Chapitre 4 Actions chirurgicales correctrices
principes et effets sur l’équilibre oculomoteur
L’objectif de la chirurgie des strabismes est de (r)établir l’équilibre oculomoteur qui provoquera le redressement des axes visuels. Le moyen consiste à ajuster au mieux la puissance musculaire par des choix opératoires différenciés, qualitatifs (stratégie, cf. partie III) et quantitatifs (dosage, cf. chapitre 7). Nous disposons aujourd’hui de stratégies chirurgicales plus diversifiées et mieux appropriées pour compenser, au niveau de l’effecteur périphérique, les différents types de déséquilibres oculomoteurs d’origine innervationnelle ou/et neuromusculaire.
Deux niveaux sont à considérer :
Actions opératoires et leurs effets sur l’action du ou des muscles opérés
Agir sur le moment d’un muscle
La puissance d’un muscle dépend du « moment »1 de ce muscle, c’est-à-dire du produit de sa force par la longueur de son bras de levier (figure 4.1). Les procédés de la chirurgie oculomotrice consistent à modifier ce moment : on y parvient en changeant la force développée ou/et l’arc de contact, parfois aussi en modifiant la position d’un ou de plusieurs muscles.
Longueur et force musculaires
Les muscles agissent par leur force contractile active et leur tension élastique passive [1] (cf. chapitre 2) :
• les muscles développent une force contractile active2 sous l’effet d’une stimulation nerveuse ; elle dépend étroitement de sa longueur relative ou, autrement dit, de son extension longitudinale lors de la stimulation : elle est proche de son maximum lorsque le muscle est à sa longueur moyenne (dite « longueur in situ », ce qui correspond, pour les muscles oculomoteurs, à leur longueur lorsque l’œil est en position primaire) ; elle diminue rapidement de façon linéaire dès que l’extension du muscle diminue ; au-delà de la longueur moyenne, elle augmente légèrement, pour atteindre son maximum pour une extension à 110 % environ, et diminue ensuite dès que l’extension dépasse cette valeur (figure 4.2) ;
• les muscles exercent en même temps une tension élastique passive ; celle-ci varie avec leur extension longitudinale : elle est effective à leur longueur moyenne [1,2], comme le montre leur rétraction au moment où ils sont désinsérés ; elle décroît jusqu’à s’annuler lorsque l’extension diminue ; elle croît d’abord de façon exponentielle lorsque celle-ci augmente, jusqu’à la limite des possibilités d’extension (cf. figure 4.2 et chapitre 2).
En conséquence, la chirurgie conventionnelle de relâchement (autrement dit le recul) et d’étirement (autrement dit le plissement ou la résection) musculaire affaiblit ou renforce les forces actives et passives que le muscle exerce sur le globe oculaire et modifie ainsi l’équilibre oculomoteur statique.
Arc de contact et bras de levier
Arrivés au point de tangence avec le globe oculaire, les muscles oculomoteurs infléchissent leur trajet pour venir s’enrouler autour de celui-ci ; à partir de ce point et jusqu’à leur insertion sclérale, les muscles restent en contact avec le globe, décrivant un arc appelé arc de contact3.
La longueur de l’arc de contact est différente pour chacun des six muscles. Dans l’œil schématique de Volkmann (diamètre de 24,6 mm et circonférence de 77,4 mm), celle du droit médial est de 6,27 mm et celle du droit latéral de 14,83 mm en position primaire. Elle est également différente pour les droits verticaux, légèrement plus courte pour le supérieur que pour l’inférieur, et pour les obliques, plus courte pour le supérieur que pour l’inférieur. La position du point de tangence par rapport à l’équateur du globe est par conséquent aussi différente : en position primaire, ce point reste à 8,5 mm en arrière de l’équateur pour le droit latéral, légèrement en arrière de lui pour les droits verticaux ; mais il est à 1,85 mm en avant de lui pour le droit médial. La raison en est géométrique et tient à la différence de position et d’angle de la partie rétrobulbaire des muscles droits par rapport à l’axe antéropostérieur du globe [2].
L’arc de contact et la position des points de tangence sur le globe varient constamment au cours des mouvements oculaires. Dans les conditions normales, l’arc de contact se déroule lorsqu’un muscle se raccourcit en se contractant ; il s’enroule lorsque le muscle s’allonge en se relâchant. De ce fait, la position des points de tangence reste invariable par rapport au centre de rotation du globe et fixe dans l’espace lors des mouvements de rotation du globe (figure 4.3). L’insertion sclérale du droit médial atteint le point de tangence pour une adduction de 29°, au-delà donc des limites usuelles de 20° du champ du regard ; l’insertion des autres muscles n’atteint jamais le point de tangence, même dans les regards extrêmes [3].
C’est sur ces points que vient s’appliquer tangentiellement la traction musculaire, ce qui a pour corollaire que le bras de levier de chacun des muscles est constant quelle que soit la position du globe, jusqu’à la limite du déroulement de son arc de contact ; au-delà de ces points, le bras de levier diminue et la traction musculaire cesse d’être tangentielle [4].
À l’inverse, lorsqu’un muscle a été fixé à la sclère par une myopexie (ou ancrage) postérieure en arrière de son point de tangence, son arc de contact est rendu invariable ; la position de son point d’ancrage au globe est devenue variable dans l’espace au cours des mouvements oculaires. Le bras de levier, devenu lui aussi variable, diminue au fur et à mesure que le globe oculaire se tourne en direction du muscle opéré.
Mode d’action selon le procédé opératoire
Chirurgie conventionnelle
Recul (ou récession) musculaire (cf. chapitre 10)
Effet sur les forces musculaires
Lorsqu’un muscle ou, plus précisément, son insertion sclérale a été reculée, son extension longitudinale se trouve diminuée (figure 4.4A et tableau 4.1 pour l’exemple du recul du droit médial), le relâchement musculaire produit une diminution de :
• la force contractile que le muscle est capable de développer ;
• la tension passive qu’il exerce, c’est-à-dire une réduction de ses forces aussi bien active que passive.
L’effet obtenu sur l’équilibre statique est dosage-dépendant suivant une progression linéaire pour les dosages moyens (cf. chapitres 7 et 18).
Effet sur l’arc de contact
En même temps l’arc de contact du muscle est raccourci ; il cesse d’exister dès lors qu’au cours de la rotation du globe en direction du muscle opéré, la nouvelle insertion atteint ou dépasse vers l’arrière le point de tangence, ou d’emblée lorsque le muscle a été réinséré au niveau ou en arrière de ce point (cf. figure 4.4A).
Pour un droit médial, l’effet de la réduction du bras de levier reste cependant secondaire pour un recul moyen, c’est-à-dire inférieur ou égal à 6 mm (cf. tableau 4.1) [3] ; un recul de 6 mm place l’insertion de ce muscle à son point de tangence, c’est-à-dire à la limite postérieure de son arc de contact, lorsque l’œil est en position primaire ; lorsque celui-ci se porte en adduction de 30°, l’insertion recule de 6,5 mm en arrière du point de tangence : le bras de levier est alors réduit de 16 %.
Les grands reculs (supérieurs à 6 mm pour un droit médial) affaiblissent de façon plus difficilement prévisible les forces active et passive du muscle opéré, parce qu’ils dépassent le jeu normal entre le muscle et la capsule de Tenon (cf. chapitres 2 et 7).
Selon les données classiques, la force active est diminuée de 40 % lorsqu’un muscle est relâché de 25 % de sa longueur (ce qui équivaut à un recul d’un droit médial de 9 mm) [3]. L’effet freinateur en soi d’un tel affaiblissement sur dynamique oculaire est majoré par la réduction progressive du bras de levier ; celle-ci intervient d’autant plus tôt dans la rotation du globe vers le muscle opéré, que le recul aura été plus important ; mais au total, elle ne dépasse pas 16 % en adduction de 30° pour un recul de 6 mm – cf. tableau 4.1. (Les reculs avec anses étaient censés préserver une partie ou la totalité de l’arc de contact et éviter ainsi une réduction du bras de levier. En fait l’extrémité du muscle se réinsère, en dépit des anses, directement à la sclère, tout comme en cas de suture directe à la sclère.)
En résumé, dans les limites des dosages moyens, le recul affaiblit l’action musculaire avant tout par la réduction des forces active et passive du muscle opéré ; il a un effet sur l’équilibre statique, égal dans toutes les directions du regard. L’effet freinateur dynamique qui revient à la réduction du bras de levier est insignifiant : il reste toujours très inférieur à l’effet statique du relâchement.
Un effet freinateur plus important ne pourrait être obtenu qu’au prix d’un relâchement musculaire disproportionné ; un tel recul majoré provoquerait à terme une déviation inverse consécutive [3], ainsi que Cüppers l’a montré [7].
Avancement, plissement, résection musculaire (cf. chapitre 10)
Effet sur les forces musculaires
L’avancement, le plissement et la résection musculaire consistent à étirer le muscle, tout en excluant une longueur donnée de sa partie terminale antérieure, soit par :
• l’avancement de l’insertion sclérale vers le limbe ; l’arc de contact ne s’en trouve pas allongé, car il se constitue une adhérence entre le muscle et la sclère à l’endroit de l’insertion primitive ;
• le plissement terminal du muscle, avec fixation de la base du pli à la hauteur de l’insertion primitive (cf. figure 4.4A) ;
• la résection, c’est-à-dire l’amputation d’un segment de l’extrémité antérieure du muscle, suivie de la réinsertion de la partie restante à l’insertion primitive.
Les trois procédés ont des effets moteurs identiques. Dans les trois cas, le muscle est raccourci de la longueur exclue ; or le segment de muscle perdu contient des fibres musculaires jusqu’à son insertion sclérale ; la part perdue représente par conséquent 15,9 % de la longueur musculaire totale pour un raccourcissement de 6 mm d’un droit médial, et 22,0 %, pour un raccourcissement de 8 mm d’un droit latéral. La force active du muscle s’en trouve légèrement affaiblie d’autant [10].
La longueur moyenne restant inchangée, l’extension longitudinale du muscle est nécessairement augmentée. Du fait du raccourcissement qu’il a subi, le muscle se trouve donc davantage étiré. Nous avons vu ci-dessus (cf. supra) que la force isométrique qu’il développe dans ces conditions augmente légèrement jusqu’à 110 % de sa longueur moyenne normale (ce qui peut compenser l’affaiblissement mentionné ci-dessus), mais diminue au-delà. Son renforcement résulte donc avant tout de l’augmentation de sa tension passive due à sa plus grande extension longitudinale, suivant une progression qui peut être assimilée à une progression linéaire pour les dosages moyens, mais qui devient exponentielle et plus difficilement prévisible au-delà (cf. figure 4.2 et chapitre 7).
Myopexie postérieure (rétro-équatoriale) ou ancrage postérieur d’un muscle droit ou opération du fil de Cüppers (cf. chapitre 10)
Lorsqu’un muscle a été fixé à la sclère en arrière de son point de tangence par une Myopexie postérieure – ou opérationdu fil de Cüppers– son bras de levier diminue et par conséquent son efficacité, et cela d’autant plus que l’œil est davantage tourné dans sa direction (figure 4.4B). Il en résulte un effet à la fois statique de rééquilibrage et dynamique de freinage [2,4,5,7–9,11,12].
Effet sur les forces musculaires
L’équilibrestatique des forces est déplacé en direction de l’antagoniste homolatéral, dont la force reste inchangée ; l’œil va de ce fait se redresser, jusqu’au point où la force du muscle opéré (dont le bras de levier augmente au fur et à mesure que l’œil se redresse) va de nouveau équilibrer celle de son antagoniste homolatéral. Ainsi la myopexie postérieure agit-elle sur l’équilibre statique : elle réduit l’angle minimum d’autant plus que cet angle est grand au départ ; son action est en fait variable et peu prévisible d’un cas à l’autre, en raison de l’intervention d’autres facteurs (cf. chapitre 7) ; elle est négligeable, si l’angle minimum est nul ou minime (figure 4.5).
Cet effet est atténué, ainsi que Kaufmann l’a décrit, du fait que le trajet du muscle, de son insertion postérieure à son insertion sclérale, se trouve allongé par l’ancrage postérieur ; son extension longitudinale et par conséquent sa tension passive en sont augmentées d’autant. La myopexie postérieure a de ce fait un léger effet de renforcement musculaire, qui devra au besoin être compensé (cf. chapitre 10).
Effet sur le bras de levier
L’effet de la myopexie postérieure est avant tout dynamique : l’influx innervationnel que reçoit le muscle opéré reste inchangé ; mais la myopexie postérieure réduit l’efficacité de cet influx. En effet, le bras de levier diminue au fur et à mesure que le globe oculaire se porte davantage en direction du muscle opéré, selon une progression proportionnelle au degré de rotation du globe et dépendant de la distance de la myopexie postérieure (tableau 4.2 et figure 4.6).