Chapitre 35 Iridocyclite hétérochromique de Fuchs
Historique
Depuis la première description dans la littérature médicale par Lawrence en 1843 de quatre patients qui présentaient une hétérochromie et une cataracte, l’entité aujourd’hui décrite sous le nom d’« iridocyclite de Fuchs » demeure une maladie énigmatique [1]. Ernst Fuchs, professeur d’ophtalmologie à l’université de Vienne, développa le travail de Weill et rapporta cette nouvelle maladie dans un article qui reste une référence en ophtalmologie [2,3]. L’étude portait sur trente-huit patients, une quantité importante de cas en comparaison des précédentes publications, et décrivait les critères de la maladie toujours utilisés cent ans plus tard. La description anatomopathologique de six yeux énucléés permettait de mettre en évidence des cicatrices pigmentées à la périphérie du fond d’œil, dont la confirmation attendit ensuite soixante-dix ans. Bien que Fuchs n’ait pas été le premier à le décrire, son nom reste attaché à ce syndrome, même si différentes dénominations ont été utilisées. Le terme de « cyclite hétérochromique de Fuchs » est très fréquemment utilisé mais certains auteurs utilisent maintenant l’appellation « syndrome de Fuchs » car l’hétérochromie est inconstante, tandis que d’autres préfèrent le nom d’« uvéite hétérochromique de Fuchs ». Le terme d’« i ridocyclite hétérochromique de Fuchs » sera préféré dans ce chapitre, malgré le caractère inconstant de l’hétérochromie.
Dans la publication de Kimura et al. en 1955, les critères initiaux de Fuchs furent confirmés et élargis [4]. La même année, Franceschetti s’appuya sur une série de soixante-deux patients pour les détailler [5]. Ce sont ces critères diagnostiques qui sont repris dans la plupart des manuels d’ophtalmologie aujourd’hui. La publication de Loewenfeld et Thompsons en 1973 a permis de clarifier la confusion entre les différentes étiologies d’hétérochromies iriennes : hétérochromies isolées, hétérochromies sympathiques et liées aux dysraphies spinales, syndrome de Waardenburg et iridocyclite hétérochromique de Fuchs [6,7]. Bien que des progrès récents en immunologie et l’essor de nouvelles techniques d’imagerie, dont la microscopie confocale in vivo, aient permis de découvrir de nouveaux aspects de la maladie, celle-ci n’en demeure pas moins encore très incomplètement comprise.
Épidémiologie
L’iridocyclite hétérochromique de Fuchs est une étiologie assez fréquente d’uvéite. La prévalence de la maladie varie entre 1,1 % et 6,2 % des patients adressés pour uvéite [8–12]. Aucune prédominance de race n’est observée. La maladie touche les deux sexes, avec une légère préférence pour les hommes (45 % à 71 %) [3,12–15]. Par ailleurs, il semble qu’elle soit sous-estimée chez les sujets noirs, à cause de la difficulté à détecter une hétérochromie. Des nodules iriens sont davantage retrouvés dans cette population [16].
Aspects cliniques
GÉNÉRALITÉS, CRITÈRES DIAGNOSTIQUES
La maladie débute typiquement entre dix et vingt ans, de manière insidieuse, ce qui signifie qu’elle peut apparaître plus tôt, restant méconnue jusqu’à ce que les symptômes s’expriment. Le patient typique a entre trente et quarante ans, bien que le diagnostic puisse aussi être posé chez des patients de plus de soixante ans[13,15]. L’atteinte est unilatérale dans 84 % à 96 % des cas selon les séries. Le caractère insidieux des symptômes, la discrétion des signes cliniques et la lenteur de l’évolution retardent le diagnostic, avec un délai de neuf années en moyenne (extrêmes : zéro et vingt-six ans) entre les premières manifestations et le diagnostic.
Les symptômes au moment du diagnostic sont résumés dans le tableau 35-I[17,18]. Les signes cliniques initiaux peuvent être divisés en signes constants et variables, comme l’indiquent les tableaux 35-II et 35-III.
Présence de : | Absence de : |
---|---|
Caractère chronique des signes cliniques Précipités stellaires diffus Inflammation de chambre antérieure modérée | Rougeur oculaire Synéchies postérieures Réponse à la corticothérapie locale Maladie systémique responsable d’uvéite ou autre cause d’uvéite |
Atteinte unilatérale |
Hétérochromie irienne |
Atrophie irienne |
Nodules iriens |
Distribution diffuse des précipités rétrodescemétiques |
Cataracte |
Oacités vitréennes |
Signe d’Amsler (si intervention chirurgicale) |
Le nombre moyen de critères variables est de 4,15 (± 1,2). Cette constatation peut être utile pour le diagnostic spécifique de cette entité, qui repose entièrement sur l’histoire de la maladie et l’examen clinique. L’association de six critères majeurs (constants) à au moins deux critères mineurs (variables) est corrélée à une haute sensibilité de diagnostic d’iridocyclite hétérochromique de Fuchs. Le tableau 35-IV présente une méta-analyse des signes cliniques de la maladie de Fuchs.
CORNÉE
La maladie de Fuchs se caractérise par des précipités rétrodescemétiques qui se répartissent sur toute la surface de l’endothélium cornéen (fig. 35-1). Ils sont de deux sortes :
L’endothélium de patients atteints d’iridocyclite hétérochromique de Fuchs a été étudié en microscopie spéculaire. Alanko et al. ont ainsi mis en évidence la présence de corps sombres intercellulaires et intracellulaires, de larges zones acellulaires et des secteurs brillants irréguliers. Cette observation a déjà été faite dans d’autres formes d’uvéites. En général, la densité cellulaire n’est pas diminuée [22]
La microscopie confocale in vivo fournit de manière non invasive des informations sur la structure oculaire à un niveau cellulaire. Labbé et al. ont montré que l’endothélium des patients atteints d’iridocyclite hétérochromique de Fuchs était altéré [23]. Trois principales anomalies étaient observées (fig. 35-2). La première anomalie consistait en de larges dépôts hyperréflectifs, correspondant aux précipités rétrodescemétiques qui se trouvaient sur l’endothélium. L’apparence de ces précipités en microscopie confocale in vivo était très similaire chez tous les patients. Les précipités avaient une forme dendritique, avec un petit corps central et de nombreuses fines ramifications, qui parfois reliaient entre eux différents précipités. D’autres précipités rétrodescemétiques plus petits et moins nombreux étaient également présents. La deuxième anomalie était la présence de dépôts hyperréflectifs de taille inférieure aux précipités rétrodescemétiques et aux cellules endothéliales, avec une forme dendritique et, parfois, un aspect en pointillé. La troisième anomalie de l’endothélium consistait en des éléments arrondis hyporéflectifs. Ces dernières anomalies étaient proches des précipités rétrodescemétiques ou des petits dépôts hyperréflectifs. Ces zones hyporéflectives se positionnaient de manière aléatoire au sein de l’endothélium, elles se trouvaient aussi bien aux bords qu’à l’intérieur de la cellule endothéliale. Aucune de ces trois anomalies n’était observée sur l’œil controlatéral. Il a été remarqué que même les précipités rétrodescemétiques d’aspect non stellaire à la lampe à fente avaient une forme dendritique en microscopie confocale in vivo.
Les études utilisant la microscopie confocale in vivo ont montré que les précipités rétrodescemétiques des uvéites infectieuses étaient volontiers dendritiques et que ceux des uvéites non infectieuses étaient plutôt ronds et globuleux. Les précipités rétrodescemétiques de la maladie de Fuchs se rapprochent donc de ceux des uvéites infectieuses, sans être identiques [24,25]. Cet aspect particulier peut correspondre à un dépôt de fibrine autour des cellules inflammatoires. Ceci suggère aussi que la pathogénie de l’iridocyclite hétéochromique de Fuchs pourrait comporter une vraie part inflammatoire déclenchée par une origine infectieuse. Le caractère unilatéral des modifications endothéliales dans l’iridocyclite hétéochromique de Fuchs pourrait aussi être en faveur d’une cause infectieuse.
HUMEUR AQUEUSE
La chambre antérieure est habituellement peu inflammatoire dans l’iridocyclite hétérochromique de Fuchs : le tyndall cellulaire et le flare sont peu élevés. Une étude a montré une augmentation du flare faible mais significative à 12,1 ± 3,6 ph/ms (nombre de photons par milliseconde) dans l’œil atteint, en comparaison à la valeur du flare de l’œil controlatéral (3,9 ± 1,1 ph/ms) et des yeux témoins (4,1 ± 1,3 ph/ms) [26]. Ceci peut résulter d’une perméabilité accrue des vaisseaux iriens ou d’une augmentation de la production locale d’immunoglobulines.
IRIS
Bien que considérée comme une uvéite non granulomateuse, l’iridocyclite hétérochromique de Fuchs peut présenter des nodules iriens proches de ceux des uvéites granulomateuses. Ces petits nodules sont retrouvés chez 20 % à 30 % des patients [5,16]. Ils peuvent se trouver au bord de la pupille (pseudonodules de Koeppe) ou sur la face antérieure de l’iris (pseudonodules de Busacca) (fig. 35-3). Ils sont observés à la phase initiale de la maladie le plus souvent, c’est-à-dire à la phase caractérisée par l’absence d’atrophie irienne ou de cataracte. Ils sont typiquement petits et transparents et peuvent donc être méconnus. Ils sont difficiles à observer sur des iris bleus [27].
Les corps de Russell ressemblent à de petits dépôts cristallins à la surface antérieure de l’iris et peuvent être associés à de nombreuses formes d’inflammation, y compris les uvéites chroniques et les lymphomes B [28]. Ils représenteraient une séquestration d’immunoglobulines, qui ne peuvent être ni produites ni dégradées par le réticulum endoplasmique [29]. En conséquence, la présence de corps de Russell dans l’œil prouve une sécrétion active d’immunoglobulines. Dans l’humeur aqueuse, des niveaux élevés d’immunoglobulines ont été rapportés en cas d’uvéite et une augmentation oligoclonale d’immunoglobulines (principalement IgG1) a été trouvée dans l’iridocyclite hétérochromique de Fuchs [30,31]. Dans ce contexte, les corps de Russell correspondent à des cellules plasmatiques agglomérées avec des immunoglobulines [32].
On pourrait penser que l’hétérochromie irienne est un signe majeur de la maladie de Fuchs, or celle-ci est inconstante, avec des fréquences variables allant de 40 % à 100 % selon les séries (tableau 35-IV). Les conditions idéales pour l’observer sont la lumière du jour ou sous un éclairage s’en rapprochant le plus possible (fig. 35-4). Dans les cas bilatéraux, l’hétérochromie peut être absente et le diagnostic est alors plus difficile. Pour cette raison, l’observation minutieuse de l’architecture irienne est importante. La comparaison simultanée de photographies des iris peut être utile. Il existe du pigment dans les trois couches de l’iris : le feuillet antérieur, le stroma et l’épithélium pigmentaire de l’iris. Au cours de la maladie, l’atrophie survient dans les trois couches. Chez les patients avec une hétérochromie minime ou absente, le diagnostic d’iridocyclite hétérochromique de Fuchs est souvent plus délicat. Chez les sujets noirs, asiatiques ou blancs avec des iris marron, l’hétérochromie peut être absente ou peut rester discrète même au stade tardif de la maladie, car l’iris possède une réserve suffisante de pigments [16,33,34]. Typiquement, l’iridocyclite hétérochromique de Fuchs entraîne une hétérochromie principalement par atrophie du feuillet antérieur de l’iris. L’hétérochromie est de ce fait plus évidente quand la pigmentation de ce feuillet est plus importante que celle du stroma. Les iris bleus, peu pigmentés, peuvent ne pas montrer d’hétérochromie. L’atrophie progressive des iris clairs peut même entraîner une hyperchromie du côté atteint par visualisation de l’épithélium pigmentaire de l’iris. Ce phénomène est décrit sous le terme d’hétérochromie inverse. Les altérations du stroma peuvent consister en la perte tissulaire du stroma et des cryptes iriennes. La perte du pigment entraîne chez certains patients une atrophie diffuse, visible en rétro-illumination, dénommée « phénomène en vitraux » (church windows phenomenon) [24].
D’autres causes d’hétérochromie iriennes sont possibles, parfois congénitales, soit isolées, soit associées à d’autres affections, comme le syndrome de Duane par exemple ou après des paralysies sympathiques congénitales. La perte du pigment du feuillet antérieur reste typique de l’iridocyclite hétérochromique de Fuchs.
Les vaisseaux stromaux des iris atrophiques peuvent devenir plus ou moins visibles, selon le degré de la pigmentation ou de la dépigmentation irienne. Le caractère normal ou anormal de la visibilité des vaisseaux iriens peut être difficile à déterminer [36]. Par ailleurs, pour certains auteurs, l’atrophie irienne est responsable d’une intensification de la vascularisation préexistante, tandis qu’une néovascularisation est inhabituelle [6,13]. Une rupture de la barrière hémato-aqueuse a été prouvée par plusieurs auteurs [27]. Ainsi, les publications sur les angiographies d’iris chez des patients atteints d’iridocyclite hétérochromique de Fuchs ont décrit des vaisseaux radiaires étroits et une diffusion de la fluorescéine à partir de certains vaisseaux et du bord pupillaire. De manière étonnante, des secteurs iriens ischémiques ont été observés en angiographie chez quelques patients, bien que l’atrophie sectorielle ne soit pas une caractéristique de l’iridocyclite hétérochromique de Fuchs. La rupture de la barrière hémato-aqueuse reste incomprise. Bien que l’angiographie à la fluorescéine montre que l’iris est le siège de diffusions, les techniques actuelles ne permettent pas de déterminer si l’anomalie de la barrière hémato-aqueuse siège dans le segment antérieur ou dans le segment postérieur.
Les vaisseaux de l’iris et de l’angle iridocornéen sont susceptibles de saigner. Amsler s’est intéressé à la survenue d’hyphéma après paracentèse [37]. Ce signe est généralement considéré comme pathognomonique de l’iridocyclite hétérochromique de Fuchs, cependant il peut survenir dans d’autres conditions : après léger traumatisme, gonioscopie, tonométrie à applanation, anesthésie péribulbaire, mydriase et même de manière spontanée [27]. Ce phénomène pourrait engendrer un glaucome aigu transitoire [21]. Différentes théories tentent d’expliquer le phénomène déclenché par la baisse du tonus oculaire, dont l’observation d’artérioles hyalines chez quelques patients [38]. Malgré tout, la cause précise du saignement reste inconnue.
Par définition, il n’y a pas de synéchies iridocristalliniennes dans l’iridocyclite hétérochromique de Fuchs. Toutefois, de minimes synéchies postérieures transitoires ont été occasionnellement rapportées aux sites des pseudonodules de Koeppe [39]. Dans ces descriptions, les synéchies peuvent laisser une trace sous forme de lignes radiaires pigmentées sur la capsule antérieure. Cependant, la valeur sémiologique de ces traînées pigmentées dans un contexte d’iridocyclite hétérochromique de Fuchs est très discutable et pourrait plutôt faire remettre en cause le diagnostic.