1 Le normal et le pathologique
La question du normal et du pathologique est une question qui préoccupe plus le philosophe que le médecin : ce dernier se soucie avant tout de savoir ce qu’il peut faire ou non pour son patient plus que de savoir si ce dernier est « normal ou pathologique ». Si cette attitude pragmatique se justifie dans le domaine de la médecine somatique, il n’en va plus de même dans le champ de la psychiatrie, champ bordé de tous côtés par les problèmes éthiques, culturels, sociaux, politiques entre autres, etc. Le psychiatre, dans l’exercice de sa spécialité, ne peut s’abstraire d’un tel contexte qui délimite et définit en partie son mode de travail. Le psychiatre d’enfant est lui aussi interpellé pour les mêmes raisons, mais s’y ajoute l’incertitude face à la croissance de l’enfant ainsi que la place familiale et sociale surdéterminée que cet enfant occupe.
Le normal et le pathologique : problèmes généraux
Du normal, les diverses définitions possibles se rattachent toutes à quatre points de vue :
le normal en tant que santé, opposé à la maladie ;
le normal en tant que moyenne statistique ;
le normal en tant qu’idéal, utopie à réaliser ou à approcher ;
le normal en tant que processus dynamique, capacité de retour à un certain équilibre.
Confondre normal et santé en y opposant anormal et maladie constitue à l’évidence une position statique qui ne correspond plus à la dimension dynamique de la majorité des maladies : le patient diabétique avant la décompensation, l’asthmatique avant la crise sont normaux au sens d’une absence de symptôme. La maladie ne peut plus se réduire à ses manifestations bruyantes. Doit aussi intervenir une potentialité à recouvrer la santé, qui nous rapproche de la définition du normal en tant que processus.
Renvoyer le normal à un modèle, à une utopie, c’est instaurer ipso facto un système de valeurs, une normalité idéale, peut-être celle dont rêvent les politiques, les administratifs ou les parents et les enseignants pour leurs enfants. Si cet idéal est défini par le groupe social, ceci revient plus ou moins à le confondre à la norme statistique. Si cet idéal est un système de valeur personnel (idéal du Moi), encore faut-il voir comment il fonctionne puisqu’on connaît bien maintenant certaines « maladies d’idéalité » (pathologie narcissique), ce qui revient à définir un « fonctionnement mental normal ».
On le voit, il n’existe pas de définition simple et satisfaisante du normal ; chacun des cadres de référence choisis offre des exceptions où s’insinue le pathologique. En réalité, normal et pathologique sont aussi dépendants l’un de l’autre que le sont en génétique « le hasard et la nécessité » (J. Monod, 1970) : le besoin de la reproduction exerce une nécessaire pression normative, tandis que la possibilité de l’évolution implique une déviance aléatoire.
Problème du normal et du pathologique en psychopathologie de l’enfant
Aussi longtemps que l’exercice de la pédopsychiatrie s’est limité à la pratique de quelque thérapie dans un cabinet privé, la question du normal et du pathologique était secondaire. En revanche, l’extension considérable de la pratique pédopsychiatrique et de ses applications à la santé mentale de la population, une efficacité certaine mais jointe à un coût économique tout aussi certain, impliquent des choix stratégiques. L’époque est révolue où l’on pouvait souhaiter que tout enfant suive une psychanalyse prophylactique : une telle position recélait une profonde erreur sur la fonction même de l’analyse d’un enfant, erreur justifiée en ce temps-là par la confusion ou les incertitudes dans le champ spécifique de la psychanalyse et de l’éducation (cf. les débats entre M. Klein et A.Freud dans les années 30). Mais à notre époque l’hygiène mentale doit aussi se préoccuper, non pas de son rendement au strict sens commercial, mais de son efficacité. Certaines évaluations statistiques à grande échelle doivent de ce fait inciter à réflexion :
la fréquence des intelligences dites limites varie en fonction de l’âge. Elle diminue de façon considérable à l’âge adulte : est-ce à dire que l’intelligence augmente avec l’âge, ou plus simplement que les critères d’évaluation appliqués à l’enfant ne tiennent pas compte que de son seul état ? En termes plus politiques, n’est-ce pas la simple fréquentation de l’école qui désigne un certain nombre d’enfants écoliers comme déficients ? (cf. discussion sur le QI chap. 9) ;
l’inégale et constante répartition des sexes dans la population consultante en pédopsychiatrie constitue un problème majeur : 70 % de garçons, 30 % de filles. Doit-on en conclure qu’être garçon est plus pathologique qu’être fille ou que la normalité idéale et/ou sociale correspond mieux aux capacités et besoins de la fillette ? Ce problème est d’autant plus aigu que la répartition sexuée de la population psychiatrique adulte est inverse (majorité de femmes par rapport aux hommes).
En revanche, face à un enfant particulier l’évaluation du normal et du pathologique se pose différemment ; il faut alors reconnaître le symptôme, en évaluer le poids et la fonction dynamique, tenter de situer sa place au sein de la personnalité de l’enfant (structure pour les psychanalystes ou style tempéramental pour les psychologues développementalistes), apprécier enfin cette personnalité dans le cadre de son évolution diachronique et au sein d’un environnement particulier. C’est de cette quadruple évaluation symptomatique, dimensionnelle, développementale et environnementale que procède toute démarche pédopsychiatrique.
Normalité et conduite symptomatique
Le premier souci du pédopsychiatre confronté à une conduite inhabituelle est d’abord d’évaluer son caractère pathologique ou normal ; en réalité, les termes de cette alternative ne sont pas très adéquats. Il serait préférable que le consultant la remplace par l’interrogation suivante : cette conduite manifeste (mentalisée ou agie) présente-t-elle au sein du fonctionnement mental de l’enfant un pouvoir pathogène ou assume-t-elle un rôle organisateur ? Widlöcher (1978) fait à juste titre remarquer que le consultant se comporte trop souvent comme s’il y avait deux types hétérogènes de conduites : le premier caractériserait des conduites-symptômes propres au domaine pathologique, le second des conduites existentielles propres à la normalité.
L’expérience clinique la plus simple montre combien cette attitude est fallacieuse. Qu’il s’agisse d’opérations de pensée interne (phobie, pensée obsessionnelle) ou de conduites externes (passage à l’acte, bégaiement, etc.), on retrouve presque toujours un fil continu sous-tendant les diverses conduites humaines, depuis celles qui témoignent des préformes organisatrices du psychisme jusqu’à celles qu’on observe dans les états pathologiques structurés. L’étude des phobies ou des conduites ritualisées (cf. chap. 15) est parfaitement convaincante. Même pour une conduite apparemment plus déviante, telle que le bégaiement, on retrouve une phase de développement où le bégaiement a pu être qualifié de physiologique (cf. chap. 16).
La description sémiologique, le repérage d’une conduite ne peuvent donc pas suffire à en définir le rôle pathogène ou organisateur. Une évaluation dynamique et fonctionnelle doit s’y ajouter. Le point de vue économique consiste à évaluer dans quelle mesure la conduite incriminée n’est qu’une formation réactionnelle, ou au contraire dans quelle mesure s’y attache aussi un investissement sublimatoire : en d’autres termes, dans quelle mesure le Moi est-il partiellement amputé de ses fonctions par le compromis symptomatique, ou au contraire dans quelle mesure peut-il réintroduire cette conduite dans son potentiel d’intérêts ou d’investissements divers ? Le point de vue dynamique et développemental cherche à évaluer l’efficacité avec laquelle la conduite symptomatique lie l’angoisse conflictuelle et autorise de ce fait la poursuite du mouvement maturatif ou, à l’opposé, s’avère inefficace pour lier cette angoisse qui resurgit sans cesse, suscite de nouvelles conduites symptomatiques et entrave le mouvement maturatif. Ces deux approches d’un symptôme, fonctionnelle d’un côté et développementale de l’autre, doivent se compléter. D’un point de vue historique, il est important de noter que ces perspectives ont été introduites par le courant psychanalytique (cf. plus loin) sous la terminologie respective « économique » (pour fonctionnel) et génétique (pour développemental), ce dernier terme ayant pris un tout autre sens avec la découverte de l’ADN.
Reste le difficile problème de l’absence apparente de toute conduite déviante au sens de la norme statistique. En réalité toutes les enquêtes épidémiologiques systématiques montrent que l’absence de tout symptôme chez un enfant est une éventualité d’autant plus rare que l’examen clinique et l’évaluation par les tests psychologiques sont poussés. Toutefois, certains enfants grandissent sans présenter apparemment de tels symptômes : à l’évidence ils ne viennent pas en consultation. Pour la grande majorité d’entre eux, cette normalité symptomatique reflète probablement la santé mentale. Mais il en est pour qui cette normalité de surface n’est rien d’autre qu’un conformisme adaptatif, une organisation en faux-self selon Winnicott, une soumission aux pressions et exigences de l’entourage. Ces enfants conformistes, qui s’adaptent en surface, s’avèrent incapables de construire une organisation psychique interne cohérente et d’élaborer les inévitables conflits de développement. À titre d’exemple, lors des crises graves de l’adolescence qui mettent en cause les fondements identitaires, il n’est pas rare de constater dans les antécédents infantiles de ces patients un « blanc » apparent, une sorte de normalité fade et sans relief.
Normalité et point de vue structurel
Chez l’enfant, les rapports entre le complexe œdipien comme stade maturatif du développement et la névrose comme organisation pathologique sont loin d’être simples (cf. la discussion chap. 15). De même les propositions théoriques de M. Klein, plongeant au plus profond et au plus précoce de l’organisation du psychisme enfantin, ne correspondent plus forcément à l’idée que l’on se fait aujourd’hui du développement précoce du bébé sain au plan de sa fantasmatique. Dans sa conception, il n’y a pas de distinction qualitative fondamentale entre le développement normal et le développement pathologique jusque et y compris dans le champ des états psychotiques. La seule différence est quantitative : l’intensité des pulsions agressives peut en effet provoquer une angoisse telle que l’évolution maturative s’en trouve bloquée. Les divers états pathologiques ne sont pas très différents des stades maturatifs normaux correspondant au palier atteint lors du blocage évolutif. L’évaluation du pathologique repose sur l’analyse des facteurs entravant précisément la bonne marche de la maturation et du déploiement d’une organisation névrotique. À cet égard M. Klein souligne l’importance de l’inhibition des tendances épistémophiliques et du refoulement de la vie imaginaire.