Chapitre 12 Opérer les muscles obliques
La chirurgie des muscles obliques est différente de celle des muscles droits pour des raisons qui tiennent à la fois à l’anatomie et à la physiologie de ces muscles (cf. chapitres 1 et 2). Leur abord est moins immédiat, leur insertion sclérale se faisant sur l’hémisphère postérieur du globe oculaire, non loin de l’émergence des veines vortiqueuses et, pour l’oblique supérieur, non loin du trajet de l’artère ciliaire longue supérieure. En raison de la disposition de leur insertion sclérale, ces muscles ont constamment une action triple rotatoire, verticale et horizontale, qui varie en proportion selon la direction du regard, c’est-à-dire selon l’action respective de leurs fibres antérieures et postérieures (cf. chapitre 2). C’est pourquoi on peut être amené à effectuer sur eux des opérations d’affaiblissement ou de renforcement globaux, aussi bien que des opérations qui visent à affaiblir ou à renforcer de façon prépondérante l’une ou l’autre de leurs actions :
• pour un effet global, il faut agir sur le muscle de façon égale sur toute la largeur de son insertion, sans décaler son axe ;
• pour un effet sélectif, on peut agir de façon prépondérante ou sélective sur l’une ou l’autre moitié du muscle et/ ou décaler son axe.
La myotomie des muscles obliques inférieur et supérieur a été décrite dès l’origine de la chirurgie des strabismes par Dieffenbach [1,2], mais la chirurgie des obliques n’a véritablement percé et ne s’est propagée qu’à partir du milieu du XXe siècle, à la suite des travaux des pionniers : Dunnington (1929) et White (1942) pour l’oblique inférieur ; Wheeler (1934), Berke (1946) et Foster (1946) pour l’oblique supérieur. À leurs travaux, se sont ajoutés ceux de McGuire (1946) et McLean (1948), et surtout le livre fondamental et aujourd’hui classique de Fink, paru en 1951 et réédité en 1962. Sous l’impulsion d’opérateurs, de Gobin notamment, et grâce à de très nombreuses publications parues depuis lors – monographie sur l’oblique supérieur de Clergeau en 1977 [3] et celle sur les muscles obliques de Kolling en 1986 [4] en particulier –, ce sujet est resté constamment d’actualité.
Quatre principes régissent aujourd’hui la chirurgie des muscles obliques.
2. Dans les deux cas, il faut de toute évidence donner la préférence aux procédés qui :
altèrent le moins possible l’anatomie et la fonction du muscle ;
sont quantifiables, c’est-à-dire dosables et n’exposent pas à une paralysie complète ;
Chirurgie du muscle oblique inférieur (effet global)
Aujourd’hui, les opérations du muscle oblique inférieur portent exclusivement sur le segment temporal de ce muscle. Il est d’un abord plus facile que l’oblique supérieur ; en outre, les opérations habituellement pratiquées sur lui risquent peu de perturber la statique palpébrale. Ce ne sont toutefois pas des arguments de choix opératoire.
L’abord de l’oblique inférieur est décrit au chapitre 9. Lorsqu’un crochet en V ou courbe a été passé sous le muscle, il est essentiel de s’assurer que celui-ci a été dégagé sur toute sa largeur, qu’il n’a pas été dédoublé ou qu’il n’existe pas d’insertion inhabituelle, autrement dit que toutes les fibres, y compris les plus postérieures, ont été chargées sur le crochet ; en fait, il est tout à fait exceptionnel d’avoir oublié des fibres postérieures, si l’on a pris soin de dégager le muscle comme nous l’avons indiqué (figure 12.1).
Opérations d’affaiblissement
Recul contrôlé selon White et Fink
Le recul avec refixation sclérale de l’oblique inférieur a été proposé en 1942 par White [5] ; il a été repris avant tout par Fink [6], grâce à qui il est devenu un procédé classique et bien réglé ; il est le procédé qui répond le mieux aux exigences d’une chirurgie anatomique peu traumatisante, précise et donnant des résultats, autant qu’il est possible, prévisibles et stables. Nous le décrivons ici en n’y apportant que des mises à jour de détails.
Désinsertion du muscle oblique inférieur
L’oblique inférieur est désinséré de la sclère de la manière recommandée par Gobin [7] : le muscle est écarté du globe pour dégager son insertion ; celle-ci est sectionnée en une seule fois, selon une ligne droite partant de son angle antérieur et tangente au globe en ce point ; cela se fait sans peine soit avec des ciseaux droits, soit avec des ciseaux courbes en appliquant la convexité de ceux-ci contre le globe (figure 12.2). Cette manière de faire laisse un petit triangle de muscle (à sommet antérieur et base postérieure) attaché à l’insertion sclérale. Elle a le double avantage d’éviter de léser les vaisseaux et nerfs ciliaires postérieurs et d’empêcher le droit latéral de venir s’accoler par la suite à l’insertion de l’oblique inférieur ; c’est pour la même raison que l’on prend soin, durant la dissection et la désinsertion, de ne pas léser le feuillet ténonien profond du droit latéral.
Réinsertion du muscle oblique inférieur
Certains opérateurs préfèrent placer un fil de suture à l’angle antérieur de l’extrémité musculaire avant de désinsérer le muscle (double passage d’un fil monofilament résorbable 7/0 à travers le muscle à 0,5 mm de l’extrémité musculaire) ; ils doivent alors veiller à ne pas le sectionner lors de la désinsertion. D’autres placent le fil de suture après avoir effectué la désinsertion (figure 12.3) ; le muscle se rétracte en effet peu ; même s’il disparaît un instant dans l’épaisseur du tissu ténonien, il y est retenu par l’adhérence de son foramen et ne risque pas d’être perdu ; mais il faut alors veiller à ne pas confondre l’angle antérieur et l’angle postérieur de l’extrémité musculaire. Le muscle s’en trouverait torsadé ; on s’apercevrait de l’erreur au plus tard au moment de la réinsertion, en voyant l’étalement du muscle se faire malaisément ; il serait facile, mais impératif de la corriger immédiatement.
Où placer le point de suture antérieur ?
Le repérage direct du point de réinsertion antérieur à partir de l’extrémité antérieure de l’insertion sclérale de l’oblique inférieur, proposé par Mühlendyck, Kaufmann et Péchereau, a un double avantage : il prend en compte les variations de son insertion sclérale et permet un dosage opératoire plus précis [8] (figure 12.4A). Pour obtenir un affaiblissement global, le point de réinsertion antérieur doit logiquement être placé sur le trajet du bord antérieur du muscle. Ce trajet a pu être repéré au cours de l’abord du muscle ; sinon il convient, en partant de l’extrémité antérieure de l’insertion sclérale, de se rapprocher du limbe de 1 mm pour chaque tranche de recul de 3 mm [9]. Autrement dit, le recul simple de l’oblique inférieur implique une «antéroposition» de fait, sans que celle-ci soit véritable. Ce terme a souvent été utilisé de façon abusive. Nous verrons ci-dessous à quelle condition une antéroposition peut être effective.
Pour bien exposer le quadrant scléral temporal inférieur, on exerce une traction sur le droit latéral (cf. chapitre 9) et sur l’oblique inférieur avant désinsertion1 de celui-ci ou sur le droit inférieur après désinsertion (à l’aide d’un petit crochet droit glissé sous le bord temporal de celui-ci). La distance du recul est mesurée directement à partir l’extrémité antérieure de l’insertion (en tenant en outre compte de la courte portion de muscle perdue entre son extrémité et le fil de suture) ; elle est le plus souvent de 8 mm, mais peut varier de 5 à 6 mm jusqu’à un maximum de 10 à 12 mm et jouxter, dans ce cas, le bord temporal du droit inférieur (limite qui ne peut être dépassée) [10].
L’angle antérieur de l’extrémité musculaire est réinséré à la sclère par un point de suture simple à l’endroit repéré ; le passage à travers la sclère est simple d’arrière en avant ou obliquement, plutôt que parallèle au limbe, en raison de la texture de la sclère ; les brins sont noués de la façon habituelle (figures 12.4B et C). La suture antérieure assure l’action rotatoire du muscle.
Faut-il également suturer l’angle postérieur de l’extrémité musculaire ?
La question reste discutée. Aucune étude n’a comparé l’efficacité de ces deux options possibles.
Fink [6] et aujourd’hui Péchereau et Oger-Lavenant recommandent de fixer l’angle postérieur à 6 mm en arrière de l’antérieur, sur le même méridien ou en le reculant d’un millimètre supplémentaire [12]. D’une manière ou de l’autre, l’étalement du muscle se trouve réduit, de 10 ou 12 mm à 6 ou 7 mm, ce qui constitue de fait une antéroposition de la partie postérieure du muscle.
Le point de refixation postérieur est nécessairement rétro-équatorial ; c’est pourquoi sa mise en place est un peu plus délicate que celle du point antérieur ; pour faciliter le geste, il convient de se servir d’une aiguille demi-cercle de 6 ou 7 mm (cf. figure 12.3). Si nonobstant on souhaite conserver au muscle l’étalement qu’il a normalement, il faut placer la suture postérieure à 8 à 10 mm en arrière du point antérieur.
Pour Gobin, et aujourd’hui Kaufmann, Klainguti, Mühlendyck, Roth et Speeg-Schatz, la suture de l’angle antérieur de l’extrémité de l’oblique inférieur est suffisante pour assurer la réinsertion du muscle avec l’avantage de lui conserver son étalement normal : au retrait du crochet maintenant le droit latéral, puis de l’écarteur, le muscle se déploie de toute sa largeur en arrière du point de suture antérieur ; la pression de la capsule de Tenon et des tissus périténoniens le maintient appliqué au contact de la sclère (figure 12.5).
L’enveloppe ténonienne de l’oblique inférieur, fendue suivant le bord antérieur du muscle et à l’intérieur de laquelle celui-ci vient d’être reculé, reprend sa place. Il reste à suturer la capsule de Tenon et la conjonctive (cf. chapitre 9).
De combien de millimètres peut-on reculer l’oblique inférieur (cf. chapitre 7) ?
Un recul de 10 à 12 mm, amenant le point de refixation antérieur au bord temporal du droit inférieur, peut cependant être nécessaire, combiné à un plissement de 10 à 14 mm du tendon réfléchi de l’oblique supérieur, pour corriger une forte excyclotorsion consécutive à une translocation maculaire pour dégénérescence maculaire liée à l’âge (cf. infra).
Autres procédés d’affaiblissement
Les affaiblissements non contrôlés ont en commun l’inconvénient d’avoir des effets moins ou non prévisibles et variables dans les faits : l’affaiblissement obtenu peut dépasser l’effet recherché, mais le plus souvent celui-ci est insuffisant dès l’immédiat ou à moyen terme. Les raisons d’éviter ou de délaisser aujourd’hui ces procédés sont rappelées ci-dessous :
• la ténotomie libre ou, le tendon étant très court, la myotomie totale attenante à l’insertion sclérale respectent l’intégrité du muscle. Le degré de rétraction de l’oblique inférieur désinséré est peu prévisible ;
• la myectomie raccourcit en outre l’oblique inférieur, déjà court, d’une longueur pouvant aller de 5 à 10 mm. Le muscle est amputé de la longueur voulue, le moignon musculaire soigneusement cautérisé en raison de sa riche vascularisation [13,14]. Le muscle se rétracte plus ou moins à l’intérieur de son enveloppe ténonienne ; une adhérence s’établit entre l’orifice ténonien profond et la sclère au niveau ou légèrement en retrait de l’insertion sclérale primitive. Cette insertion indirecte, plus ou moins solide, peut être responsable d’une hypo-action consécutive de l’oblique inférieur ;
• la myotomie marginale en chicanes du corps de l’oblique inférieur ou l’allongement par dédoublement selon Corcelle sont aujourd’hui abandonnés parce que trop traumatisants et trop peu prévisibles. Les résultats de la dénervation isolée du petit oblique ne sont que temporaires ; il se fait invariablement une réinnervation dans les 6 à 12 mois qui suivent [15] ;
• les reculs maximaux avec antéroposition, c’est-à-dire réinsertion attenante à l’insertion du droit inférieur, et, à plus forte raison, la myectomie élargie avec dénervation ou extirpation de l’oblique inférieur, particulièrement mutilante, sont aujourd’hui avantageusement remplacés par les opérations combinées sur les muscles obliques (cf. p. 255).
Opérations de renforcement
Le renforcement d’un ou des muscles obliques inférieurs est, à l’opposé, l’intervention la moins souvent pratiquée sur les obliques ; toutefois, il a aujourd’hui une nouvelle indication en cas de grande incyclorotation consécutive à une opération de rotation rétinienne. Différents procédés de plissement, résection et avancement ont été proposés [6,16].
Avancement de l’oblique inférieur selon Fink [6]
Pour Fink [6], dont la manière de faire est aujourd’hui adoptée par la majorité des opérateurs [9,17], le meilleur procédé pour corriger un déficit modéré de l’oblique inférieur est de pratiquer un avancement.
• le bord supérieur du droit latéral est abaissé jusqu’à dégager l’insertion de l’oblique inférieur pour permettre de marquer un point (à l’encre ou au cautère) à la distance voulue au-dessus de chacune des extrémités de l’insertion, en veillant à rester dans le prolongement des bords de ce muscle ; c’est pourquoi la distance au limbe du point antérieur doit être augmentée de 1 mm pour chaque tranche de 3 mm d’avancement [9] ;
• l’oblique inférieur, abordé en dessous du bord inférieur du droit latéral, est chargé sur un crochet ou dans une pince myostatique, près de son extrémité et sur toute sa largeur, puis désinséré ; un fil de suture résorbable 7/0 ou 6/0 est placé sur chacun de ses bords à son extrémité ; ces fils doivent être solidement amarrés par deux nœuds simples inversés ; si une suture intermédiaire paraît nécessaire, les brins doivent émerger et être noués à la face profonde du muscle ;
• les brins sont passés sous le droit latéral ; les fils des bords du muscle sont fixés à la sclère à l’endroit des points précédemment repérés ; la suture intermédiaire est placée sur la ligne reliant ces deux points (figure 12.6A).
Avancement – résection de l’oblique inférieur selon Fink [6]
Pour corriger un déficit plus important, Fink recommande d’associer une résection à l’avancement. Il fait cependant remarquer que «moins on supprime de tissu musculaire, plus l’opération est efficace» (figure 12.6B). Pour Kaufmann, la résection (ou un plissement éventuel) ne doit pas dépasser 4 à 6 mm afin de ménager le tissu et les plaques motrices du muscle [9]. La résection à un autre inconvénient : le corps musculaire de l’oblique inférieur se prête mal à la suture car, étant charnu et richement vascularisé, il a tendance à s’effilocher. Il est donc préférable de s’en tenir à l’avancement simple.
Chirurgie du muscle oblique supérieur (effet global)
Jusqu’à ce Wheeler propose, en 1934, sa technique d’avancement de l’oblique supérieur, la chirurgie de ce muscle était taboue. Les interventions sur ce muscle restent certes parmi les plus délicates de la chirurgie musculaire ; mais elles sont aujourd’hui pleinement réalisables avec les moyens opératoires actuels et une bonne expérience chirurgicale.
L’abord temporal a été proposé d’emblée aussi bien par Wheeler pour les opérations de renforcement que par Forster pour celles d’affaiblissement. L’abord nasal du muscle a cependant prévalu longtemps pour les secondes et, dans une large mesure aussi, pour les premières. Il a été abandonné à partir de 1970, à la suite des publications de Parks et Helveston [18] et de Ciancia et Prieto-Diaz [19,20], en raison de ses inconvénients et des complications auxquelles il expose. À leur suite, Fells, Caldeira, de Decker, Clergeau, Gobin, et rapidement la majorité des opérateurs ont adopté l’abord temporal, sous l’influence aussi de Harada et Ito qui avaient proposé, en 1964, leurs procédés d’avancement et de recul partiels [21].