1: Le normal et le pathologique

1 Le normal et le pathologique


La question du normal et du pathologique est une question qui préoccupe plus le philosophe que le médecin : ce dernier se soucie avant tout de savoir ce qu’il peut faire ou non pour son patient plus que de savoir si ce dernier est « normal ou pathologique ». Si cette attitude pragmatique se justifie dans le domaine de la médecine somatique, il n’en va plus de même dans le champ de la psychiatrie, champ bordé de tous côtés par les problèmes éthiques, culturels, sociaux, politiques entre autres, etc. Le psychiatre, dans l’exercice de sa spécialité, ne peut s’abstraire d’un tel contexte qui délimite et définit en partie son mode de travail. Le psychiatre d’enfant est lui aussi interpellé pour les mêmes raisons, mais s’y ajoute l’incertitude face à la croissance de l’enfant ainsi que la place familiale et sociale surdéterminée que cet enfant occupe.


En effet, le psychiatre d’enfant est sollicité pour examiner un petit patient qui très généralement ne demande rien, prié de faire disparaître une conduite jugée non conforme par la famille, l’école, les voisins ou l’assistante sociale sur des critères souvent externes et adaptatifs. De son côté, ce psychiatre prend en compte, dans son évaluation, des facteurs fort différents : capacité de sublimation dans un secteur, importance des contre-investissements défensifs, souplesse ou rigidité de l’ensemble du fonctionnement mental, évaluation du niveau conflictuel en fonction de l’âge, etc.


Les critères de normalité ne peuvent donc se limiter au repérage de la conduite qui a motivé la demande d’examen et se résumer à une simple grille de décodage symptomatique.



Le normal et le pathologique : problèmes généraux


Depuis Canguilhem, il est devenu évident que le normal et le pathologique constituent les deux termes indissociables d’un même couple antithétique : l’un ne peut se définir sans l’autre. Le problème est d’autant plus ardu en français que s’y ajoute une confusion entretenue par la phonétique entre l’anormal (du latin norma : l’équerre) et l’anomalie (de la racine grecque OμαλOζ : lisse, sans aspérité). Les rapports entre l’anomalie, l’anormal et le pathologique doivent être ainsi précisés.


Du normal, les diverses définitions possibles se rattachent toutes à quatre points de vue :



Confondre normal et santé en y opposant anormal et maladie constitue à l’évidence une position statique qui ne correspond plus à la dimension dynamique de la majorité des maladies : le patient diabétique avant la décompensation, l’asthmatique avant la crise sont normaux au sens d’une absence de symptôme. La maladie ne peut plus se réduire à ses manifestations bruyantes. Doit aussi intervenir une potentialité à recouvrer la santé, qui nous rapproche de la définition du normal en tant que processus.


Assimiler le normal à la moyenne, c’est d’abord confondre l’anormal et l’anomalie, puis rejeter dans le champ du pathologique tout ce qui n’est pas dans la zone médiane de la courbe de Gauss : les sujets de petite taille, les individus surdoués sur le plan intellectuel sont-ils pathologiques ? En psychiatrie il faut en outre tenir compte de la pression culturelle : risque alors d’être considérée comme anormale toute conduite déviant de la moyenne. De ce point de vue les résistants français, pendant l’Occupation, étaient anormaux, de même que la majorité des hommes dits de « progrès ».


Renvoyer le normal à un modèle, à une utopie, c’est instaurer ipso facto un système de valeurs, une normalité idéale, peut-être celle dont rêvent les politiques, les administratifs ou les parents et les enseignants pour leurs enfants. Si cet idéal est défini par le groupe social, ceci revient plus ou moins à le confondre à la norme statistique. Si cet idéal est un système de valeur personnel (idéal du Moi), encore faut-il voir comment il fonctionne puisqu’on connaît bien maintenant certaines « maladies d’idéalité » (pathologie narcissique), ce qui revient à définir un « fonctionnement mental normal ».


Faire du normal un processus d’adaptation, une capacité de réactions pour retrouver un équilibre antérieur perdu, c’est introduire une évaluation dynamique. Mais dans le champ psychosocial une telle définition risque de réduire le concept de normalité à un état d’acceptation, de soumission ou de conformisme aux exigences sociales. La capacité d’adaptation, ou ce qu’on a pu appeler l’adaptabilité, serait pour certains un meilleur critère que l’adaptation elle-même : encore reste-t-il à définir les critères de cette capacité ce qui risque de renvoyer à la définition du normal, soit comme moyenne, soit comme utopie.


On le voit, il n’existe pas de définition simple et satisfaisante du normal ; chacun des cadres de référence choisis offre des exceptions où s’insinue le pathologique. En réalité, normal et pathologique sont aussi dépendants l’un de l’autre que le sont en génétique « le hasard et la nécessité » (J. Monod, 1970) : le besoin de la reproduction exerce une nécessaire pression normative, tandis que la possibilité de l’évolution implique une déviance aléatoire.


Toutefois le médecin n’est pas confronté ici à un problème théorique mais à un choix pratique : devant tel ou tel patient doit-il intervenir ou s’abstenir ? Le pédopsychiatre plus que tout autre spécialiste est placé face à ce dilemme car l’état symptomatique actuel de l’enfant ne préjuge en aucune façon son futur état d’adulte. Par-delà les conduites symptomatiques le pédopsychiatre doit trouver un autre système d’évaluation.



Problème du normal et du pathologique en psychopathologie de l’enfant


Aussi longtemps que l’exercice de la pédopsychiatrie s’est limité à la pratique de quelque thérapie dans un cabinet privé, la question du normal et du pathologique était secondaire. En revanche, l’extension considérable de la pratique pédopsychiatrique et de ses applications à la santé mentale de la population, une efficacité certaine mais jointe à un coût économique tout aussi certain, impliquent des choix stratégiques. L’époque est révolue où l’on pouvait souhaiter que tout enfant suive une psychanalyse prophylactique : une telle position recélait une profonde erreur sur la fonction même de l’analyse d’un enfant, erreur justifiée en ce temps-là par la confusion ou les incertitudes dans le champ spécifique de la psychanalyse et de l’éducation (cf. les débats entre M. Klein et A.Freud dans les années 30). Mais à notre époque l’hygiène mentale doit aussi se préoccuper, non pas de son rendement au strict sens commercial, mais de son efficacité. Certaines évaluations statistiques à grande échelle doivent de ce fait inciter à réflexion :



En dehors de toute approche individuelle, ces simples constatations statistiques justifient déjà une réflexion sur le champ d’activité du pédopsychiatre. Cette réflexion se résume par l’interrogation : les enfants vus par le pédopsychiatre représentent-ils la future clientèle potentielle de consultation adulte ou en sont-ils fondamentalement différents ? Les études épidémiologiques incitent à penser qu’il faut plutôt retenir la seconde hypothèse. De nouvelles questions se posent alors pour expliquer cette différence : est-elle imputable à l’efficacité de l’action des pédopsychiatres ? Traduit-elle le décalage entre la demande de consultation pour des enfants qui, temporairement, ne se conforment pas à un modèle idéal de développement (des pédagogues, des parents), mais qui seront ultérieurement des adultes bien portants ? On le voit, ces questions paraissent fondamentales au niveau de la santé mentale de la population.


En revanche, face à un enfant particulier l’évaluation du normal et du pathologique se pose différemment ; il faut alors reconnaître le symptôme, en évaluer le poids et la fonction dynamique, tenter de situer sa place au sein de la personnalité de l’enfant (structure pour les psychanalystes ou style tempéramental pour les psychologues développementalistes), apprécier enfin cette personnalité dans le cadre de son évolution diachronique et au sein d’un environnement particulier. C’est de cette quadruple évaluation symptomatique, dimensionnelle, développementale et environnementale que procède toute démarche pédopsychiatrique.



Normalité et conduite symptomatique


Le premier souci du pédopsychiatre confronté à une conduite inhabituelle est d’abord d’évaluer son caractère pathologique ou normal ; en réalité, les termes de cette alternative ne sont pas très adéquats. Il serait préférable que le consultant la remplace par l’interrogation suivante : cette conduite manifeste (mentalisée ou agie) présente-t-elle au sein du fonctionnement mental de l’enfant un pouvoir pathogène ou assume-t-elle un rôle organisateur ? Widlöcher (1978) fait à juste titre remarquer que le consultant se comporte trop souvent comme s’il y avait deux types hétérogènes de conduites : le premier caractériserait des conduites-symptômes propres au domaine pathologique, le second des conduites existentielles propres à la normalité.


L’expérience clinique la plus simple montre combien cette attitude est fallacieuse. Qu’il s’agisse d’opérations de pensée interne (phobie, pensée obsessionnelle) ou de conduites externes (passage à l’acte, bégaiement, etc.), on retrouve presque toujours un fil continu sous-tendant les diverses conduites humaines, depuis celles qui témoignent des préformes organisatrices du psychisme jusqu’à celles qu’on observe dans les états pathologiques structurés. L’étude des phobies ou des conduites ritualisées (cf. chap. 15) est parfaitement convaincante. Même pour une conduite apparemment plus déviante, telle que le bégaiement, on retrouve une phase de développement où le bégaiement a pu être qualifié de physiologique (cf. chap. 16).


La description sémiologique, le repérage d’une conduite ne peuvent donc pas suffire à en définir le rôle pathogène ou organisateur. Une évaluation dynamique et fonctionnelle doit s’y ajouter. Le point de vue économique consiste à évaluer dans quelle mesure la conduite incriminée n’est qu’une formation réactionnelle, ou au contraire dans quelle mesure s’y attache aussi un investissement sublimatoire : en d’autres termes, dans quelle mesure le Moi est-il partiellement amputé de ses fonctions par le compromis symptomatique, ou au contraire dans quelle mesure peut-il réintroduire cette conduite dans son potentiel d’intérêts ou d’investissements divers ? Le point de vue dynamique et développemental cherche à évaluer l’efficacité avec laquelle la conduite symptomatique lie l’angoisse conflictuelle et autorise de ce fait la poursuite du mouvement maturatif ou, à l’opposé, s’avère inefficace pour lier cette angoisse qui resurgit sans cesse, suscite de nouvelles conduites symptomatiques et entrave le mouvement maturatif. Ces deux approches d’un symptôme, fonctionnelle d’un côté et développementale de l’autre, doivent se compléter. D’un point de vue historique, il est important de noter que ces perspectives ont été introduites par le courant psychanalytique (cf. plus loin) sous la terminologie respective « économique » (pour fonctionnel) et génétique (pour développemental), ce dernier terme ayant pris un tout autre sens avec la découverte de l’ADN.


Reste le difficile problème de l’absence apparente de toute conduite déviante au sens de la norme statistique. En réalité toutes les enquêtes épidémiologiques systématiques montrent que l’absence de tout symptôme chez un enfant est une éventualité d’autant plus rare que l’examen clinique et l’évaluation par les tests psychologiques sont poussés. Toutefois, certains enfants grandissent sans présenter apparemment de tels symptômes : à l’évidence ils ne viennent pas en consultation. Pour la grande majorité d’entre eux, cette normalité symptomatique reflète probablement la santé mentale. Mais il en est pour qui cette normalité de surface n’est rien d’autre qu’un conformisme adaptatif, une organisation en faux-self selon Winnicott, une soumission aux pressions et exigences de l’entourage. Ces enfants conformistes, qui s’adaptent en surface, s’avèrent incapables de construire une organisation psychique interne cohérente et d’élaborer les inévitables conflits de développement. À titre d’exemple, lors des crises graves de l’adolescence qui mettent en cause les fondements identitaires, il n’est pas rare de constater dans les antécédents infantiles de ces patients un « blanc » apparent, une sorte de normalité fade et sans relief.



Normalité et point de vue structurel


Par-delà l’évaluation symptomatique, il convient aussi de se référer à un point de vue dimensionnel au plan du développement. Anna Freud fut parmi les premières à dégager la notion de ligne de développement et à insister sur la diversité des dimensions à prendre en compte. Auparavant S. Freud avait introduit une ligne de partage entre les individus présentant une organisation mentale ou structure de type psychotique et ceux qui ont une structure névrotique, non pas en fonction de la signification de leur conduite, mais en fonction de l’efficacité de la psychanalyse. Pour S. Freud, il n’y a pas de différence entre l’homme sain et l’homme névrosé : tous les deux présentent le même type de conflit œdipien, utilisent les mêmes types de défenses (refoulement, déplacement, isolation, conversion), ont traversé pendant l’enfance les mêmes stades maturatifs. La seule différence entre l’individu névrotique sain et l’individu névrosé souffrant réside dans l’intensité des pulsions, du conflit et des défenses, intensité dont rendent compte les points de fixation névrotique et la relative rigidité des défenses. La compulsion de répétition, caractéristique essentielle du névrosé malade, représente l’élément de morbidité le plus distinctif : la définition de la normalité comme processus adaptatif s’applique assez bien à ce cadre, la santé pouvant être définie comme la capacité d’utiliser la gamme la plus étendue possible de mécanismes psychiques en fonction des besoins.


Chez l’enfant, les rapports entre le complexe œdipien comme stade maturatif du développement et la névrose comme organisation pathologique sont loin d’être simples (cf. la discussion chap. 15). De même les propositions théoriques de M. Klein, plongeant au plus profond et au plus précoce de l’organisation du psychisme enfantin, ne correspondent plus forcément à l’idée que l’on se fait aujourd’hui du développement précoce du bébé sain au plan de sa fantasmatique. Dans sa conception, il n’y a pas de distinction qualitative fondamentale entre le développement normal et le développement pathologique jusque et y compris dans le champ des états psychotiques. La seule différence est quantitative : l’intensité des pulsions agressives peut en effet provoquer une angoisse telle que l’évolution maturative s’en trouve bloquée. Les divers états pathologiques ne sont pas très différents des stades maturatifs normaux correspondant au palier atteint lors du blocage évolutif. L’évaluation du pathologique repose sur l’analyse des facteurs entravant précisément la bonne marche de la maturation et du déploiement d’une organisation névrotique. À cet égard M. Klein souligne l’importance de l’inhibition des tendances épistémophiliques et du refoulement de la vie imaginaire.


Ces brefs rappels théoriques ont l’intérêt de montrer que la ligne de partage entre le normal et le pathologique ne peut non plus se faire au seul regard de la structure mentale de l’enfant. L’utilisation de termes propres à la pathologie (phase schizoparanoïde, défense maniaque, position dépressive) pour désigner des stades normaux, des paliers maturatifs nécessaires pendant la croissance de l’enfant, montre à quel point la seule référence structurelle est insuffisante.


Il convient ici de s’interroger sur la notion de structure mentale en psychopathologie infantile. Bien plus que chez l’adulte, la définition de la « structure mentale » d’un enfant est pleine d’aléas ; cette structure ne se laisse jamais percevoir avec la même netteté. En effet, la délimitation des conduites pathologiques est plus incertaine, les liens possibles entre diverses conduites paraissent toujours plus lâches qu’en pathologie adulte. L’intrication constante desmouvements de progression et de régression estompe encore tout contour trop précis ; l’inachèvement du fonctionnement psychique ne permet pas de se référer à un modèle stable et accompli ; l’existence de moments critiques dans le développement rend compte de bouleversements structurels longtemps possibles ; la dépendance prolongée à l’entourage peut provoquer des remaniements imprévisibles. Tous ces facteurs brièvement énumérés rendent compte de la difficulté fréquente, et probablement aussi de l’erreur, à définir trop rigoureusement une structure psychique chez l’enfant.


On préfère aujourd’hui une approche dimensionnelle assez proche finalement des premières propositions de A. Freud avec son concept de ligne de développement (cf. plus loin), tenant compte de la diversité des dimensions pertinentes (affective, comportementale, cognitive, familiale, langagière, motrice, etc.) sachant que cette vision progressive et diachronique du développement pourra être en partie prise en compte dans la notion de tempérament. Cela étant, la question reste toujours ouverte : sur quelles bases et critères délimiter la pathologie mentale de l’enfant, comment comprendre et intégrer les unes aux autres les diverses conduites pathologiques ou difficultés observées ? De ce point de vue la place occupée par les troubles instrumentaux en psychopathologie infantile est éclairante. À titre d’exemple nous prendrons le cas du symptôme « difficulté d’apprentissage du langage écrit » (cf. plus loin).

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May 13, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 1: Le normal et le pathologique

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