11: Psychopathologie du jeu

11 Psychopathologie du jeu



Généralités


Bien que les écrits sur le jeu soient très nombreux, il n’y a pas à proprement parler d’études psychopathologiques du jeu chez l’enfant. Pourtant, aussi bien dans le champ d’exploration psychanalytique que dans les recherches sur le développement cognitif, le jeu a occupé une place considérable. Depuis la description désormais classique par Freud du jeu de la bobine chez un enfant de 18 mois, de nombreux psychanalystes ont observé des enfants dans des situations de jeu et en ont déduit des hypothèses métapsychologiques, sans que pour autant une théorie du jeu ait été élaborée. De la même manière, le jeu a été pour Piaget un instrument privilégié de l’étude des divers stades cognitifs.


Outre sa place dans la maturation de l’individu, la dimension sociale du jeu a été précocement soulignée, même si sa signification n’est pas identique pour tous. Ainsi, de nombreux auteurs considèrent que le jeu reproduit à vide des comportements, des croyances ou des rites auparavant chargés de signification culturelle (Hirn, Groos). Pour d’autres, en particulier Huizinga, c’est au contraire du jeu lui-même que vient la culture ; toutes les manifestations importantes de la culture sont calquées sur lui et sont tributaires de l’esprit de recherche, du respect de la règle, du détachement que crée et entretient le jeu.


Le jeu occupe également une large place dans l’approche thérapeutique de l’enfant. La présence d’éducateurs auprès d’enfants malades, l’existence de ludothèques dans les services hospitaliers de pédiatrie sont reconnues comme une nécessité. Dans certains services prodiguant des soins lourds, intensifs, soins d’aspect agressif (chambre stérile, hospitalisations prolongées), un clown est même régulièrement présent permettant à l’enfant de supporter ses conditions de vie difficile et d’y trouver des dérivatifs. Chez l’enfant ayant des difficultés psychopathologiques, de nombreuses et diverses « thérapies par le jeu » sont proposées dont certaines participent incontestablement de l’action thérapeutique.


À la question de savoir pourquoi l’individu, enfant ou adulte, joue, les réponses sont nombreuses et variées : le jeu a été compris tantôt comme surplus d’énergie à évacuer, tantôt comme trace phylogénétique du développement ontogénique, tantôt comme une façon d’exercer des compétences futures.


Les analyses du jeu se sont attachées à décrire soit le jeu lui-même, soit le joueur, analyse structurelle ou génétique.


Plus récemment, le jeu a été analysé dans ses dimensions interactives en particulier les jeux des nouveau-nés et nourrissons avec leur mère.



Classification des jeux


Les classifications des jeux sont très nombreuses selon qu’elles s’attachent à décrire le point de vue social ou culturel, développemental ou structurel, etc.


Pour E. Erickson le degré de socialisation nécessité par le jeu sert à classer les divers types dans une perspective structuraliste. Cet auteur décrit ainsi les jeux se déroulant dans l’autosphère (exploration des sensations corporelles propres), puis dans la microsphère (environnement proche de l’enfant), enfin dans la macrosphère sociale.


J. Piaget, de son côté propose une classification fondée sur la structure du jeu mais qui, en même temps, suit étroitement l’évolution génétique des processus cognitifs. Il distingue :



image les jeux d’exercice, caractéristiques de la période sensori-motrice, allant de la naissance à 2 ans environ. À partir de réactions circulaires primaires (utilisation spontanée des capacités et des fonctions à mesure qu’elles apparaissent), puis secondaires, le bébé cherche grâce au jeu sensori-moteur à harmoniser progressivement les actes aux informations nouvelles reçues, et à incorporer ces informations au « savoir comment » et aux moyens de classification (cf. chap. 2, Le développement cognitif selon J. Piaget) ;


image les jeux symboliques, entre 2 ans et 7–8 ans, ajoutent à l’exercice lui-même la dimension du symbolisme et de la fiction, c’est-à-dire la capacité de représenter par des gestes une réalité non actuelle. L’exemple typique est le jeu du semblant, de faire « comme si ». Selon Piaget, le jeu symbolique organise la pensée de l’enfant à un stade où le langage n’a pas encore atteint la maîtrise suffisante, il permet la manipulation et même la production d’images mentales au cours desquelles, grâce à la répétition, l’enfant assimile les situations nouvelles ;


image les jeux de règles enfin, d’abord comme imitation du jeu des aînés, puis s’organisant spontanément à partir de 7–8 ans, marquent la socialisation de l’enfant. Alors que les jeux précédents tendent à décroître avec l’âge, les jeux de règles, au contraire, augmentent de fréquence, montrant bien l’importance des relations et du code social.


S. Millar, dans une perspective développementale, mais moins centrée sur les stades cognitifs, distingue à la phase sensori-motrice les jeux d’exploration où soit l’objet, soit l’expérience, sont neufs, les jeux de manipulation où l’objet est connu, les jeux d’exercice où l’on observe des changements dans l’activité mais pas dans l’objet (faire tout ce qui est possible avec le même objet), les jeux répétitifs dont le rôle est d’enregistrer ou de codifier l’expérience avec le plaisir que représente la prévisibilité de l’action.


R. Caillois propose une classification structurelle des jeux selon un double axe :



Chacune de ces quatre composantes peut s’associer aux autres non de façon arbitraire puisqu’il existe des conjonctions fondamentales (agôn et aléa, mimicry et ilinx), contingentes (aléa et ilinx, agôn et mimicry), voire selon l’auteur impossibles (agôn et ilinx).



Apport psychanalytique


De leur côté les psychanalystes ont été moins attentifs à la description du jeu lui-même qu’à la signification qu’il pouvait avoir en fonction du développement psychoaffectif de l’enfant. Freud a ouvert la voie en décrivant cet enfant de 18 mois qui jouait de façon répétitive avec une bobine attachée à un fil, criant O-O-O (fort : loin en allemand) lorsqu’il la jetait, puis saluant d’un joyeux da (voilà) sa réapparition lorsqu’il tirait le fil. Il est remarquable que cette observation se situe juste à 18 mois, âge charnière entre le jeu d’exercice sensori-moteur et le début des jeux symboliques. Freud considère que ce jeu avec la jubilation que l’enfant en retire lui permet d’assimiler psychiquement un événement impressionnant (l’absence de la mère), de s’en rendre maître et de renverser ainsi les rôles : il n’est plus un sujet passif, mais devient un acteur. Il y a dans ce jeu une subtile interaction entre la manipulation répétitive de l’absence–présence de la bobine et l’intériorisation de la relation maternelle, à un stade où le langage est trop rudimentaire pour être le médiateur de cette symbolisation, bien qu’il accompagne les gestes essentiels (O-O-O, da). Par la suite le classique jeu du « cache-cache », ou du « coucou » avec la participation active et maturante de l’adulte renforce la maîtrise par l’enfant des notions de présence et d’absence.


Anna Freud, prolongeant les descriptions de son père, met en évidence un mécanisme privilégié dans la situation de jeu qu’elle dénomme « identification à l’agresseur » où s’observent précisément le renversement de l’attitude passive en active, le retournement du masochisme en sadisme, et l’appropriation de la maîtrise. Elle souligne également le rôle fondamental que tient le jeu dans le processus de socialisation de l’enfant, allant même jusqu’à en faire un des éléments de l’aptitude au travail de l’adulte.


De son côté Mélanie Klein centre immédiatement son intérêt sur le jeu qui, selon elle, occupe dans l’analyse de l’enfant la même place que le rêve dans l’analyse d’adulte. Comme le rêve, le jeu permet une satisfaction substitutive des désirs, mais son rôle ne s’arrête pas là : grâce aux mécanismes de clivage et de projection, le jeu permet d’évacuer par l’intermédiaire de la personnification la charge d’angoisse suscitée par le conflit intrapsychique, qu’il s’agisse d’un conflit intersystématique (par exemple entre un Surmoi archaïque et le Ça), d’un conflit entre deux images intériorisées clivées (bon sein–mauvais sein) ou d’un conflit entre deux niveaux de relations intériorisées (images prégénitales et images œdipiennes). La projection de ces conflits et de l’angoisse qui les accompagne sur la réalité extérieure représentée dans le jeu permet à la fois une meilleure maîtrise de cette réalité et un apaisement de l’angoisse interne. Ainsi « le jeu transforme l’angoisse de l’enfant normal en plaisir ».


Toutefois le risque d’une telle conception est de faire du jeu la représentation directe des divers instincts ou pulsions, et d’aboutir à un décryptage symbolique immédiat qui situe d’emblée celui-ci au niveau de la fantasmatique la plus profonde et la plus archaïque. Elle risque aussi de négliger l’étude de l’organisation formelle du jeu et de la place qu’y occupe la relation réelle à l’adulte.


C’est sur cette relation à l’adulte exprimée dans le jeu qu’insistent Lebovici, Diatkine et Soulé, en particulier dans le cadre psychothérapique : le jeu est une expérience émotionnelle correctrice en présence d’un adulte bienveillant, expérience au cours de laquelle l’enfant exprime non seulement ses affects agressifs, mais aussi les relations positives qu’il lui porte.


Tous les travaux de Winnicott portent la marque de son originalité profonde et de son souci permanent de tenir compte de cette interaction entre l’enfant et son environnement. Dans cette perspective, le jeu occupe un plan privilégié puisqu’il est au centre de ce que Winnicott appelle les phénomènes transitionnels. Il définit aussi la notion d’espace de jeu : « Cette aire où l’on joue n’est pas la réalité psychique interne. Elle est en dehors de l’individu, mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur. » C’est l’aire de l’illusion, intermédiaire entre le dedans et le dehors. Jouer est un processus universel, caractéristique de la santé, grâce auquel dès les premiers mois le bébé fait l’expérience de son omnipotence dans un champ aménagé au préalable par sa mère. Le jeu doit être distingué des instincts, en particulier des pulsions sexuelles ou agressives, dont l’activation constitue une menace réelle : « L’élément agréable que comporte le jeu implique que l’éveil pulsionnel n’est pas excessif… le jeu est en lui-même excitant et précaire. » Winnicott définit ainsi une troisième aire entre le monde interne et la réalité externe, aire qui au départ est la propriété commune de la mère et du bébé. Peu à peu le bébé, puis le jeune enfant prend une certaine autonomie dans cette aire intermédiaire, en particulier grâce à son objet transitionnel.


Cet objet constitue une sorte de matérialisation des phénomènes transitionnels. Winnicott désigne ainsi le bout de couverture ou de drap, la peluche dont l’enfant ne peut se passer, voire simplement son pouce. Cet objet transitionnel prend la place de l’objet de la première relation et précède l’établissement de l’épreuve de réalité. L’enfant exerce sur lui un contrôle omnipotent et magique, mais aussi une manipulation tout à fait réelle, ce en quoi il se distingue des objets fantasmatiques internes dont, souligne Winnicott, il ne représente pas une simple projection.


Bien qu’il faille considérer avec prudence toute matérialisation trop rapide, l’objet transitionnel ainsi défini, représente souvent le premier jouet que l’enfant manipule, du moins reconnu comme tel par les adultes.


Il y aurait beaucoup à dire sur la place que le jouet occupe dans l’activité ludique de l’enfant, mais ses déterminants sont si nombreux, culturels, socio-économiques, familiaux, éthiques, etc. que ce sujet dépasse largement le cadre de ce chapitre.

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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 11: Psychopathologie du jeu

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