11. Anticholinergiques

Chapitre 11. Anticholinergiques


Elle te préparera un breuvage et y mettra des sucs maléfiques afin de t’ensorceler.

Homère, L’Odyssée

dans l’après-midi ton oncle vint furtivement pendant cette heure libre de tout souci, ayant dans un flacon le suc de l’hébénon maudit, et il versa dans les porches de mon oreille cette lépreuse essence dont l’effet est à tel point ennemi déclaré du sang de l’homme

William Shakespeare, Hamlet

ou avons-nous mangé de cette racine insensée qui fait la raison prisonnière ?

William Shakespeare, Macbeth

Ah ! ah ! donne-moi une potion de mandragore.

William Shakespeare, Antoine et Cléopâtre


Plusieurs plantes de la famille des Solanacées contiennent de l’atropine (hyosciamine) et de la scopolamine (hyoscine), deux alcaloïdes de la belladone, particulièrement concentrés dans les graines et les racines (tableau 11.1, figure 11.1) [1, 2]. L’une de ces plantes, Datura stramonium, pousse sur l’ensemble du territoire des États-Unis et sa consommation à des fins récréatives est fortement répandue.




































Tableau 11.1 Plantes contenant des alcaloïdes de la belladone
Nom latin Nom commun Toxine
Atropa belladonna Belladone Atropine
Hyoscyamus niger Jusquiame, jusquiame noire Atropine, scopolamine
Mandragora officinarum Mandrake, pomme de Satan Atropine, scopolamine
Lycium halimifolium Lyciet Atropine
Lobelia inflata Lobelia Atropine, scopolamine, lobeline
Datura stramonium Herbe à la taupe, pomme épineuse, herbe du diable, herbe de sorcière Atropine, scopolamine
Datura (ou Brugmansia) suaveolens Trompette des anges Atropine, scopolamine








B9782842997120500115/f11-01-9782842997120.jpg is missing
Figure 11.1
Atropine (a) et scopolamine (b).



Pharmacologie


L’atropine et la scopolamine sont des inhibiteurs compétitifs des récepteurs muscariniques cholinergiques, situés sur les tissus innervés par les fibres nerveuses parasympathiques post-ganglionnaires. Elles ne sont efficaces au niveau des ganglions végétatifs ou de la jonction neuromusculaire qu’à des doses extrêmement élevées. La transmission cholinergique dans le système nerveux central (SNC) est principalement nicotinique dans la moelle épinière et à la fois muscarinique et nicotinique dans le cerveau [3].

Grâce aux antagonistes sélectifs, au moins cinq sous-types de récepteurs muscariniques ont pu être définis. Les récepteursM 1 se trouvent dans les ganglions et les glandes sécrétrices, les récepteurs M 2 se trouvent dans le myocarde et les muscles lisses, et les récepteurs M 3 et M 4 sont localisés dans les glandes sécrétrices et les muscles lisses ; les cinq soustypes de récepteurs se trouvent dans le SNC. Les récepteurs muscariniques interagissent avec les protéines G. Les récepteursM 1, M 3 et M 5 activent la protéine G q, qui stimule la phospholipase S. Les récepteurs M 2 et M 4 activent les protéines G i et G o, qui inhibent l’adénylcyclase et activent les canaux K +. À la différence des récepteurs nicotiniques, qui sont des canaux ioniques ligand-dépendants dont l’activation produit un potentiel postsynaptique excitateur rapide, les récepteurs muscariniques produisent des réponses plus lentes qui peuvent être excitatrices ou inhibitrices [3., 4. and 5.].

Aux doses appliquées à l’usage clinique, l’atropine n’a qu’une légère action sur le SNC, et ses effets périphériques sont dépendants de la dose administrée. Des doses toxiques provoquent une excitation du SNC, caractérisée par une agitation, un delirium ou des hallucinations, et suivie par le coma, une insuffisance respiratoire et un collapsus circulatoire. En revanche, de faibles doses de scopolamine provoquent l’euphorie, une somnolence, une amnésie et un sommeil sans mouvements oculaires rapides – probablement en raison de la capacité de cette substance à traverser plus facilement la barrière hématoencéphalique. Des doses plus élevées (ou parfois de faibles doses chez un patient douloureux) entraînent une excitation [3].


Contexte historique et épidémiologie


L’utilisation des préparations de belladone à des fins médicinales était pratiquée par les médecins de l’Inde ancienne. Ce sont les Égyptiens et les Grecs qui ont les premiers découvert que les plantes anticholinergiques induisaient des hallucinations ; ils s’en servaient pour prédire l’avenir. En 38 après J.-C., les troupes de Marc Antoine mangèrent du datura lors de leur retraite au cours de la campagne contre les Parthes, ce qui provoqua des délires, des états de stupeur et des décès [1]. Au Moyen-Âge, les plantes anticholinergiques étaient utilisées lors des cultes sataniques pour communiquer avec les démons ; les « sorcières » qui participaient à ces cérémonies se servaient de balais comme applicateurs vaginaux [6]. La popularité de la belladone a conduit Linné à nommer la plante Atropa belladonna d’après Atropos, le destin qui coupe le fil de la vie [3, 6a].

En 1676, un comportement étrange au sein de la colonie de Jamestown a été attribué à l’ingestion de Datura stramonium, que l’on connaît depuis aux États-Unis sous le nom de Jamestown weed ou jimson weed. Thoreau a décrit son utilisation, et l’on pense que les symptômes ressentis par Arthur Dimmesdale dans The Scarlett Letter étaient le résultat d’un empoisonnement à l’atropine causé par Roger Chillingworth (un médecin) [7]. Aujourd’hui, les espèces appartenant au genre Datura sont utilisées au cours de cérémonies rituelles par les Indiens d’Amazonie dans un breuvage appelé yage, et elles ont contribué à la création des « zombies » haïtiens réduits à l’esclavage après être devenus amnésiques et soumis [8]. En Amérique du Sud (et parfois aux États-Unis), la scopolamine et des extraits d’espèces de Datura ou de Brugmansia sont utilisés de façon nettement moins glorieuse à des fins criminelles : les victimes ingèrent en toute innocence une confiserie ou une boisson qui leur est offerte, deviennent dociles, et sont dévalisées sans avoir par la suite le moindre souvenir de ce qui leur est arrivé [9, 10].

Aux États-Unis, la consommation de jimson weed ou de « trompette des anges » s’est répandue parmi les adolescents dans les années soixante et continue de se propager aujourd’hui encore [11., 12., 13., 14., 15., 16., 17. and 18.]. À l’automne, les fleurs blanches en forme de trompette donnent des fruits épineux remplis de graines noires, qui pèsent environ 10 mg et contiennent 4 % d’alcaloïde de la belladone [1]. La plupart du temps, les consommateurs ingèrent les graines ; il arrive parfois qu’ils mangent les fleurs, qu’ils fument les feuilles séchées, qu’ils mâchent les racines ou qu’ils boivent des infusions [18a]. Des graines, poudres, infusions, gélules et « cigarettes d’herbes » peuvent être achetées dans les boutiques diététiques, comme le produit Asthmador®, une préparation à inhaler vendue avec cynisme comme un médicament contre l’asthme [19, 20] (en France, des cigarettes de Datura antiasthmatiques sont disponibles dans le commerce [21, 22]). Une autre espèce de Datura, Datura suaveolens (trompette des anges) [23, 24], est utilisée à des fins toxicomaniaques dans les États du Midwest et du Sud-Est américain, et a provoqué l’intoxication d’un homme de 76 ans qui avait bu du vin d’« ipomée » ( moonflower) fait à partir de cette plante [25]. Dans l’état de l’Ohio, quatorze adolescents ont été intoxiqués par l’ingestion de graines ou l’absorption d’infusions de graines de Datura inoxia, également appelée familièrement « ipomée » ( moonflower) [25a]. Différentes espèces de Datura sont populaires dans d’autres pays, comme nous l’indiquent les rapports provenant de Belgique [26], des Pays-Bas [27], de France [28, 29], de Norvège [30], d’Allemagne [36], de Hongrie [32], d’Espagne [33], de Pologne [34], d’Israël [35], d’Australie [36], de Tunisie [37] et du Niger [38]. L’abus de jusquiame a été constaté en Allemagne et en Turquie [39, 40].

Les alcaloïdes de la belladone sont parfois ajoutés à d’autres drogues ou produits illicites [41]. Deux femmes ont été empoisonnées par de l’atropine après avoir bu une préparation commerciale de « tisane de racine de bardane » ; la bardane ne contient pas de composés anticholinergiques [42., 43. and 44.].

L’ingestion d’herbes médicinales chinoises (dont le Panax ginseng) adultérées par l’ajout d’espèces de Datura ou de Mandragora officinarum a provoqué un empoisonnement aux anticholinergiques [45, 46]. Des symptômes toxiques sont survenus chez une Brésilienne qui se brossait les dents avec un dentifrice additionné de feuilles et de fleurs d’une espèce de Datura ; il semble que l’absorption se faisait par la muqueuse buccale [47]. Au Venezuela, quinze personnes ont été empoisonnées aux anticholinergiques après avoir mangé du miel provenant de nids d’abeille situés à proximité de plants de Datura ; deux patients sont décédés d’un coup de chaleur [48]. Un rapport suédois décrit sept cas d’apparition brutale d’une mydriase unilatérale après une exposition oculaire accidentelle à la sève de trompette des anges [49].


Un empoisonnement aux anticholinergiques a également été observé chez des consommateurs de cocaïne adultérée par addition d’atropine ou de scopolamine [52., 53. and 54.].

Il existe également d’autres anticholinergiques moins fréquemment utilisés à des fins toxicomaniaques : les anticholinergiques antiparkinsoniens [55., 56., 57., 58., 59. and 60.]. Sur 21 consommateurs abusifs de trihexiphénidyle néozélandais, la plupart étaient jeunes et consommaient d’autres drogues récréatives, mais l’abus existe aussi chez les prisonniers et les schizophrènes recevant des anticholinergiques pour traiter leurs symptômes extrapyramidaux, et qui prennent parfois des doses de plus en plus importantes lorsqu’ils découvrent les propriétés euphorisantes du médicament [58].

On ne connaît pas totalement la mesure dans laquelle l’abus d’amitriptyline est lié aux propriétés anticholinergiques de la substance – qui a par ailleurs une action dopaminergique – mais le surdosage d’amitriptyline provoque des signes et symptômes anticholinergiques reconnaissables [61, 62]. Des consommateurs de cocaïne qui avait été adultérée par de l’amitriptyline ont été intoxiqués aux anticholinergiques [54]. De nombreux antihistaminiques H 1 ont une activité anticholinergique et une utilisation récréative a parfois été constatée [63]. La tripelennamine est consommée à des fins toxicomaniaques par voie parentérale en association avec la pentazocine ( T’s and blues) [voir le chapitre 3]. Bien que les neuroleptiques à base de phénothiazine aient une action anticholinergique, ils ne font pas partie du circuit des drogues illicites. Les dispositifs transdermiques à la scopolamine (Transderm®) pour le mal des transports peuvent entraîner une désorientation, une perte de mémoire et des hallucinations, mais aucun abus délibéré de ce type de produit n’a été signalé [64]. L’abus de gouttes pour les yeux contenant du cyclopentolate (Cyclogel®) – administrées localement et probablement absorbées par la muqueuse nasale – a été décrit chez plusieurs patients [65, 66].


Effets aigus et traitement


Les plantes du genre Datura contiennent plus d’atropine que de scopolamine, et bien que cette dernière soit le principal responsable des effets mentaux, ceux-ci s’accompagnent d’une toxicité systémique prévisible aux anticholinergiques (tableau 11.2) [67., 68., 69., 70. and 71.]. Dans les 2 à 6 h qui suivent l’ingestion de graines survient une euphorie puis, lorsque la dose est suffisante, une excitation, un delirium ou des accès psychotiques accompagnés d’hallucinations généralement visuelles et souvent terrifiantes – par exemple des monstres, des démons ou des « immeubles qui fusionnent et qui vibrent » [23, 72] ; le patient perd souvent tout discernement quant à leur réalité (bien que les hallucinations soient souvent un effet recherché, elles ne se produisent pas en l’absence d’une excitation ou d’un delirium – contrairement aux hallucinations induites par le diéthylamide de l’acide lysergique [LSD]). La vision est trouble, les pupilles sont dilatées et non réactives, et le sujet souffre de dysphagie, de rétention urinaire, de bouffées congestives sans transpiration, d’une forte fièvre, d’hypertension, de tachypnée et de tachycardie [9, 72., 73., 74. and 75.]. L’agitation peut succéder à un calme relatif. Les signes les plus visibles ont été résumés par la formule hot as a hare, red as a beet, dry as a bone, blind as a bat, and mad as a hatter (chaud comme un lièvre, rouge comme une betterave, sec comme un os, aveugle comme une chauve-souris et fou comme un chapelier).






















Tableau 11.2 Effets de l’atropine en fonction de la dose
Source : Adapté de Brown JH, Taylor P. Muscarinic receptor agonists and antagonists. In : Hardman JG, Limbird LE, éds. Goodman and Gilman’s The pharmacological basis of therapeutics, 9e éd. New York : McGraw Hill ; 2001. p. 155 [avec l’autorisation de l’éditeur].
Dose (mg) Effets
0,5 Bradycardie légère ; xérostomie ; diminution de la transpiration
1 Soif ; tachycardie ; dilatation pupillaire légère
2 Tachycardie, palpitations ; xérostomie importante ; pupilles dilatées ; vision trouble de près
5 Tous les symptômes ci-dessous plus prononcés ; dysarthrie ; dysphagie ; agitation ; fatigue ; céphalées ; peau sèche et chaude ; miction difficile ; diminution du péristaltisme intestinal
10 ou plus Symptômes ci-dessus encore plus prononcés ; pouls rapide et faible ; mydriase extrême ; vision très trouble ; bouffées congestives, peau chaude et sèche ; ataxie ; delirium, hallucinations ; coma

D’autres symptômes sont parfois observés : nystagmus, hyperréflexie, signe de Babinski, hyperextension du corps, myoclonies, crises convulsives de type grand mal, coma, collapsus circulatoire, insuffisance respiratoire, qui peuvent conduire à la mort [73, 76, 77]. Les délires et les hallucinations peuvent conduire à des accidents mortels [72]. Dans un rapport décrivant 10 cas de psychose induite par la trompette des anges, une paralysie flasque a été observée chez des sujets ayant ingéré plus de six fleurs – une quantité suffisante pour fournir au moins 1,2 mg d’atropine et 3,9 mg de scopolamine ; dans un cas, le décès a été imputé à une noyade après une chute dans une flaque d’à peine 8 cm de profondeur du fait d’une paralysie brutale [23]. Le tracé électroencéphalographique présente un ralentissement diffus et des paroxysmes de pointes-ondes [74]. Les hallucinations peuvent être plus importantes pendant la convalescence. Les symptômes durent entre plusieurs heures et plusieurs jours, et les patients qui survivent ont peu de risque d’avoir des séquelles neurologiques, bien que la dilatation des pupilles puissent durer quelques jours de plus que les autres symptômes [14, 17, 72, 73].

L’intoxication aux anticholinergiques est rarement directement mortelle, mais son pouvoir létal est très variable d’un individu à l’autre. Certains ont survécu à une administration de 500 mg de scopolamine et de 100 mg d’atropine, alors que des enfants sont décédés après avoir absorbé moins de 10 mg de l’une ou l’autre substance. Les réactions idiosyncratiques alarmantes sont plus fréquentes avec la scopolamine [3].

Only gold members can continue reading. Log In or Register to continue

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

May 3, 2017 | Posted by in IMAGERIE MÉDICALE | Comments Off on 11. Anticholinergiques

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access