10 Psychopathologie des troubles à expression comportementale
Le regroupement dans ce même chapitre de conduites très diverses se justifie plus par l’habitude prise de les traiter ensemble que par une unité psychopathologique. Leur seul point commun est d’être des conduites symptomatiques qui ne doivent pas être intégrées d’emblée dans une organisation pathologique particulière (telle que la psychopathie), mais être comprises comme le témoin de la maturation progressive de l’enfant, en particulier la discrimination progressive entre fantasme et réalité, dépendance et indépendance, soi et non-soi. À l’exception des conduites suicidaires, il existe pour toutes ces conduites un continuum allant de la normalité, où elles participent alors aux processus de développement, à l’expression d’organisations pathologiques les plus variables. Leur évolution dépend en grande partie du processus de socialisation et de ses déviations.
Dans les classifications actuelles, CIM-10 et DSM-IV, plusieurs diagnostics (trouble oppositionnel et trouble des conduites entre autres) ont été retenus à partir de ces conduites. Nous avons choisi de les traiter dans le chapitre 18 de la troisième partie car leur cohérence en tant qu’entité nosographique n’est que descriptive.
Psychopathologie des conduites sociales
Fugue
La fugue est un départ volontaire, de façon inattendue, sans prévenir et sans autorisation du lieu où l’enfant est censé être. L’absence est de durée suffisante pour que l’interdit parental ou social soit considéré comme transgressé. Un enfant fugue lorsqu’il abandonne le lieu où il doit normalement être, pour déambuler pendant des heures, voire des jours sans rentrer chez lui. C’est une conduite fréquente puisque l’on compte jusqu’à 30 000 déclarations de fugue par an, sa fréquence augmentant avec l’âge.
Contexte psychopathologique des fugues
La fugue comme comportement d’évitement : soumis à une situation conflictuelle, l’enfant tente d’éviter une tension psychique angoissante par la fugue et déambule sans but précis. Ainsi en est-il de ces enfants qui subissent des placements multiples contre leur gré (problème de la limite d’âge des établissements ou de certains placements nourriciers) ou sans qu’on tienne suffisamment compte de leur avis. Pour autant, la situation la plus fréquente est celle de la phobie scolaire (cf. chap. 21). L’enfant est le plus souvent anxieux et culpabilisé par sa conduite et le comportement s’intègre alors dans une organisation névrotique infantile. Ces fugues scolaires peuvent rester longtemps ignorées de la famille, lorsque l’enfant feint d’aller en classe et rentre à l’heure habituelle, faisant parfois les devoirs procurés auprès d’un camarade ou même inventés par lui, avec bulletin de notes à l’appui. Néanmoins, soit la famille finit par découvrir la réalité, soit l’angoisse de l’enfant atteint un degré tel qu’il en parle à ses parents.
La fugue hystérique avec amnésie se voit rarement chez l’enfant, mais parfois chez l’adolescent(e).
Si, à l’évidence, il n’y a pas de traitement spécifique de la fugue, nous signalerons cependant des attitudes qui induisent régulièrement la conduite de fugue. Au premier rang de celles-ci, la répression amène, en particulier chez l’adolescent(e), une recrudescence des fugues. Les premières modalités de réponse de l’entourage lorsqu’elles se font sur ce mode (interdiction de sortie, surveillance, bouclage dans la chambre), risquent de cristalliser une conduite pathologique où l’enfant trouve certains bénéfices à mobiliser sa famille, quand ce n’est pas la police et la gendarmerie, et se voit confirmer ainsi l’attachement de ses parents, chaque fois qu’il en doute.
Vol
Attitude de l’enfant
Elle présente de grandes variations parfois liées à l’âge. Le malaise et le sentiment de faute existent rarement au début. L’enfant jeune s’approprie l’objet sans culpabilité : la réaction de l’entourage à ces premières conduites leur donnera un sens secondaire.
Significations psychopathologiques du vol
C’est à partir de ce sentiment de carence initiale (réelle ou fantasmatique de la part de l’enfant) et de la réaction parentale aux premiers vols, que cette conduite prend un sens dans son organisation psychopathologique. Là encore, au sein des processus mentaux d’intériorisation de la loi parentale (maternelle puis paternelle) et de la loi sociale, c’est-à-dire l’organisation progressive du surmoi, le vol se situe sur un continuum qui va d’une extrémité marquée par l’excessive rigueur surmoïque dont l’enfant ne peut se dégager, à l’autre extrémité marquée par l’absence totale d’instance critique dont la conduite antisociale est la résultante.
Mensonge
De nombreux auteurs ont proposé une réflexion sur le mensonge. Il faut d’abord en préciser la définition : le mensonge apparaît comme l’action d’altérer sciemment la vérité ; il s’agit de propos contenant une assertion contraire à la vérité. Un deuxième sens peut être attribué au mensonge : dans le registre poétique, il renvoie à la fable et à la fiction. Sur un plan philosophique et moral, deux couples sont constamment en opposition : d’un côté le couple vérité/mensonge, de l’autre le couple vérité/erreur.
À entendre toutes ces fonctions intéressantes du mensonge, on peut légitimement se poser une question et renverser l’interrogation initiale, à savoir non pas « pourquoi les enfants mentent-ils ? », mais « pourquoi disent-ils parfois la vérité ? ». En effet, dire la vérité ne va pas de soi et représente un véritable apprentissage progressif. L’apprentissage du langage constitue en lui-même une incitation au mensonge ne serait-ce que par l’importance de cette période du langage correspondant à la phase anale du développement libidinal où l’enfant dit « non » à tout, où il instaure une clôture dans son propre discours. Il y a donc tout un apprentissage social de la vérité : les parents valorisent en général l’aveu de la vérité et en font le témoin d’un comportement de responsabilité teinté d’adultomorphisme. Dire la vérité sera peu à peu pour l’enfant le moyen encore plus subtil de satisfaire ses parents, de satisfaire aux exigences sociales et, in fine, de satisfaire sa propre estime de soi, c’est-à-dire son propre narcissisme. On perçoit dès à présent l’un des paradoxes du mensonge. En effet, si primitivement le mensonge peut être mis au service de la toute-puissance narcissique, son usage persistant ne fait qu’appauvrir l’estime de soi, et par conséquent le fondement narcissique de la personne : peu à peu le mensonge devient un paravent dont la seule fonction est de masquer ce vide narcissique. La mythomanie en est l’illustration typique.
Mensonge compensatoire
Il traduit non pas la recherche d’un bénéfice concret, mais la recherche d’une image que le sujet croit inaccessible ou perdue. Il s’invente une famille plus riche, plus noble ou plus savante, il s’attribue des exploits scolaires, sportifs, amoureux, guerriers, etc. En réalité, cette rêverie est bien banale et normale, du moins dans la petite enfance et lorsqu’elle occupe une place raisonnable dans l’imaginaire de l’enfant.
Certains enfants développent une rêverie imaginaire qui prend une place prédominante ou qui devient très élaborée. Dans « le roman familial », l’enfant se construit toute une famille et dialogue avec ses divers membres ; il peut aussi s’inventer un double, souvent un frère ou une sœur, ou un ami auquel il commente sa vie, en compagnie duquel il joue. De telles conduites sont banales jusqu’à 6 ans et s’inscrivent dans l’espace de rêverie transitionnel permettant à l’enfant d’élaborer son identité narcissique, au-delà de cet âge leurs persistances signent souvent des troubles psychopathologiques plus marqués : personnalité en faux self, immaturité traduisant l’incertitude identificatoire, trouble plus profond de la conscience de soi. Ainsi la fabulation constitue une des conduites caractéristiques des enfants prépsychotiques (limites) ou dysharmoniques (cf. chap. 18).
Psychopathologie des consommations de produits chez l’enfant et le préadolescent
Données épidémiologiques
Les enquêtes épidémiologiques confirment l’expérience du clinicien : la population entre l’enfance et la préadolescence (9–10 ans à 13–14 ans) est de plus en plus concernée par la consommation de certaines drogues licites ou non (alcool, tabac, haschich) ou de certains produits déviés de leur usage naturel (colle, solvant, médicaments). Quand on dispose de données comparatives, il semble même que l’augmentation de consommation soit plus importante dans la tranche d’âge des 10–12 ans que dans les tranches d’âge supérieur (Belcher et coll., 1998). Selon ces mêmes auteurs, il existe également une corrélation forte entre l’âge précoce de la consommation et l’usage ultérieur de drogue : un enfant qui fume du tabac ou boit de l’alcool a 65 fois plus de probabilité de consommer ultérieurement du haschich, et quand il consomme du haschich, il a 104 fois plus de probabilités de consommer par la suite de la cocaïne. Toutefois, les enquêtes épidémiologiques sur cette tranche d’âge (8–12 ans) manquent encore et, du moins pour la France, on ne dispose pas d’étude validée sur une population représentative malgré les efforts de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT, 2002). L’enquête européenne ESPAD précise les chiffres pour les adolescents. Le tableau 10.1 présente les consommations chez les 12 et 13 ans pour l’alcool, le tabac et le cannabis.
au niveau individuel, les troubles du comportement (en particulier les troubles déficitaires de l’attention avec ou sans hyperactivité, les troubles des conduites et les troubles oppositionnels), la variable sexe (les consommations sont toujours plus importantes chez les garçons), ainsi qu’une vulnérabilité génétique. Notons que les travaux génétiques les plus récents évoquent dans ce domaine, l’intervention conjointe de gènes de vulnérabilité et de facteurs environnementaux (Barr et coll., 2004). L’influence de caractéristiques génotypiques peut s’exprimer à travers plusieurs mécanismes liés à l’induction de différences :
au niveau familial, toutes les études insistent sur l’importance du contexte familial, certaines consommations étant initiées au sein de la famille. C’est vrai pour l’alcool, tout particulièrement, dont la consommation chez le jeune enfant débute le plus souvent en famille, parfois à l’occasion de manifestations festives mais aussi de façon régulière, les parents étant souvent eux-mêmes consommateurs abusifs (surtout le tabac ou l’alcool). Enfin, comme dans de nombreuses situations de déviances psychopathologiques, on retrouve des antécédents de rupture, un niveau socio-économique défavorisé mais également des antécédents d’abus sexuels à une fréquence supérieure à celle de la population générale parmi les très jeunes consommatrices de produits (Wilsnack et coll., 1997) ;
au plan environnemental et culturel, le poids des pairs est essentiel dans le début de consommation du tabac et du haschich, mais en même temps ce rôle est complexe puisque le jeune en difficulté et futur consommateur précoce choisit lui-même une bande de copains à risque souvent déjà consommateurs eux-mêmes. Il y a donc un effet de sélection croisée. Cet effet de sélection est encore renforcé par l’environnement communautaire : plus celui-ci est dégradé ou inscrit dans un état de marginalité, plus le risque est grand pour l’enfant d’une initiation précoce à la fois du fait de la rencontre plus probable de dealers (offre de produits plus fréquente) et du fait des relations avec des pairs à risque.
Concernant la consommation de produit elle-même, il est classique de distinguer chez l’adulte (OFDT, 2002) l’usage, l’abus (ou usage nocif), la dépendance. Chez l’enfant, il est difficile de parler d’usage dans la mesure où la consommation de produits implique des facteurs de risque multiples (cf. ci-dessous).
Caractéristiques psychopathologiques en fonction du produit
Il est important d’insister sur les éléments suivants : chez l’enfant, encore plus que chez l’adolescent, les facteurs de risque familiaux et environnementaux jouent un rôle prépondérant, les facteurs psychopathologiques semblant se situer dans un relatif second plan. En revanche, une consommation très précoce représente un puissant indicateur de risque pour l’apparition ultérieure de conduites déviantes ou de troubles psychopathologiques chez l’adolescent et le jeune adulte. Enfin et surtout, toutes les études montrent aussi que plus l’âge de la première initiation est faible, dès l’enfance ou la prime adolescence, plus le risque est grand de consommation abusive ou de dépendance à l’âge adulte, et plus difficile est l’arrêt de la consommation. Si certains troubles de l’enfant sont annonciateurs de consommations ultérieures (citons parmi ceux-ci le trouble des conduites), il est bien difficile de faire un lien direct car on retrouve en général associés le contexte psychosocial rappelé plus haut et une consommation précoce de produits.
Consommation d’alcool
Les études cliniques et épidémiologiques mettent toutes en évidence à travers des pays différents (France, pays scandinaves, États-Unis, Russie, etc.) certaines données similaires. Chez l’enfant, le premier contact avec l’alcool se produit le plus souvent en famille, à l’occasion de fêtes ou de cérémonies (mariage, anniversaire, etc.) contrairement à l’alcoolisation des adolescents qui boivent entre eux. L’âge du début de la consommation est de plus en plus précoce : 7, 8, 9 ans sont des âges fréquemment cités. Ce point est d’autant plus inquiétant que l’âge de début de la consommation semble jouer un rôle dans la future consommation abusive de l’adulte. Ainsi, parmi les jeunes qui commencent à consommer dès 11–12 ans, on en retrouve 13,5 % qui ont une consommation abusive et 15,9 % qui répondent aux critères de la dépendance à l’alcool dix ans plus tard (Dewit et coll., 2000). Ces chiffres sont respectivement de 2 % et de 1 % quand la consommation n’a débuté qu’à 19 ans ou plus. Signalons toutefois que la corrélation paraît plus difficile à affirmer lorsque la consommation d’alcool débute très précocement, avant 10 ans (difficulté à obtenir des données fiables en raison des échantillons de taille souvent réduite).
En termes de prévalence, un pourcentage non négligeable d’enfants boit régulièrement : 6,4 % entre 6–10 ans de la bière à table, 1,3 % du vin (Zourbas, Rennes, 1981). Entre 11 et 13 ans, 30 % des garçons, 21 % des filles boivent de façon occasionnelle de l’alcool et 5 % des garçons, 2 % des filles régulièrement (Choquet et Ledoux, 1994). Ces chiffres sont restés stables en 2003 (ESPAD, 2004). On constate une augmentation importante de la consommation de bière, cidre, mais aussi apéritif ou digestif au détriment du vin ; et un sex-ratio défavorable aux garçons, même si la consommation d’alcool chez les filles augmente parfois plus vite que celle des garçons. Au plan des facteurs de risque, les facteurs environnementaux semblent jouer un rôle prépondérant. Les enfants évoluent généralement dans un environnement psychosocial lourd : mère souvent seule, père habituellement alcoolique quand il est à la maison, fréquentes conduites d’inadaptation à l’école ou à la maison.