Chapitre 2 Dynamique oculomotrice
Les mécanismes physiopathologiques des déséquilibres oculomoteurs (cf. chapitre 3) et les modes d’action des ajustements chirurgicaux que nous sommes amenés à effectuer sur les muscles oculomoteurs (cf. chapitre 4) ne peuvent se comprendre qu’à partir des propriétés physiologiques de la dynamique oculomotrice [1].
Les globes oculaires sont suspendus dans l’orbite par un appareil fibro-musculo-élastique constitué de la partie antérieure de la capsule de Tenon et de ses expansions orbitaires (cf. chapitre 1). Cet appareil suspenseur sert d’appui à leurs mouvements.
Les globes oculaires peuvent pivoter dans toutes les directions sous l’action des trois couples de muscles oculomoteurs, les droits horizontaux, médial et latéral, les droits verticaux, supérieur et inférieur, et les obliques, supérieur et inférieur, grâce au jeu que leur laissent l’appareil suspenseur du globe, le nerf optique et la graisse orbitaire (cf. chapitre 1). Ces structures participent aux mouvements oculaires : elles les facilitent par leur force de rappel élastique ; en même temps elles leur opposent une force d’inertie qui les amortit et les stabilise ; elles leur imposent leurs limites.
Les mouvements des deux yeux sont coordonnés. Leur coordination répond à deux nécessités :
celle d’assurer l’équilibre oculomoteur par le jeu de la motilité réciproque, non conjuguée, afin d’aligner constamment les axes visuels sur l’objet fixé quelles que soient la direction du regard et la distance à l’objet ;
celle de mouvoir les yeux de façon concomitante par le jeu de la motilité conjuguée, afin d’élargir le champ du regard.
Fonction de la capsule de Tenon
La fonction de la capsule de Tenon est d’abord statique, découlant de sa disposition anatomique : « elle prolonge la base d’insertion des différents muscles moteurs du globe » (Winckler, cité par Rouvière [2]). En réalité sa fonction est loin de s’arrêter là : elle est pour l’essentiel dynamique, et cela doublement : elle joue le rôle d’une poulie pour chacun des muscles droits, et celui d’un anneau suspenseur dont la position est constamment ajustée au cours des mouvements du globe oculaire.
Poulie ténonienne
L’adhérence capsulomusculaire attenante au foramen musculaire et la poulie ténonienne désignent l’une la structure anatomo-histologique, l’autre la fonction d’une même entité. Elle constitue un point fixe sur le trajet du muscle ; ce point joue le rôle de « poulie » pour les muscles droits.
La notion de poulie des muscles oculomoteurs a été redéfinie par la Commission de terminologie de l’Association internationale de strabologie (ISA) qui a adopté, au cours de son Congrès de Sydney en avril 2002, la définition suivante (proposition A. Roth).
la trochlée du muscle oblique supérieur, formée de cartilage, fixée à la paroi orbitaire, à travers laquelle le tendon de ce muscle coulisse quasi librement ;
les poulies ténoniennes, situées au niveau du segment postérieur de la partie antérieure (ou musculaire) de la capsule de Tenon, constituées de collagène, d’élastine et de muscle lisse ; elles forment un manchon autour des muscles oculomoteurs auxquels elles adhèrent ; elles sont amarrées à la paroi orbitaire et à d’autres structures conjonctives par des tissus de même nature qu’elles [3].
Demer et al. ont apporté la démonstration in vivo, chez l’humain, de la réalité des poulies ténoniennes en se fondant à la fois sur les données de l’IRM et sur des examens histologiques [4–9].
Au cours des mouvements oculaires dans l’axe d’un muscle droit, la poulie se déplace d’avant en arrière et vice versa de façon solidaire avec les mouvements du globe [10]. Il existe un certain jeu entre les mouvements du globe et ceux de la poulie ; il ne dépasse cependant pas 15 à 20 % en plus ou en moins des mouvements de la poulie (figure 2.1).
Au cours des mouvements oculaires perpendiculaires à son axe, le trajet d’un muscle droit reste rectiligne entre son insertion postérieure et jusqu’à un point correspondant à une région légèrement rétro-équatoriale du globe pour les droits latéral, supérieur et inférieur, légèrement pré-équatoriale pour le droit médial. À ce niveau, en revanche, son trajet s’infléchit en direction de l’insertion sclérale du muscle (figure 2.2)1. Le point d’inflexion correspond à la zone de l’adhérence capsulomusculaire, juste en avant du foramen musculaire des muscles droits. C’est donc bien le manchon ténonien, dans sa partie la plus solide qui tient lieu de poulie pour le muscle et qui constitue « l’insertion » vectorielle, c’est-à-dire directionnelle, postérieure du muscle.
Fig. 2.2 Inflexion de la partie distale d’un muscle droit au cours d’un mouvement perpendiculaire à son axe.
Ainsi les mouvements oculaires perpendiculaires à l’axe d’un muscle ne s’accompagnent-ils d’aucun glissement latéral du corps musculaire. Aucun déplacement latéral significatif des poulies n’est en effet possible au cours de ces mouvements à cause de leur amarrage transversal, du fait de la continuité annulaire de la capsule de Tenon, et de leurs attaches radiaires à l’orbite (figure 2.3A). En revanche, lors des mouvements de rotation du globe, des déplacements synchrones des poulies sont possibles, bien que limités par les attaches orbitaires, puisque ces mouvements mobilisent la capsule de Tenon dans son ensemble (figure 2.3B).
Anneau de suspension du globe oculaire : le système des poulies actives
Comment se représenter l’appareil suspenseur de l’œil et son fonctionnement ? La position et les mouvements de la capsule de Tenon sont solidaires de la position et des mouvements du globe oculaire ; ils limitent en même temps ces derniers [4,5,11]. D’une part, les fibres musculaires lisses et élastiques de la capsule de Tenon assurent sa tension transversale et circulaire et la maintiennent en permanente tension ; ce système assure de la sorte le centrage permanent du globe dans l’orbite, faute de quoi, celui-ci serait entraîné dans ses rotations vers les parois orbitaires. D’autre part, les fibres de la couche orbitaire des muscles droits assurent l’étalement antéropostérieur de la capsule de Tenon et, surtout, règlent la position des poulies dans le sens antéropostérieur (cf. chapitre 1) [4,5]. L’ensemble de l’anneau de suspension du globe oculaire constitue ainsi le système des poulies actives.
Les récentes études de Büttner-Ennever et al. ont montré que les fibres musculaires fines de la couche orbitaire des muscles droits, dont la contraction est tonique et résistante à la fatigue et dont l’innervation est « en grappes », ont une innervation distincte de celle de la couche bulbaire des fibres destinées au globe : elle l’est dès son origine supranucléaire ; elle fait relais dans des régions différentes des noyaux oculomoteurs avec des motoneurones différents ; la voie finale commune est par conséquent double, destinée d’une part au prépositionnement de la capsule de Tenon et d’autre part aux mouvements du globe oculaire [12]. C’est ainsi que « les poulies rendent les commandes des positions horizontales et verticales des globes commutatives pour l’essentiel, simplifiant ainsi le contrôle neural central, de sorte qu’une simple loi de contrôle bidimensionnel est suffisante » [13–15].
La suspension du globe oculaire, comparée de longue date à une suspension à la Cardan, compense par sa tension élastique l’absence d’attaches en dehors des points d’appui des axes de rotation (figure 2.4) [10,16]. Le globe oculaire est en outre appliqué contre la graisse orbitaire qui comble le fond de l’orbite, par la tension antéropostérieure qu’exercent sur lui les quatre muscles droits ; cette tension est supérieure à celle de sens inverse des deux muscles obliques. Grâce à cet agencement, les mouvements oculaires se font autour d’un centre de rotation qui est à peu de chose près fixe ; ils se font par conséquent sans déplacement notable du globe.
Équilibre oculomoteur et motilité réciproque
Les structures péri-oculaires, au premier rang desquelles les muscles oculomoteurs, développent des couples de forces en partie actives, en partie passives, sous l’effet desquelles les yeux sont maintenus dans une position donnée ou déplacés d’une certaine quantité dans une direction donnée. L’équilibre oculomoteur ne peut être atteint que si la somme de ces forces est distribuée de façon égale entre les deux yeux. Quelles sont ces forces [17] ?
Forces opérantes et forces freinantes du système
Les forces musculaires actives contractiles et les forces passives élastiques, musculaires et viscoélastiques en jeu, sont, les unes et les autres, tantôt opérantes et tantôt freinantes (figure 2.5).
Les forces sont opérantes lorsqu’elles exercent une tension qui maintient le globe dans une position donnée ou donnent une impulsion qui le met en mouvement dans une direction donnée. Cette tension est générée par les forces actives du ou des muscles agonistes et par les forces viscoélastiques agonistes ; sont ainsi opérantes synergiques :
• les forces musculairesactives agonistes, produites par la contraction des fibres musculaires ;
• les forces élastiquespassives, provenant :
Les forces sont freinantes lorsqu’elles exercent une contre-tension : celle-ci contribue, d’une part, à stabiliser le globe oculaire dans une position donnée ; elle provient de la force active du muscle et des forces passives de nature viscoélastique antagonistes ; elle s’oppose, d’autre part, par les forces passives antagonistes au mouvement du globe en direction opposée.
Les forces passives antagonistes sont de deux ordres, selon qu’elles procèdent :
• des structures du muscle antagoniste, c’est-à-dire :
• des structures orbitaires, c’est-à-dire des tissus orbitaires exerçant une traction viscoélastique sur le globe : la conjonctive, la capsule de Tenon, les ligaments suspenseurs du globe, la graisse orbitaire de l’assise postérieure du globe, les vaisseaux, les nerfs orbitaires et le nerf optique.
Ainsi les forces actives sont opérantes pour déplacer le globe oculaire ou le maintenir dans une direction donnée ; elles sont également freinantes pour le stabiliser. Les forces passives sont tour à tour freinantes ou opérantes, selon que l’action musculaire tend à étirer davantage les structures viscoélastiques ou, au contraire, les laisse se rétracter. Dans toutes les positions du regard, la tension, somme des forces contractiles et viscoélastiques, et la contre-tension, somme des contre-forces contractiles et viscoélastiques, sont normalement en équilibre ; mais aussi bien les proportions des forces contractiles et viscoélastiques qui les composent que les totaux de ces forces varient selon la direction du regard, c’est-à-dire la position du globe oculaire.
Dans le couple des muscles droits horizontaux, les forces contractiles opposées, et par conséquent les forces viscoélastiques opposées, sont égales entre elles en abduction de 15° environ (cf. ci-dessous) [18].
La contre-tension élastique (c’est-à-dire la contre-tension des structures étirées moins la tension des structures relâchées) opposée à l’action d’un muscle s’accroît au fur et à mesure que l’étirement des structures viscoélastiques antagonistes augmente ; cet accroissement est linéaire dans les limites de 30° de latéroversion, avec un coefficient d’élasticité K de 0,86 g/degré dans le sens de l’abduction et de 1,1 g/degré, c’est-à-dire plus élevé, dans le sens de l’adduction (figure 2.6A) [18]. Au-delà de 30°, cet accroissement tend à devenir exponentiel. La tension active (c’est-à-dire la tension du muscle agoniste moins la contre-tension du muscle antagoniste) doit simultanément augmenter dans les mêmes proportions, avec la même linéarité jusqu’à 30° de latéroversion (figure 2.6B).
La somme des forces actives déployées dans un couple de muscles antagonistes représente l’effort et, par conséquent, la dépense énergétique neuromusculaire nécessaire pour tenir une position donnée du globe oculaire (figure 2.6C) ; cet effort est minimum et varie peu entre la position primaire et une abduction de 30°, mais augmente de part et d’autre au-delà. C’est la raison pour laquelle une position excentrée du regard n’est pas confortable et qu’elle n’est pas maintenue de façon prolongée ; elle est relayée par une rotation de la tête et, au besoin, du tronc ou du corps entier. Nos verrons plus loin que l’effort neuromusculaire minimum est l’un des éléments de la correction chirurgicale des déséquilibres oculomoteurs (cf. chapitre 4 et partie III).
Asymétrie constitutionnelle du couple droit médial – droit latéral
La frontalisation des globes oculaires et, avec elle, celle de la vision, est achevée chez l’homme ; mais celle des orbites, support des globes oculaires, reste incomplète. Cette discordance se répercute inévitablement sur le contenu orbitaire. Elle explique l’asymétrie médiolatérale de celui-ci et notamment celle, constitutionnelle, du couple musculaire droit médial – droit latéral qui est l’une des données fondamentales de l’oculomotricité et de sa pathologie.
Cette asymétrie est anatomique : l’axe optique antéropostérieur de l’œil ne coïncide pas avec l’axe anatomique, oblique en avant et en dehors, de l’orbite et du cône musculaire (figure 2.7A) ; de ce fait les forces viscoélastiques orbitaires, qui s’exercent sur le globe oculaire dans le sens de l’abduction, l’emportent sur celles qui s’exercent sur lui dans le sens de l’adduction jusqu’à un point d’équilibre qui correspond à une abduction d’environ 15° (figure 2.7B) [18] ; c’est pourquoi, par exemple, les yeux se mettent normalement en légère divergence au cours du sommeil et sous anesthésie générale (cf. chapitre 7).