12: Psychopathologie de la différence des sexes et des conduites sexuelles

12 Psychopathologie de la différence des sexes et des conduites sexuelles



Mythes, différence des sexes et sexualité


S’il est des questions où mythe et réalité s’interpénètrent, assurément la question de la différence des sexes est une de celles-là. Le mythe d’une individualité complète et autonome, d’un hermaphrodisme heureux et satisfait, d’un narcissisme absolu, d’une complétude gémellaire nirvhanique, tisse la toile de fond du problème de la différence des sexes, qu’il s’agisse d’un mythe originaire (Adam) ou d’un désir ultérieur (romantisme allemand). Étudier la sexualité de l’enfant, dont l’immaturité génitale représente par sa durée même une caractéristique de l’espèce humaine, ne saurait éluder cette dimension du mythe sur lequel nous reviendrons.


Toute la problématique du narcissisme, objet des préoccupations et des recherches les plus récentes, sous-tend également cette question. À la possible bisexualité originaire, au problème de la constitution de l’identité sexuée de l’individu, à la place primordiale du corpus social dans les fonctions classiquement attribuées à chaque sexe répondent souvent comme en écho des « études scientifiques », expériences physiologiques expérimentales et études analogiques du comportement animal dont le rôle paraît être plus souvent d’assurer la conviction du scripteur que d’éclairer la lanterne du lecteur.


Nous essaierons dans ce trop court chapitre de mettre en place les principaux jalons qui marquent le chemin de la différence sexuelle, de la perception de cette différence par l’enfant et de l’émergence de la sexualité qui doit se dégager progressivement de la génitalité. En effet, il est probable que, s’il n’y avait pas eu de période de latence dans l’enfance, il n’y aurait pas de sexualité, mais seulement une fonction reproductrice comme cela s’observe dans l’immense majorité des espèces animales. Un des grands mérites de Freud est d’avoir pu parler de la sexualité du petit garçon sans honte ni agressivité, ni refoulement : on déclare souvent que Freud a « découvert » la sexualité de l’enfant. Rien n’est plus faux si l’on entend par là que Freud a découvert la sexualité infantile comme Christophe Colomb a découvert l’Amérique. Bien avant Freud, les très nombreux articles médicaux destinés à montrer les dangers des pratiques sexuelles infantiles, les ingénieux appareils destinés à interdire tout « attouchement » par l’enfant de ses organes génitaux témoignent bien que la sexualité de l’enfant était connue, mais réprimée, au moins depuis la grande vague puritaine des deux siècles précédents (XVIIIe et XIXe siècles).


Le mérite de Freud est d’avoir découvert cette sexualité infantile, mais au sens d’avoir enlevé la couverture qui la tenait cachée. Toutefois cette sexualité découverte, mise à nu, a fait un temps oublier le rôle de la phase de latence, rôle qui reste aussi mystérieux aux yeux des physiologistes que des psychologues ou psychanalystes.


Ainsi l’infans à mesure qu’il se constitue comme individu doit non seulement se reconnaître un sexe et renoncer à l’autre, mais encore accepter de ne pas trouver avant longtemps un véritable objet de satisfaction sexuelle : peut-être cette longue période dite de latence a-t-elle précisément pour rôle de permettre à l’infans toute une gamme d’expériences, d’essais et d’erreurs jamais satisfaisants par définition (l’orgasme est pour plus tard), mais qui laisse ouvert le champ de la découverte. Certains chercheurs voient là une des sources du succès de l’espèce humaine.


Nous ne reprendrons pas ici l’étude du développement de la libido envisagée ailleurs (cf. chap. 2, Théories psychanalytiques), car nous nous centrerons plus précisément sur l’évolution de la sexualité et de ses avatars physiologiques et psychologiques.



Bases physiologiques et physiopathologiques de la différenciation sexuelle


Nous rappellerons qu’on doit distinguer le sexe génétique (chromosomes 46 XY ou 46 XX), le sexe gonadique (la structure des gonades mâles ou femelles), le sexe corporel (caractères sexuels primaires : organes génitaux internes et externes, caractères sexuels secondaires : pilosité, sein, morphologie, etc.), le sexe de l’état civil, enfin le sexe « vécu ». Ce « sexe vécu » renvoie à la notion d’identité sexuée dans laquelle se reconnaît l’individu. Selon Stoller, cette identité sexuée inclut deux composantes : l’identité de genre, c’est-à-dire le rôle social de l’un ou l’autre sexe, et l’identité de sexe. Stoller distingue ainsi deux notions : le « genre » qui est un concept psychologique et sociologique et le « sexe » qui est un concept biologique.


Il n’existe pas deux lignées sexuelles totalement différentes, l’une mâle l’autre femelle, dès la conception de l’œuf, mais au contraire une constante interaction qui prend souvent d’ailleurs l’allure d’une répression physiologique d’une lignée par l’autre. Les achoppements fréquents entre ces deux lignées sont à chaque étape illustrés par certains types d’anomalies.


Les recherches les plus récentes tendent à montrer qu’il existerait une sorte de « sexe neutre » à partir duquel se ferait le développement : cet état est plus proche du sexe féminin qui représenterait en quelque sorte le sexe premier (il existe ici au plan biologique un strict inversement du mythe d’Adam d’où sortirait Ève). Le rôle de l’Y est primitivement d’induire la sécrétion de testostérone qui secondairement entraîne la masculinisation du tractus urogénital. En l’absence de l’Y, ou en l’absence de testostérone, le développement se fait vers une morphologie féminine qui représenterait l’évolution « passive spontanée ». Les biologistes continuent en revanche de s’interroger sur le rôle du deuxième X du sexe génétique féminin 46 XX.




Sexe gonadique et sécrétion hormonale


Normalement, le sexe chromosomique oriente l’évolution de la gonade et ce dès la sixième ou septième semaine de la vie embryonnaire. Comme on l’a vu, la sécrétion de testostérone masculinise le tractus urogénital. Après une diminution relative du taux circulant d’hormones sexuelles chez le fœtus, on observe une brusque augmentation de ce taux autour de la période néonatale, surtout chez le garçon. Ces taux très élevés se maintiennent pendant trois à sept mois chez le garçon, pour revenir à des taux faibles, caractéristiques de l’enfance. Ce pic de sécrétion d’hormones mâles chez le nouveau-né garçon explique l’existence des érections à cet âge ; il serait responsable en partie de l’orientation psychosexuelle du système nerveux central. Chez le nouveau-né fille, l’élévation des taux d’hormones sexuelles est moins importante et s’éteint beaucoup plus rapidement. Ces taux d’hormones sexuelles élevés à la naissance correspondraient à une phase de réceptivité particulière et transitoire de l’axe hypothalamo-hypophysaire. Cette sensibilité particulière du SNC du nouveau-né mâle semble démontrée chez certaines espèces animales : la forte sécrétion hormonale mâle marquerait une sorte d’empreinte indélébile, « masculinisant » le cerveau et inhibant le centre d’activité cyclique hypothalamo-hypophysaire caractéristique du fonctionnement des femelles.


Après une longue période de silence, propre à l’espèce humaine, les sécrétions sexuelles reprennent à la puberté qui survient entre 8,5 et 13 ans chez la fille (95 % des cas) et entre 10 et 14 ans chez le garçon (limites physiologiques extrêmes).




Anomalies organiques


Il s’agit des pseudohermaphrodismes masculins (gonade mâle) ou féminins (gonade femelle) : les organes génitaux sont d’apparence soit ambiguë, soit opposée au sexe chromosomique qui lui, en revanche, est normal (46 XY ou 46 XX). Ceci s’observe dans les cas d’imprégnation du fœtus par l’hormone de sexe opposé (par exemple, pseudohermaphrodisme féminin par hyperplasie congénitale virilisante des surrénales) ou par insensibilité des récepteurs à l’hormone normale (par exemple, dans le testicule féminisant).


Ce sont dans ces pseudohermaphrodismes qu’existent les problèmes les plus difficiles d’identité sexuelle. Lorsqu’un enfant a été élevé dans un sexe civil auquel il s’est correctement identifié, le changement de sexe, passé l’âge de 3–4 ans, pose de difficiles problèmes où doivent être mises en balance l’importance de l’ambiguïté sexuelle, les capacités de la chirurgie plastique, la profondeur de l’identité sexuelle individuelle et sociale. C’est dire qu’aucune règle générale ne peut être définie, chaque cas représentant une indication particulière. D’une manière générale, de nombreux travaux (Stoller, Kreisler) ont montré que le sexe social, c’est-à-dire le sexe assigné à l’enfant par les parents, constitue le pôle organisateur autour duquel s’affirme l’identité sexuée de l’enfant lui-même, et que dans toute la mesure du possible il est préférable de maintenir ce choix. Il existe quelques cas où le doute sur l’identité sexuée, non seulement du corps médical, mais aussi de la famille, provoque certes une faille dans les processus d’identification de l’enfant, mais autorise une plasticité plus grande (Daymas) ; dans ces cas, un changement de sexe plus tardif est moins perturbant.


Nous venons de voir très schématiquement les bases physiologiques de la différence des sexes. Nous avons pu observer que les erreurs, les indifférenciations, les incertitudes existent à tous les paliers organiques de cette différenciation sexuée. Dans les paragraphes suivants, c’est sur les mécanismes psychologiques sociaux, familiaux et individuels, que portera notre attention, après que la différenciation physiologique s’est constituée de façon satisfaisante.



Bases psychologiques et sociologiques de la différence des sexes


Parler de différence des sexes sur le plan sociologique introduit dans le débat une dimension politique à laquelle non seulement nous n’échapperons pas, mais surtout à laquelle l’enfant lui-même n’échappera pas. La question peut se formuler de la manière suivante : dans quelle mesure la perception d’une différence s’accompagne-t-elle d’un sentiment de hiérarchie de valeurs ?


Certes les réponses culturelles à cette interrogation abondent : chacun sait, au moins pour nos sociétés occidentales, combien le sexe mâle a pu servir de référence (et sert encore) : les valeurs éthiques, morales, physiques, caractéristiques de l’homme ont en effet une tendance certaine à être définies en positif, et les valeurs contraires, dites féminines, en négatif. Il est évident que les parents, puis l’enfant dès son plus jeune âge, seront imprégnés d’un tel mode de pensée.


Encore plus fondamental pour l’enfant nous semble être cependant le moment où il percevra l’existence d’une différence sexuelle : bien évidemment ce moment est préparé de longue date par le sexe que ses parents lui ont assigné dans la manière de l’élever, le porter, l’habiller, lui parler, etc. Toutefois, une phase importante précède ce mouvement : il s’agit de la période fusionnelle normale avec la mère où le bébé établit son sentiment d’existence (son self), période qu’il doit dépasser au moment de la phase de « séparation–individuation » (M. Malher) ou lors de la « position dépressive » (M. Klein). Ce sentiment d’existence constitue l’ancrage à partir duquel l’enfant se reconnaîtra comme individu, avant de se reconnaître un sexe. Stoller considère dans ces conditions que la relation fusionnelle mère–fille apporte un sentiment d’individualité plus solide aux filles que la relation mère–garçon n’en apporte aux garçons, où le décalage du sexe introduit un doute identificatoire plus grand. Le résultat clinique en est chez le garçon, puis chez l’homme, une crainte plus grande de l’homosexualité que chez la fille parce que, selon Stoller, les racines de ce qu’il appelle la « masculinité » sont moins bien assurées.


Une fois établi le sentiment d’individualité, l’enfant est alors confronté au problème de la différence des sexes : il doit reconnaître son appartenance à un sexe et renoncer au fantasme originaire d’omnipotence ou de complétude. À l’évidence l’attitude de la famille joue encore ici un rôle considérable, mais l’enfant se trouve introduit dans la dialectique de la reconnaissance d’un manque avec l’émergence d’un désir et, en corollaire, la dialectique de la complétude et du plaisir : c’est autour de ces quatre termes, manque–désir, complétude–plaisir, que doit s’organiser la sexualité de l’enfant, toujours marquée, comme nous l’avons précisé en introduction, par l’immaturité physiologique infantile.


Cette immaturité sexuelle physiologique conduit à distinguer génitalité et sexualité, le premier terme impliquant la maturité des organes génitaux, le second étant plus centré sur la recherche d’un plaisir qui cependant ne doit pas faire oublier les trois temps précédents (manque–désir–complétude). Pour l’enfant, quel que soit son sexe, accepter son manque c’est renoncer à sa toute-puissance infantile (non seulement pouvoir être totalement satisfait par la mère, mais aussi pouvoir totalement la satisfaire), et projeter sur le couple parental cet état de complétude enviée. Aussi l’enfant passe-t-il du mythe de la complétude narcissique au mythe de la scène primitive à partir duquel s’organise la curiosité sexuelle.


Dans la théorie psychanalytique, c’est sur cette curiosité sexuelle que reposent les tendances voyeuristes/exhibitionnistes de l’enfant, mais aussi ses désirs épistémophiliques dans une sublimation de bonne qualité. On peut ainsi observer de subtils décalages qui font passer l’enfant de la dialectique d’une complétude narcissique (dyade mère–enfant) à celle de l’écart sexuel (garçon–fille à la phase œdipienne) et enfin à celle de l’écart de génération (enfant–adulte à la période de latence).


Nous avons vu que la dissymétrie du couple mère–garçon explique peut-être la plus grande incertitude identificatoire du garçon que de la fille (Stoller). Doit-on voir dans cette dissymétrie un des grands problèmes de la pédopsychiatrie, celui de la dissymétrie de morbidité en fonction du sexe ? Nous allons brièvement aborder ce point.


May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 12: Psychopathologie de la différence des sexes et des conduites sexuelles

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