Chapitre 15 Incidents et complications per- et postopératoires
Ce chapitre porte sur les incidents et les complications liés aux techniques chirurgicales décrites dans les chapitres précédents [1–7]. Il ne doit pas décourager les opérateurs débutants, mais leur montrer « en négatif » l’importance d’une chirurgie rigoureuse. Les complications anesthésiques ont été exposées au chapitre 6 ; les insuccès moteurs et sensoriels sont discutés plus loin.
Incidents et complications peropératoires
Hémorragies
Les interventions sur les muscles oculomoteurs font très peu saigner pour autant que l’opérateur procède avec calme, sous un grossissement suffisant, que l’anesthésie soit profonde et stable (cf. chapitre 6) et qu’une dyscrasie éventuelle ait été reconnue auparavant.
Les hémorragies dont l’opérateur est directement responsable proviennent avant tout de la blessure ou de la section, en cours de dissection, des artères ciliaires antérieures ou de leurs branches. Ces vaisseaux sont particulièrement exposés et risquent d’être blessés au niveau de l’insertion sclérale des muscles droits ; l’hémorragie peut également provenir de branches vasculaires qui, partant de la surface ou des bords des muscles droits, du droit latéral en particulier, sont destinées aux plans sus-jacents, ou encore de veines émissaires qui, émergeant de la sclère un peu en arrière du limbe, s’engagent sous le muscle droit le plus proche.
La blessure, la section ou l’arrachement d’une veine vortiqueuse peut survenir au cours de la chirurgie des muscles obliques ou de la myopexie postérieure d’un muscle droit [3,4]. Tout doit être fait pour éviter cet accident, car il n’est pas indifférent. S’il se produit, l’hémorragie est abondante ; l’hémostase s’obtient cependant assez rapidement par simple tamponnement.
Un hyposphagma peut survenir au premier ou deuxième jour postopératoire d’une intervention sans aucun incident ; il reste sans gravité et se résorbe dans des délais normaux (figure 15.1). Après une intervention difficile, le saignement peut être plus abondant et nécessiter l’application de compresses froides.
Les hémorragies peuvent être prévenues par une dissection aux ciseaux fins, sous contrôle constant de la vue.
Si elles se produisent néanmoins, il faut les maîtriser avant de poursuivre l’intervention ; l’hémostase peut s’obtenir par une cautérisation ponctuelle et douce au microcautère bipolaire ou au thermocautère, ou par tamponnement, éventuellement à l’aide d’éponges imprégnées de quelques gouttes d’épinéphrine à 1 pour 1 00 000 ou de néosynéphrine à 5 %, à la condition d’avoir obtenu l’accord de l’anesthésiste pour l’utilisation de ces substances [2].
Le simple tamponnement suffit en cas d’hémorragie provenant d’une veine vortiqueuse.
Il est important de prévenir l’infiltration hématique des tissus ; si elle se produit cependant, il faut évacuer les hématomes dans la mesure du possible en fin d’intervention, avant de suturer la capsule de Tenon et la conjonctive.
Mydriase peropératoire
La mydriase sous l’effet de la traction musculaire et/ou de la compression du globe est liée au tiraillement sur les nerfs et le ganglion ciliaire et, sans doute aussi, à l’occlusion momentanée de l’artère centrale de la rétine sous l’effet de l’augmentation de la tension intraoculaire ; la susceptibilité est très variable d’un sujet à l’autre.
Il est exceptionnel, mais non exclu, qu’une ophtalmoplégie interne persiste à titre définitif ; la compression du globe peut également provoquer un spasme de l’artère centrale de la rétine, suivi d’une atrophie optique, partielle ou non.
Incidents et complications musculaires
L’ouverture de l’espace rétrocapsulaire peut survenir accidentellement lors du dégagement du muscle à la hauteur du foramen ténonien en vue d’une myopexie postérieure (cf. chapitre 9) ; des lobules de la graisse extraconique rétrocapsulaire apparaissent immédiatement dans la brèche capsulaire. Cet incident n’a pas ou guère de conséquences à la condition de rester limité.
Aussitôt que l’on voit apparaître la graisse rétrocapsulaire dans la brèche capsulaire, il faut :
arrêter le clivage ténonomusculaire ;
contenir, sans appuyer, la graisse au moyen d’un écarteur ;
placer les fils de la myopexie à la distance voulue ;
puis laisser la capsule de Tenon se poser sur le muscle en retirant prudemment l’écarteur.
Il ne faut en aucun cas réséquer des lobules graisseux. S’il se constitue dans les suites une hernie de la graisse orbitaire, celle-ci doit être excisée secondairement (cf. chapitre 14).
La blessure musculaire la plus fréquente est due au passage du crochet à strabisme à travers un muscle droit, ou à l’accrochage d’un muscle oblique. Cet incident reste mineur, si le geste est immédiatement arrêté et corrigé ; si l’on persiste, on risque de dissocier le muscle en deux faisceaux ou de le mutiler ; si le muscle a été dissocié, il faut réinsérer individuellement chacun des faisceaux.
La torsade ou « twistage » du muscle est due à une inversion des fils d’amarrage ou à une rotation de la pince myostatique après la désinsertion ; elle peut passer inaperçue si l’extrémité tendineuse est momentanément masquée par la conjonctive.
L’accrochage de l’oblique inférieur par le point de suture inférieur d’un plissement ou d’une résection du droit latéral est facile à éviter (cf. chapitre 10).
L’erreur de geste opératoire, que ce soit une erreur de muscle ou de côté opéré, une confusion ou une erreur (pour une opération de Kestenbaum par exemple) de plan opératoire, apparaît souvent au cours même ou en fin d’intervention ; la correction de l’erreur peut alors et doit être effectuée sur le champ : un muscle reculé par erreur peut être réavancé et réséqué et un muscle réséqué doit être reculé et, dans un cas extrême, allongé au moyen d’une bande de fascia lata ou de dure-mère conservée.
Si l’erreur n’apparaît qu’après le réveil du patient, il faut envisager rapidement une réintervention ; son but est à la fois de réparer l’erreur et de corriger l’angle strabique initial. Une feuille de bilan préopératoire est très utile pour éviter ce genre d’erreur (cf. chapitre 16).
« La perte d’un muscle au cours d’une intervention est l’un des accidents les plus catastrophiques qui puisse arriver au cours de la chirurgie musculaire. » comme l’indique Knapp [2,8,9]. Le risque qu’un muscle échappe est d’autant plus grand que celui-ci est plus tendu du fait d’un état de contracture ou de contraction due à une anesthésie insuffisamment profonde. Un muscle peut échapper si :
• la désinsertion passe trop près des fils amarrés à son extrémité tendineuse, que ces fils aient été placés à moins d’un demi-millimètre de l’insertion sclérale ou que la désinsertion ne soit pas basale ;
• la résection est trop proche des fils (amarrés en ce cas en tissu musculaire et non tendineux) ;
• les fils sont endommagés par le cautère ou sectionnés lors de la désinsertion ou la résection du muscle ;
• les mors du myostat sont trop faibles ou défectueux ;
• le muscle a été saisi et fragilisé par des instruments acérés ;
• le muscle est fragile en raison de l’âge du sujet, ou pathologique et peut s’effilocher ;
• le muscle est sectionné par inadvertance au cours d’une réintervention particulièrement difficile [8].
Les blessures et les erreurs portant sur les muscles sont rares si l’on travaille sous le contrôle constant de la vue. Elles doivent être immédiatement réparées ou corrigées.
réduire la traction sur la partie du muscle que l’on tient encore, éviter toute traction intempestive ;
passer un fil 5/0 ou 6/0 transversalement à travers le muscle, à distance de son extrémité ; ce fil de sécurité permet de placer ou de consolider dans le calme les fils d’amarrage sur l’extrémité musculaire ; cela fait, l’intervention peut reprendre son cours normal.
Si le muscle n’a pas pu être retenu, il va se rétracter plus ou moins loin dans l’épaisseur de la capsule de Tenon ; c’est avant tout pour le droit médial que le risque de le voir disparaître totalement est le plus grand. Devant une telle situation, il faut savoir garder son sang-froid ; rien ne serait pire que de fouiller de façon désespérée les tissus orbitaires [8,10].
Il faut se rappeler que le muscle est retenu sur son trajet normal par ses attaches aponévrotiques, la partie adhérente de sa gaine ténonienne et les ligaments d’arrêt. C’est donc en essayant d’abord de trouver le foramen musculaire, puis en cherchant le muscle dans la capsule vide, du côté de la paroi orbitaire et non près du globe, en tirant le feuillet ténonien périphérique vers l’avant, mais sans tirer le globe oculaire à l’opposé, qu’on peut espérer le retrouver. Si on en dispose, il est possible de s’aider d’une stimulation électrique pour repérer le muscle [11]. L’apparition éventuelle d’un réflexe oculocardiaque signifie que le muscle a été saisi.
Si cependant le muscle reste introuvable, il ne faut pas s’acharner ; il faut éviter à tout prix de pénétrer dans l’espace rétrocapsulaire et d’ajouter des traumatismes ténoniens qui conduisent inévitablement à des syndromes d’adhérence. On se contente de fixer la capsule de Tenon au globe aussi loin que possible en avant. Une IRM, effectuée dès le lendemain, montre la position du muscle perdu et les possibilités de retourner le chercher (figure15.2).
À défaut de pouvoir le faire dans l’immédiat, on doit temporiser, attendre au moins 6 semaines pour que l’inflammation locale ait eu le temps de régresser. Dans l’attente d’une reprise opératoire ultérieure, on fait une injection de toxine botulique dans l’antagoniste homolatéral afin d’éviter la contracture de celui-ci ; on réduit ainsi la déviation de l’œil à l’opposé du muscle perdu et on permet à l’enveloppe ténonienne de venir s’accoler plus antérieurement à la sclère [12].
Entailles et plaies sclérales ou perforantes
Il ne faut jamais perdre de vue qu’une entaille ou une perforation sclérale est une plaie oculaire. Certes, au cours de la chirurgie des strabismes, ces blessures ne sont le plus souvent que ponctuelles et n’entraînent pas, sur des yeux jeunes et anatomiquement sains, de conséquences fâcheuses. Mais elles peuvent aussi être plus étendues et/ou avoir des conséquences graves, et plus encore si l’œil est de constitution fragile. Aucune précaution n’est donc inutile pour éviter de blesser la sclère ; le cas échéant, il faut savoir réparer la blessure avec le plus grand soin.
L’entaille de la sclère peut survenir au cours de la désinsertion du muscle si :
• on appuie les ciseaux trop fortement sur le globe ;
• ou, par une traction excessive du crochet, on soulève la sclère en toit de tente.
C’est une règle opératoire que de toujours inspecter l’état de la sclère après une désinsertion.
si l’entaille n’est que tout à fait superficielle, aucun traitement n’est nécessaire ;
si la sclère est perforée, laissant la choroïde à nu, mais intacte, les bords de la plaie doivent auparavant être rapprochés au monofil 8/0 ou 9/0 ;
en cas de perte de substance sclérale profonde, celle-ci doit être couverte par le glissement d’une lamelle sclérale ou, au besoin, par un implant rapporté de sclère ou de dure-mère conservée.
La perforation sclérale peut survenir lors du passage de l’aiguille dans l’épaisseur de la sclère.
Le risque est plus grand en arrière de cette insertion en cas de recul, car la sclère y est nettement plus mince, sous le droit latéral en particulier ; il l’est également en arrière de l’équateur, en cas de myopexie postérieure (cf. chapitre 10) ou au cours des interventions sur les obliques, à cause de la plus grande difficulté du geste.
Une perforation passe la plupart du temps inaperçue lorsqu’elle reste sous-rétinienne ; à moins de complications endoculaires, elle est alors une découverte ophtalmoscopique ; mais une zone de remaniement choriorétinien, sans perforation visible [13], peut aussi bien être due à la réaction provoquée par un fil de suture profond, mais non perforant [2].
Conrad et Voigt [14] ont contrôlé l’état de la rétine de 68 patients, 3 ans après une myopexie postérieure : ils n’ont trouvé aucune trace pariétale, excepté dans les quatre cas où la perforation avait été reconnue au cours même de l’intervention.
Lorsque la perforation est transfixiante, elle est le plus souvent ponctuelle et la blessure causée minime ; elle fera d’autant moins parler d’elle qu’elle est plus antérieure. Si cependant on contrôle le fond d’œil le lendemain de l’intervention, on aperçoit une hémorragie pariétale. Celle-ci se résorbe rapidement ; dès les jours suivants, elle laisse apparaître la sclère à l’endroit de la perforation [3,4].
Mais les conséquences peuvent être plus sévères :
• la sclère peut devenir instantanément déhiscente, si elle est mince et fragile, ce qui nécessite une réparation pariétale ;
• la blessure choriorétinienne peut être la cause d’une hémorragie vitréenne massive ou d’un décollement séreux de la rétine ; si le vitré s’incarcère dans la perforation, il peut être à l’origine d’un décollement de la rétine par traction vitréenne, voire d’une luxation cristallinienne [15,16] ;
• l’endophtalmie postopératoire s’inscrit très probablement dans les suites de perforation, même si celle-ci est passée inaperçue.
En cas de perforation reconnue au cours d’une intervention, il faut :
aussitôt réduire la traction exercée sur le globe ;
faire une cryoapplication localisée sur et autour du point de perforation ;
réparer immédiatement une éventuelle plaie sclérale ;
en cas d’issue de vitré, réséquer le vitré hernié, suturer la sclère au monofil non résorbable 8/0 ou 9/0, faire une cryoapplication et placer, au besoin, une indentation localisée en regard ;
dilater la pupille et contrôler l’état endoculaire, à répéter au cours des jours suivants ;
instaurer une antibiothérapie à large spectre par voie locale et générale.
Plaie épithéliale de la cornée (figure 15.3)
Il peut arriver que l’épithélium cornéen soit lésé, voire arraché sur une plus ou moins grande étendue, au cours de l’intervention ou au réveil, par le masque de l’anesthésie. La cicatrisation cornéenne est rapide, mais tant que le revêtement épithélial n’est pas reconstitué, la plaie est très douloureuse.
Complications postopératoires
Infections
Les complications infectieuses dans les suites des opérations pour strabisme sont le plus souvent dues à des contaminations per- ou postopératoires locales ; elles peuvent aussi provenir d’infections à distance, des voies lacrymales à l’évidence, mais aussi d’infections des voies respiratoires, d’otites ou de localisations plus éloignées. Le risque infectieux est plus grand chez les personnes âgées. Les infections postopératoires graves sont exceptionnelles ; le risque existe néanmoins.
L’abcès d’un ou des points musculoscléraux peut provenir d’une contamination du matériel de suture [9] ; cette contamination peut aussi être secondaire, si la reconstitution du plan conjonctivo-ténonien a été imparfaite et a laissé l’un de ces points à découvert.
L’abcès débute dans les jours qui suivent l’intervention ; une tuméfaction rouge et douloureuse apparaît en regard de la réinsertion musculaire ; la motilité en direction de l’abcès est douloureuse, elle peut être limitée et faire craindre un glissement musculaire [17].
Le danger réside moins dans l’infection elle-même, que dans la fragilisation des tissus qu’elle provoque dans l’immédiat et ses conséquences, le lâchage des sutures musculosclérales et le glissement, voire l’échappement musculaire [9]. Le risque d’extension endoculaire est minime en l’absence de perforation, à moins que l’infection n’évolue sur un terrain débilité ou que le germe soit particulièrement virulent. L’infection peut entraîner une rétraction conjonctivo-ténonienne au stade de cicatrisation [2].
L’infection parabulbaire provenant d’une contamination au niveau d’un fil de myopexie postérieure est plus redoutable, puisqu’elle se développe au contact direct de la graisse orbitaire extraconique.
À la tuméfaction rouge et douloureuse en regard du muscle, apparue au cours des jours suivant la myopexie postérieure, s’ajoute une nette limitation de la motilité de l’œil en direction du muscle opéré ; la tentative de rotation de l’œil dans cette direction déclenche une douleur très vive ; on peut noter une légère exophtalmie (figure 15.4). Le risque d’extension orbitaire est évident.