Chapitre 19 Strabismes paralytiques
La chirurgie des strabismes paralytiques n’est pas celle de la paralysie elle-même, mais celle du déséquilibre oculomoteur qui résulte de celle-ci et persiste au stade des séquelles dans 20 à 50 % des cas, selon le type de paralysie, et qu’il convient de corriger dès lors qu’il provoque un strabisme fonctionnellement et esthétiquement gênant. Cette chirurgie diffère de celle des strabismes concomitants par la nature du déséquilibre oculomoteur à corriger et, en conséquence, par le raisonnement qui conduit au plan opératoire et par les techniques opératoires requises [1–5].
Stratégies opératoires
Traitement palliatif au stade initial de la paralysie
Le moyen le plus simple pour supprimer la diplopie est l’occlusion de l’œil paralysé, ou parfois celle de l’œil indemne ; mais il est toujours préférable, chaque fois que cela est possible, de faire alterner le sujet ou, mieux encore, de lui faire porter des prismes compensant la déviation strabique afin d’éviter la constitution de contractures musculaires.
À ce stade, le déséquilibre dû à la paralysie peut également être réduit de façon temporaire par l’injection de toxine botulique dans l’antagoniste homolatéral du muscle déficient ; si rien ne s’y oppose, elle est le traitement palliatif à préconiser [6]. En paralysant le muscle injecté :
• elle réduit, et parfois même annule, le déséquilibre oculomoteur dans le champ central du regard, ce qui permet souvent d’éliminer la diplopie et/ou le torticolis et de rétablir, sans attendre, l’usage de la vision binoculaire, au besoin avec l’adjonction d’une compensation prismatique ;
• elle évite que se développent des phénomènes secondaires de contracture de l’antagoniste homolatéral, si le sujet fixe de l’œil sain, ou du synergiste controlatéral, si le sujet fixe de l’œil atteint1 (cf. chapitre 3).
Traitement réparateur au stade des séquelles
Lorsque la paralysie cesse d’évoluer [7–10] et qu’il persiste un strabisme, il est le plus souvent possible et, partant, indiqué de le corriger chirurgicalement. Pour chaque cas particulier, il faut se demander :
• si une opération ou, au besoin, plusieurs opérations peuvent être utiles et, si oui, si elles sont possibles ;
• si le moment d’intervenir est arrivé ;
• si oui, quelle(s) intervention(s) il convient de pratiquer [11].
La décision opératoire dépend des réponses à ces trois questions.
Indication
Une opération est à envisager chaque fois que :
• la gêne éprouvée par le patient persiste, c’est-à-dire que le déséquilibre oculomoteur résiduel n’est pas compensé spontanément ou ne peut l’être par le port de prismes de faible puissance dont le port n’est pas gênant ;
• l’on peut raisonnablement penser qu’elle va apporter une amélioration suffisante pour éliminer ou réduire sensiblement cette gêne ;
Moment
Le moment à partir duquel une intervention peut être envisagée dépend de l’évolution de la paralysie. Deux conditions doivent être réunies pour cela :
• le processus causal, responsable de la paralysie, doit avoir été momentané, être guéri ou stabilisé ;
• le déficit oculomoteur doit avoir cessé de régresser : 6 mois au moins ou, plus souvent, 9 mois à 1 an ou davantage, notamment pour une paralysie du troisième nerf crânien, doivent s’être écoulés depuis la survenue de la paralysie ou la stabilisation du processus causal ; plusieurs examens de contrôle successifs doivent l’avoir confirmé.
Angles primaire et secondaire et choix opératoires
La déviation de l’œil atteint lorsque l’œil sain fixe est l’expression du déficit dû à la paralysie et par la suite aux séquelles de celle-ci : elle constitue l’angle primaire, celui qui doit être corrigé (cf. chapitre 3 et figure 19.1A).
La déviation de l’œil sain, lorsque l’œil atteint prend ou tente de prendre la fixation, exprime le déficit plus le surcroît d’influx nerveux envoyé au muscle paralysé : elle constitue l’angle secondaire. Celui-ci, plus grand que l’angle primaire, peut révéler le déficit (qu’il convient cependant de corriger sur l’œil atteint) lorsque l’angle primaire est peu apparent.
Le choix des muscles à opérer et du type d’intervention dépend de l’importance relative des éléments qui constituent le déficit (cf. chapitre 3), c’est-à-dire de l’angle primaire (mesuré tête tenue droite) d’une part, de la limitation des ductions et de l’incomitance résiduelles, d’autre part ; celles-ci peuvent résulter aussi bien du déficit résiduel du ou des muscles atteints que de la contracture persistante de leur antagoniste homolatéral et/ou de leur synergiste controlatéral, ou encore, en cas de reprise opératoire, d’une éventuelle impotence musculaire surajoutée.
Les choix opératoires peuvent se ramener schématiquement à trois principes stratégiques fondamentaux ; selon que la récupération de la paralysie est :
(quasi) totale, mais qu’il persiste, à titre de séquelle, une contracture de l’antagoniste homolatéral et/ou du synergiste controlatéral du muscle qui a été paralysé, on peut se contenter d’un affaiblissement de celui des muscles qui reste cliniquement le plus hyperactif ;
incomplète, on doit rééquilibrer les forces qui subsistent :
(quasi) nulle, il est le plus souvent nécessaire de suppléer au déficit paralytique par une opération de suppléance (cf. chapitre 11).
Spécificités techniques
La chirurgie des strabismes paralytiques peut en conséquence faire appel à toutes les techniques chirurgicales décrites précédemment (cf. partie II), mais en les adaptant aux données particulières de ce type de strabismes.
Chirurgie conventionnelle et dosage opératoire
La chirurgie conventionnelle est à la base de la correction des strabismes paralytiques.
Les techniques de recul ou éventuellement d’allongement, de plissement ou de résection musculaires auxquelles on a recours chaque fois qu’il est nécessaire de repositionner l’œil atteint [2,3,12], c’est-à-dire de corriger le déséquilibre entre le muscle déficient et son antagoniste homolatéral, ne diffèrent ici que par le dosage. Celui-ci est :
calculé en fonction de l’angle primaire « selon la valeur du prisme placé devant l’œil atteint et permettant une vision binoculaire simple, sans torticolis » [2] (avec une efficacité de 1,5°/mm de muscle opéré), et ajusté, comme ailleurs, en fonction de la tension passive des muscles opérés (mesurée, si possible, au moyen du test d’élongation musculaire) (cf. chapitre 7) ;
majoré de 10 à 25 % pour le renforcement du ou des muscles déficients, selon l’importance de la parésie résiduelle, en raison de la diminution de la force active de ce ou ces muscles et selon « l’excès de longueur » du muscle lorsqu’au cours de l’intervention on maintient le globe oculaire en position primaire.
Le recul du synergiste controlatéral du muscle déficient, effectué dans un deuxième temps opératoire éventuel, agit directement sur la position de l’œil sain opéré et indirectement, par le jeu de la loi de Hering, sur celle de l’œil parétique selon le taux de récupération de la paralysie ; cet effet est cependant moindre que pour une myopexie postérieure [2].
Chirurgie ajustable
La chirurgie ajustable trouve ici une de ses indications favorites et cela pour deux raisons qui se complètent :
• d’une part, les moyens actuels ne permettent pas toujours d’évaluer le degré de réduction de la tension active du ou des muscles parétiques et donc de prévoir l’effet opératoire avec une probabilité suffisante ; l’incertitude est proportionnelle à l’angle à corriger ; c’est pourquoi il peut être justifié de recourir à la chirurgie ajustable, avant tout pour les reculs musculaires, et de pallier ainsi cette incertitude ;
• d’autre part, le résultat obtenu après l’ajustement des sutures reste relativement stable, bien plus qu’en cas de strabisme concomitant.
Myopexie postérieure de Cüppers
La myopexie postérieure permet de réduire l’incomitance résiduelle, en alignant l’action ou l’hyperaction relative du synergiste controlatéral sur celle du muscle restant déficient, autrement dit en créant, selon Cüppers [2,12,13], une parésie compensatrice de la parésie2. Grâce à elle, l’influx nerveux, continuant d’agir selon la loi de Hering, aura de nouveau un effet conjugué sur le couple synergiste formé par le muscle resté parétique et le muscle rendu parétique. Pour que ce procédé soit efficace, il faut toutefois que le muscle déficient ait conservé ou récupéré un taux d’activité minimum. La myopexie postérieure doit être placée d’autant plus loin en arrière que cette activité restante est plus faible et que l’effet parésiant recherché se veut plus marqué.
Ce procédé qui ajoute une parésie à une parésie, équivaut à créer en quelque sorte une parésie du regard ; celle-ci peut être à son tour gênante, si le système nerveux central ne la compense pas par une augmentation de l’influx innervationnel vers les deux muscles synergistes concernés [2].
Techniques de suppléance par transposition musculaire
Les déficits paralytiques subtotaux ou totaux et certains cas particuliers d’impotence musculaire (cf. chapitre 20) représentent les seules indications des techniques de suppléance ; celles-ci sont à éviter en dessous de l’âge de 2 ans [2,14].
Lorsque la paralysie reste (quasi) totale, il ne suffit plus de majorer le dosage de l’opération bimusculaire ; on ne parvient à repositionner l’œil atteint et à rétablir un équilibre oculomoteur même limité qu’au moyen d’une transposition musculaire (cf. chapitre 11). Celle de Hummelsheim, avec la modification de Kaufmann ou celle de Rüssmann (cf. chapitre 11) [2], est la moins traumatisante des techniques de suppléance ; son efficacité est réelle et durable. Elle peut être associée, si nécessaire, à l’une ou plusieurs des techniques précédentes, au cours du même temps opératoire ou de temps successifs.
Injections de toxine botulique
Les strabismes paralytiques constituent le champ d’application par excellence des injections de toxine botulique.
Ces injections doivent en général être répétées afin d’obtenir un affaiblissement durable du ou des muscles cliniquement hyperactifs (cf. p. 266) ; elles peuvent contribuer de la sorte à la correction définitive de la déviation strabique :
• parfois l’affaiblissement obtenu suffit à rétablir un équilibre oculomoteur satisfaisant ;
• le plus souvent cependant il reste insuffisant ; mais il a alors l’avantage de réduire la déviation et par conséquent la quantité restant à opérer [2,15,16] ;
• selon le cas, elles peuvent remplacer soit :
La paralysie produite par une injection unique peut également servir de test : l’injection de l’antagoniste homolatéral permet d’évaluer l’importance de la parésie résiduelle, en éliminant la part du déficit provenant de la contracture de celui-ci ; de manière plus générale, l’effet de l’injection du ou des muscles cliniquement hyperactifs préfigure dans une certaine mesure celui que l’on peut espérer du recul du ou de ces muscles sur la motilité et, en même temps, sur la diplopie [13] ; un délai de 3 mois doit être observé entre l’injection et l’intervention.
Ce test peut être effectué plus succinctement au moyen d’une injection de xylo- ou lidocaïne ou de marcaïne dans ces mêmes muscles [17].
Strabismes résultant de la paralysie du nerf abducens (VIe nerf crânien)3
Déficit unilatéral du muscle droit latéral (tableau 19.1)
Déficit partiel
Dans les cas où l’œil paralysé peut atteindre ou dépasser la position primaire au cours des ductions [2,12], la règle veut que l’on opte pour une intervention bimusculaire, c’est- à-dire une opération combinée unilatérale de recul du droit médial et de plissement du droit latéral de l’œil paralysé (tableau 19.1 et figure 19.1).
Une opération monomusculaire est, en revanche, suffisante lorsque :
• le déficit résiduel est léger, il suffit de plisser le droit latéral parétique (cf. encadré Remarque ci-après) ;
• la récupération du droit latéral est (quasi) totale, mais s’il persiste une contracture de l’antagoniste homolatéral ou du synergiste controlatéral, il suffit de reculer l’un ou l’autre de ces muscles (tableau 19.1 et figure 19.2).
Lorsqu’il persiste une disparité entre les ductions et les versions, c’est-à-dire lorsque les ductions de l’œil paralysé sont redevenues (quasi) normales, alors que les versions font encore apparaître un déficit résiduel, une myopexie postérieure du droit médial controlatéral est indiquée, dès le premier temps opératoire ou lors d’un temps ultérieur : la parésie compensatrice de la parésie rétablit la concomitance motrice au prix d’une légère parésie du regard (cf. supra).
• en cas de sous-correction légère ou modérée, avec persistance d’une limitation de l’abduction (duction et version), il suffit de reculer le droit médial de l’œil sain ou d’injecter de la toxine botulique dans ce muscle (cf. supra) ;
• en cas de sous-correction majeure, il faut reprendre l’un, voire les deux muscles déjà opérés de l’œil paralysé pour augmenter le dosage effectué précédemment, et le compléter au besoin par un recul du droit médial de l’œil sain (cf. encadré Complément ci-après) ;
• en cas de surcorrection, le droit médial, reculé précédemment, doit être réavancé.
En cas de sous-correction majeure, la correction de l’angle résiduel sur le seul œil sain n’aurait qu’un effet limité, car le report du nouveau schéma innervationnel de l’œil sain à l’œil paralysé, selon la loi de Hering, serait incomplet en raison de la paralysie ; on déplacerait, en outre, le point d’effort neuromusculaire minimum (cf. chapitre 2) ce qui obligerait le sujet à adopter une position de torticolis.
Déficit (sub)total
Lorsque le déficit reste subtotal et que l’œil n’atteint pas la position primaire en duction, deux options sont possibles :
• certains opérateurs optent pour une opération combinée unilatérale fortement dosée qu’ils complètent dans un deuxième temps par une transposition de suppléance (opération de Hummelsheim-Kaufmann ou Rüssmann secondaire) ;
• d’autres préfèrent effectuer d’emblée une opération de suppléance, en enfouissant ou réséquant le pli formé par le droit latéral (opération de Hummelsheim-Kaufmann ou Rüssmann primaire ; figure 19.3), selon le cas sans recul associé du droit médial homolatéral ou avec une injection de toxine botulique dans celui-ci ; le recul ou l’injection de toxine botulique peuvent aussi être effectués, si nécessaire, dans un deuxième temps.
Lorsque le déficit est total, autrement dit lorsque l’œil paralysé ne se redresse qu’à peine ou reste bloqué à l’opposé du muscle paralysé, il convient d’envisager une opération de suppléance. On lui associe un recul du droit médial homolatéral, éventuellement ajustable et, selon le cas, d’emblée une injection de toxine botulique dans ce muscle (figure 19.4).
Si l’œil paralysé ne peut être amené en position primaire par une mobilisation passive, exécutée sous anesthésie générale avant la désinsertion du droit médial [2,14], le globe oculaire doit être maintenu en abduction pendant une dizaine de jours au moyen d’un fil de traction (cf. chapitre 11).
Lorsque l’opération de suppléance paraît trop risquée, parce que l’œil est fragile ou unique, Kaufmann conseille de la remplacer par une opération combinée unilatérale fortement dosée, associant une large résection du droit latéral parétique et un recul de l’ordre de 12 mm du droit médial ; cette opération est cependant moins efficace qu’une transposition musculaire [2].
• si le droit médial de l’œil paralysé ne l’a pas déjà été, il peut être reculé ;
• s’il a été reculé précédemment, on doit reculer le droit médial de l’œil sain.
Déficit bilatéral du muscle droit latéral (cf. tableau 19.1)
Lorsque les deux droits latéraux sont déficients, on opère chaque œil comme s’il s’agissait d’une paralysie unilatérale en un ou, plus souvent, deux temps. Lorsque le déficit est asymétrique, ce qui est le cas le plus fréquent, on opère d’abord l’œil le plus atteint [20], puis l’œil le moins atteint. L’effet opératoire de la première opération se répercute chez le sujet normosensoriel sur le droit médial de l’œil adelphe selon la loi de Hering et, en proportion de sa capacité motrice restante, sur le droit latéral (cf. chapitre 4).
Lorsque le déficit d’un œil est (quasi) total, on effectue d’abord une opération de suppléance de ce côté-ci. On complète le résultat 6 mois plus tard, selon l’effet obtenu et le déficit rémanent de l’autre œil, soit par un recul bilatéral du droit médial et, au besoin, un plissement du droit latéral controlatéral [14], soit par une transposition musculaire du deuxième côté, en laissant le droit médial en réserve pour un ajustement ultérieur éventuel.
Le résultat est souvent satisfaisant pour le loin ou pour le près, mais rarement pour les deux à la fois [2,14].
Strabismes résultant de la paralysie du nerf oculomoteur (IIIe nerf crânien)4
La paralysie du nerf oculomoteur peut affecter l’activité des muscles droits supérieur, médial et inférieur, oblique inférieur et celle du releveur de la paupière supérieure. La paralysie peut être complète : lorsqu’elle est nucléaire, elle porte sur les droits médial et inférieur et l’oblique inférieur homolatéral et le droit supérieur controlatéral (ce qui signe l’atteinte nucléaire) ou les deux droits supérieurs ; lorsqu’elle est périphérique (fasciculaire), elle est strictement unilatérale (tableau 19.2 et figure 19.5). La paralysie peut être partielle par atteinte focale d’un ou de plusieurs muscles ou par atteinte complète atténuée de l’ensemble des muscles innervés.
Paralysie périphérique | Paralysie nucléaire | |
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