20 L’enfant dans sa famille
Ce chapitre aborde l’étude de l’enfant dans sa famille. Bien que l’évolution culturelle soit très rapide, la famille nucléaire, c’est-à-dire l’ensemble père–mère–enfant, reste le mode d’organisation sociale le plus fréquent dans notre société occidentale : il continue à servir de modèle et de référence malgré les nombreuses critiques qu’on lui adresse.
Étudier ce sujet, c’est non seulement parler de l’enfant réel, mais aussi de l’enfant tel qu’il existe dans le désir et les fantasmes de la mère, du père et du couple parental. Ceci revient à poser une double question : qu’en est-il du « désir d’enfant » ? Que recouvre la « fonction parentale » ? La place que l’enfant occupe dans une famille provient à la fois de l’imaginaire parental (l’enfant que, dès avant sa conception, les parents ont en tête), mais aussi de la manière dont l’enfant réel se moule dans cet imaginaire compte tenu de ses compétences propres (le bébé interactif : cf. chap. 2) et du possible ou impossible travail psychique parental de réaménagement fantasmatique (le deuil de l’enfant du fantasme pour s’adapter à l’enfant de la réalité). Le désir d’enfant, tel qu’il est consciemment ressenti par l’un et/ou l’autre des parents, varie à l’infini dans ses motivations et ses expressions : prouver sa fertilité, affirmer son statut d’adulte, vouloir être enceinte, vouloir un garçon, une fille, avoir envie d’un enfant avec ce partenaire, faire ce que veulent les parents, chercher à soigner une dépression, une mésentente de couple, remplacer un enfant perdu, etc. Ces motivations conscientes masquent en réalité les dispositions préconscientes et inconscientes des adultes en situation d’être parents : elles se situent au cœur même de la problématique œdipienne et de l’inscription de chacun dans son destin. L’enfant doit ainsi trouver sa place dans la dynamique psychique de l’individu (en tenant compte de la problématique œdipienne de chacun), du couple (qui souvent concrétise à travers l’enfant un idéal futur), de la famille (qui inscrit chacun des siens dans la mythologie familiale). On comprend la complexité de la « fonction parentale » impossible métier disait Freud, tant ses facettes sont multiples.
Pour notre part, nous proposons de distinguer trois ordres de parentalité qui organisent chacun un axe relationnel principal, même si dans la réalité clinique ces trois « ordres » sont largement dépendants les uns des autres, d’autant plus dépendants qu’on se situe dans le registre de la normalité. Nous décrirons ainsi très succinctement l’ordre technocratique, l’ordre capitaliste, l’ordre symbolique et les regrouperons dans un tableau synthétique (tableau 20.1).
L’ordre technocratique consiste à élever un enfant. La science en est la puériculture et surtout de nos jours l’éthologie humaine. C’est le bébé réel interactif, auquel l’adulte est confronté dans une relation dyadique dont le prototype reste la relation mère–enfant. Le fantasme qui imprègne cet ordre est le « fantasme de séduction » dont une expression consciente est la question que se pose chaque mère : « serai-je capable de m’occuper de cet enfant ? », ce qui au niveau inconscient pourrait se traduire par : « serai-je capable de séduire mon enfant ? ».
L’ordre capitaliste renvoie au désir ou au besoin d’avoir un enfant. La science première en est la gynécologie-obstétrique, y compris dans ses dérivés les plus récents marqués par les techniques « modernes » de procréation artificielle. C’est ici le bébé fantasmatique auquel l’adulte est confronté, celui qui vient prendre place dans la névrose œdipienne de chacun au sein d’une relation triangulaire synchronique dont le prototype est la relation : père–mère–enfant. Le fantasme qui imprègne cet ordre est le « fantasme de scène primitive » dont une des expressions conscientes est : « puis-je avoir un enfant ? », ce qui au niveau inconscient pourrait se traduire par : « serai-je capable de prendre la place de mon père/ma mère dans la chambre parentale ? ».
L’ordre symbolique signifie être parent. La « science » pourrait en être l’ethnologie et la religion. C’est le bébé puis l’enfant imaginaire qui est ici concerné, celui que les parents projettent d’inscrire dans l’histoire familiale au sein d’une relation triangulaire diachronique transgénérationnelle dont le prototype est la relation entre grands-parents–parents–enfant. Le fantasme qui imprègne cet ordre est le « mythe des origines » dont une des expressions conscientes chez les parents à propos de leur enfant est la question « que deviendra-t-il/elle ? » et dont l’écho est chez l’enfant « d’où est-ce que je proviens ? ».
Les précédentes remarques sont d’abord des repères destinés à montrer la complexité de cette fonction parentale. Dans de nombreuses cultures, ces divers ordres de parentalité ne sont pas toujours assumés par les mêmes personnes : les géniteurs ne sont pas nécessairement ceux qui élèvent l’enfant, ni ceux que l’enfant appelle « père » ou « mère ». À travers l’adoption, les placements en institution ou en famille d’accueil, les techniques de procréation artificielle, on observe aussi dans notre société cette disjonction entre le fait d’avoir un enfant, d’élever un enfant ou d’être parent. Néanmoins dans la majorité des cas, la conjonction de ces trois ordres de parentalité sur les mêmes personnes peut être tenue pour une des caractéristiques de nos sociétés occidentales : la complexité ainsi évidente de la fonction parentale est-elle à la base de la complexité croissante de ces mêmes sociétés ?
Carence affective
Définitions
l’insuffisance d’interaction qui renvoie à l’absence de la mère ou du substitut maternel (placement institutionnel précoce) ;
la discontinuité des liens qui met en cause les séparations quels qu’en soient les motifs ;
la distorsion qui rend compte de la qualité de l’apport maternel (mère chaotique, imprévisible).
Clinique
Sémiologie de la carence par insuffisance : l’hospitalisme et la carence partielle
Spitz décrivit trois phases : phase de pleurnichement, phase de gémissement, de perte de poids et d’arrêt de développement, phase de retrait et de refus de contact, aboutissant au tableau de « dépression anaclitique » (cf. chap. 16, Séparation et dépression).
Actuellement, les institutions s’occupant de nourrissons ont dans leur majorité pris conscience des dangers de la carence affective : des efforts ont partout été accomplis pour limiter le nombre d’intervenants (souvent très élevé lorsqu’on prend la peine de l’évaluer avec précision) auprès du même enfant, pour favoriser les contacts maternants, et surtout pour éviter les placements institutionnels. On peut considérer maintenant que, dans les pays occidentaux, l’hospitalisme décrit par Spitz est devenu une rareté.
En revanche, il arrive de découvrir au sein de familles négligentes des cas « d’hospitalisme intrafamilial » typiques, parfois longtemps ignorés y compris des médecins généralistes. Trop souvent encore, on rencontre soit dans quelques institutions, soit dans des familles des cas de carence affective ou d’hospitalisme partiel. Ces nourrissons bien décrits par G. Appel (1982, 1983) présentent un ensemble de manifestations symptomatiques diffuses qu’il est nécessaire de bien connaître car certaines conduites peuvent induire en erreur ou rassurer faussement le clinicien. Cette carence partielle s’observe typiquement chez des nourrissons entre 5–6 mois et 2–3 ans. On note :
la fréquence de troubles d’allure psychosomatique et/ou d’infections intercurrentes : otites, rhino-pharyngites, rhumes, vomissements. Parfois on observe un retard staturo-pondéral ;
le tonus de l’enfant est particulier avec une sorte de corps « clivé », hypertonique dans la moitié supérieure, hypotonique dans la moitié inférieure : les membres supérieurs sont en extension, les poings fermés (souvent le pouce est à l’intérieur du poing fermé ce qui est un signe très caractéristique de manque de stimulations à la préhension, au jeu avec les objets) ; les membres inférieurs sont hypotoniques, en rotation externe, parfois en extension ; les mouvements de pédalage, si caractéristiques des enfants de cet âge quand ils sont joyeux, manquent en général ;
l’enfant est parfois comme « accroché à son pouce » qu’il suce d’un air absent pendant de longues périodes ;
il peut être difficile de rencontrer son regard qui semble « flotter », et être attiré comme un papillon par toutes sortes de détails en ayant quelques difficultés à se centrer sur l’interaction avec l’adulte ;
il existe une facilité apparente de contact, l’enfant aimant être porté, agrippé à l’adulte. Cependant une analyse plus fine montre le caractère indifférencié de ce contact y compris à un âge où l’enfant est normalement réticent devant un étranger. L’enfant qui souffre de carence partielle semble prendre « tout adulte qui passe à sa portée » ;
dans l’interaction proprement dite, derrière la facilité apparente de contact, on note une passivité, une soumission à l’interaction. En dehors du fait d’être porté, l’enfant ne semble pas actif dans l’échange. Par exemple, il y a peu ou pas d’activité exploratoire du visage de l’adulte comme chez le nourrisson normal ; en revanche il peut se montrer très vite intolérant à la moindre frustration surtout s’il commence à être câliné et cajolé ; il peut alors devenir « capricieux », « coléreux » aux yeux des adultes ;
par la suite, si le développement moteur est en général satisfaisant (station assise, déplacement à quatre pattes, marche), le développement « social » est presque toujours retardé. En particulier un retard de langage apparaît (entre 2 et 4 ans) ; les interactions sociales de jeu avec les enfants du même âge sont en général pauvres et quand elles existent dominées essentiellement par des échanges agressifs (l’acceptation et la tolérance au partage sont en général inexistantes).
Si les causes de cette carence partielle ne sont pas traitées, ces enfants ultérieurement peuvent développer des tableaux plus complexes dans le registre d’une dysharmonie d’évolution (cf. chap. 18), d’une prépsychose (cf. chap. 18) ou d’une maladie dépressive au long cours (cf. chap. 16).
Carence partielle et, a fortiori, hospitalisme intrafamilial participent d’une forme de maltraitance de l’enfant et exigent des interventions médico-sociales appropriées (cf. chap. 24, Protection de l’enfance et structures médico-sociales).
Sémiologie de la discontinuité des liens : la séparation
Dans une perspective psychodynamique, il est possible d’interpréter ces trois phases comme suit :
protestation : expression de la douleur et de la souffrance ;
désespoir : manifestation de la dépression et du deuil ;
détachement : travail psychique de défense et de reconstruction.
un arrêt fréquent du développement affectif et cognitif avec des chutes parfois spectaculaires des QD et des QI ;
des perturbations somatiques : grande fragilité aux infections, maladies fréquentes ;
des troubles psychosomatiques (anorexie, énurésie, troubles du sommeil) ;
la symptomatologie décrite dans le cadre de la dépression et sur laquelle nous ne reviendrons pas ici ;
chez l’enfant plus grand, les difficultés d’adaptation à l’école, les troubles du comportement sont habituels.
2) La suppression de la carence, même après des expériences frustrantes assez prolongées dans la première enfance, peut amener une amélioration rapide et considérable du comportement manifeste et des fonctions intellectuelles générales ; toutefois, l’apparition de la parole peut être retardée même si la carence cesse avant que le sujet ait atteint l’âge de douze mois, et l’on ne peut exclure la possibilité d’effets sur d’autres aspects spécifiques des processus intellectuels et des fonctions de personnalité tant que des recherches approfondies n’auront pas fait toute la lumière voulue.
Sémiologie de la carence par distorsion : les familles-problèmes
Le profil de ces familles n’est certes pas univoque mais on retrouve fréquemment certains traits. Au niveau du couple parental, la misère sociale chronique est constante, l’insertion professionnelle du chef de famille toujours aléatoire et instable. L’histoire du couple présente de nombreuses ruptures et de nouvelles unions plus ou moins transitoires. L’alcoolisme, la violence des relations entre adultes sont habituels. Il est rare que la famille soit incomplète, constituée uniquement de figures maternelles (grand-mère, mère et enfants), mais en revanche, les figures masculines occupent souvent une place annexe (chômage, absence prolongée, invalidité, hospitalisation, etc.).
Les psychoses infantiles ne paraissent pas particulièrement fréquentes dans cette population, tout comme les organisations névrotiques bien structurées. En revanche, la pathologie comportementale, le passage à l’acte sont fréquents. Ce type de symptomatologie associé à la dysharmonie cognitive évoque la pathologie « limite » décrite au chapitre 18.