : tensions, pulsions, angoisses archaïques (chute, lâchage, démantèlement, explosion), frustrations physiques et psychiques, souffrance en voie de devenir dépressive.
Description
Les principaux motifs de consultation sont :
• les pleurs paroxystiques inconsolables ;
• le reflux gastro-œsophagien (RGO) ;
• les coliques du nourrisson ;
Entre le symptôme et la plainte, la définition est bien subjective.
Prenons du recul. Qu’est-ce qu’un symptôme, et en particulier ceux auxquels nous avons affaire ?
La définition du symptôme est différente selon l’angle de vue.
Les coliques sont l’association à des degrés variables de douleurs abdominales et de pleurs, ou simplement des pleurs. Sous le terme de Infant colics, dans les critères de Rome III qui constituent une définition internationalement admise des troubles fonctionnels digestifs, le versant digestif est même absent : il s’agit d’accès d’agitation, d’irritabilité et de pleurs qui débutent et s’arrêtent, sans cause déclenchante. Les épisodes durent 3 h ou plus par jour, surviennent au moins 3 jours par semaine, durant au moins 1 semaine (ce que l’on nomme la règle des trois). La prise de poids est satisfaisante. Il est à remarquer que cette définition se trouve sous la plume des mêmes auteurs (Drossman, 2006 ; Hyman et al., 2006) qui ont, dans des articles postérieurs, rapporté des anomalies de la phase III du complexe myoélectrique migrant (motricité de l’intestin grêle) dans les coliques du bébé.
Quant aux pleurs excessifs, il en existe plusieurs définitions, dont la classique règle des trois qui semble obsolète dans notre clinique actuelle. La reprise des définitions (Chevallier, 2008) a fait conclure que les pleurs excessifs sont ceux qui motivent une consultation, ce qui inclut forcément dans le diagnostic la tolérance des familles.
Plutôt que d’un symptôme, il pourrait s’agir d’une plainte somatique du bébé. Pour M. Balint (1973), la plainte représente le stade inorganisé de la maladie : à ce stade, on ne sait si ce qui est important est de se plaindre, ou le symptôme lui-même. L’avantage du terme de « plainte » est qu’il situe le problème davantage au niveau du recours aux soins que du symptôme lui-même (Cathebras, 2006).
La description des symptômes fonctionnels digestifs du bébé permet de leur trouver des particularités sémiologiques et étiologiques qui justifient des explications et des propositions thérapeutiques médicales différentes, alors que le tronc commun est le travail sur le lien et les interactions précoces.
Le RGO est une maladie depuis quelques décennies, et ce symptôme a été surmédicalisé en raison de l’angoisse de ses complications et en particulier des malaises graves du nourrisson et de l’amalgame qui a longtemps été fait entre RGO et risque de mort subite inexpliquée du nourrisson (MSIN). Chez le bébé, la première complication du RGO est l’œsophagite qui se traduit par des douleurs, et peut entraîner des régurgitations sanglantes. Le diagnostic est facilement confirmé par une fibroscopie si nécessaire, et le traitement antisécrétoire acide est efficace. En revanche, la dénutrition par la diminution des prises alimentaires est maintenant très rare car l’intervention médicale est à même de la prévenir. Enfin et surtout, les régurgitations violentes peuvent entraîner des épisodes de suffocation, ou des malaises vagaux, ce qui a fait longtemps penser que le RGO était la principale cause de MSIN. Or, on sait depuis les travaux de recherche sur les causes et les mesures de prévention de la MSIN (durant les années 1990) que les facteurs de risque en cause sont un couchage ventral, une asphyxie, une hyperthermie concomitante (virose), alors que le RGO n’est pas une cause statistiquement significative. Les épisodes de suffocation ne sont pas particulièrement à risque vital, et depuis les consignes de couchage des bébés en décubitus dorsal, il y a eu une diminution spectaculaire des cas de MSIN, et il n’a pas été observé d’accroissement de fréquence des épisodes de suffocation.
Les classiques coliques du nourrisson associent à des degrés divers des pleurs paroxystiques et des troubles digestifs, et l’on sait, depuis les travaux de L. Kreisler, M. Fain et M. Soulé (1974), que le problème est autant pulsionnel que digestif. Typiquement, le bébé boit bien, garde une bonne croissance pondérale, et se met à pleurer à la moitié de la tétée, ou dès la fin du repas (« réflexe gastro-colique »). Il devient tout rouge, a un ballonnement abdominal, pédale et recroqueville ses membres inférieurs, émet des gaz. La douleur a un caractère spasmodique. Il peut avoir des selles irrégulières, explosives. Les pleurs sont à maximum vespéral, impossibles à calmer par les parents. Il dort bien la nuit, ou la deuxième partie de la nuit, une fois la crise passée. Sur fond de surchauffe digestive avec douleurs abdominales, les pleurs inconsolables vespéraux correspondent à des montées pulsionnelles avec une désorganisation croissante du bébé. Les parents inquiets ne peuvent contenir cette éruption, et, épuisés et angoissés, lui redonnent à boire, et le cycle se reproduit dans une impuissance totale.
Du côté pédiatrique, l’evidence-based medicine nous aide peu devant les troubles fonctionnels du bébé… Les coliques sont décrites chez 5 à 40 % des bébés selon les publications, le RGO douloureux dans 5 à 30 %. Les examens complémentaires sont intrusifs et peu reproductibles, et ne doivent être proposés que s’ils ont une utilité directe thérapeutique. Par exemple, la fibroscopie57 est bien décevante chez un bébé ayant un RGO douloureux et ne montre souvent qu’une minime congestion de l’œsophage, ou un aspect normal… (on parle alors d’œsophage irritable). La pH-métrie œsophagienne58 ne montre pas de corrélation entre l’importance du reflux et les phénomènes douloureux. Dans les coliques, la recherche d’une cause a fait surestimer l’allergie aux protéines du lait de vache (APLV) qui ne concerne qu’environ 2 % des bébés ayant des coliques, et qui ont alors des signes associés tels qu’un eczéma, une mauvaise prise de poids, une diarrhée, etc. Les examens permettant de mettre en évidence une pullulation bactérienne colique ou une intolérance au lactose compliquent la prise en charge d’une pathologie bénigne et n’ont pas permis d’établir de lien de cause à effet.
Finalement, l’analyse sémiologique garde toute sa valeur (l’observation du bébé, comme nous le verrons dans le chapitre 15) et la compréhension de la physiopathologie polyfactorielle, au cas par cas, est plus pertinente. Globalement, le bébé ayant un reflux semble plus « malade » que le bébé ayant des coliques. On privilégie le traitement empirique du RGO douloureux, et on ne fait pas de fibroscopie à tout bébé qui pleure, mais on ne donne pas d’oméprazole (Mopral®) à tout bébé qui pleure ! Dans le cas des coliques, on observe le trouble digestif et on donne éventuellement un traitement empirique, on évite une fermentation excessive, et si une APLV est suspectée devant des signes associés, on fait un régime d’éviction à l’essai programmé dans le temps.
Un peu de physiologie : des troubles fonctionnels digestifs
On oppose sur le plan somatique les troubles lésionnels et les troubles fonctionnels qui surviennent en dehors d’une anomalie anatomique, infectieuse, malformative ou biochimique donnée.
Les troubles digestifs sus-cités mettent en jeu le muscle lisse digestif qui est indépendant de la volonté, et qui est « psychosomatique » en essence : il est doté d’une innervation propre locale par le système nerveux périphérique (« cerveau périphérique ») qui est sous le contrôle du système nerveux central. Les systèmes nerveux central (SNC) et périphérique (SNP) communiquent en permanence, dans les deux sens, par la voie d’un axe neural, l’axe cérébro-myentérique (brain gut axis). De nombreux neuropeptides du SNP ou hormones digestifs ont la même structure (séquence d’acides aminés) que les neuropeptides du SNC ou une partie de leur séquence (ex. : dopamine, sérotonine) et sont donc communs aux deux systèmes. Ce muscle lisse est sous la dépendance de la maturation et de la synchronisation du fonctionnement digestif de l’enfant mais également du SNC, de l’environnement catécholaminergique, neuro-hormonal, donc du contexte de tension ou de stress au sens large du terme.
Ces troubles fonctionnels du bébé sont des troubles psychosomatiques
La dimension psychique est perceptible chez le bébé et les parents, avec une détresse sans rapport avec la sévérité somatique. Du côté du bébé, le symptôme est souvent impressionnant, bruyant. Les hurlements du bébé contrastent avec une relative bénignité somatique. Il perd les rythmes biologiques qui étaient en cours d’acquisition (repas, sommeil), peut refuser activement de boire. On a parfois une impression de limitation du développement, d’atonie, de dépression, de contact pauvre ou absent, d’évitement relationnel ou au contraire d’hypertonie, d’hyper-réactivité.
D.W. Winnicott (1958) décrit chez les nourrissons des moments de « dépersonnalisation ». Pour lui, « le bébé d’un an n’est fermement enraciné à son corps qu’à certains moments. La psyché d’un nourrisson normal peut perdre le contact avec le corps… Par exemple au réveil d’un sommeil profond, le bébé a un accès de pâleur, paraît absent, peut avoir des vomissements, un accès de transpiration anormale, ou avoir très froid ». Il y a peu de différence avec ce que nous appelons en pédiatrie un changement de teint, qui fait partie des malaises du nourrisson, pour lesquels un bilan est généralement fait en milieu hospitalier (recherche de reflux gastro-œsophagien, d’œsophagite, d’hypertonie vagale, etc.) dans la crainte d’un malaise plus grave.
Notons que, entre le RGO et les coliques, la mise en scène est différente. Les pleurs ne sont pas les mêmes, ni le fonctionnement en boucle psychosomatique : tension anxieuse dans le RGO, qui va jusqu’au refus de l’alimentation, « orage pulsionnel » dans les coliques. Dans le cas du RGO (Missonnier, Boige, 1999 ; Boige, 2001), le « régurgiteur heureux » est rare… Ce symptôme est présenté du côté du bébé dans une atmosphère de tension importante, de pleurs, avec des régurgitations qui deviennent fréquentes et douloureuses. Il a une souffrance somatique : douleur liée à la remontée acide, intolérance gastrique. L’expérience de la tétée (succion nutritive) n’est plus associée au plaisir mais à la douleur, aux brûlures, il n’y a pas de satisfaction de la réplétion gastrique. Il a des accès hypertoniques de tension postérieure qui sont dus à la douleur. Il devient inconsolable, perd ou n’acquiert pas les rythmes biologiques, la capacité à recevoir le biberon ou la tétée avec satiété et sérénité, et souvent refuse de s’alimenter.
Concernant les coliques, L. Kreisler (1976, 1985b), après le psychanalyste anglais R. Spitz qui avait décrit la pathologie de l’enfant carencé et l’hospitalisme, a décrit les pathologies de la sur-stimulation et de la surcharge d’excitation, en quelque sorte la pathologie du « trop ». « Les coliques du premier trimestre partagent avec le côlon irritable des similitudes interactives pathogènes. Elles peuvent être rangées sous la rubrique de la surcharge d’excitation dans des circonstances marquées par la discontinuité qualitative et quantitative des soins maternels, l’irrégularité des modes de vie du bébé parfois jusqu’à l’incohérence… Le malaise des bébés s’offre de plus en plus souvent sous le déguisement médicalisé de troubles fonctionnels. Les dyskinésies coliques du jeune enfant expriment pour beaucoup les conséquences de modes de vie des adultes. Ils partagent malgré eux les pressions infligées à leurs parents par la vie contemporaine mécanisée, poussée vers l’efficacité et le rendement, bref quadrillée dans des conduites opératoires qui bousculent et stérilisent les relations. » C. Combe (2002) décrit à sa façon l’intrication entre des symptômes digestifs, une tension psychique et une inadéquation maternelle : « Une mère qui, devant l’expression psychosomatique de son nourrisson malade de coliques du nourrisson par exemple, au lieu de le calmer en le berçant pour calmer l’angoisse le temps qu’il parvienne à se réorganiser au niveau pulsionnel, lui redonne le sein, ce qui va provoquer une dérégulation des rythmes de son fonctionnement corporel, et va provoquer des douleurs gastriques par trop de lait à digérer, en plus des spasmes intestinaux et de l’aérocolie qu’il avait déjà par angoisse d’une montée pulsionnelle d’excitation qu’il n’arrivait pas à organiser. »