1: Introduction

Chapitre 1 Introduction



1.1 Le champ interdisciplinaire périnatal


S. Missonnier



L’espace-temps du champ périnatal


L’humain déploie individuellement et collectivement sa créativité et sa vulnérabilité biopsychiques dans l’espace et dans le temps. L’espace-temps au cœur de ce manuel est celui de la périnatalité. Avant, pendant et après la naissance, la femme (re)devenant mère, l’homme (re)devenant père conçoivent, attendent puis accueillent un enfant. Cette métamorphose individuelle, conjugale, familiale et collective constitue un axe majeur anthropologique de la filiation familiale verticale et de l’affiliation sociale horizontale.


Les territoires humains de cette mutation sont la personne, le couple, éventuellement la fratrie, la famille nucléaire et élargie, l’ethnie et la société.


La chronologie de cette transformation est celle de la grossesse et de l’après-naissance, une durée plus étendue que celle de la première définition de la périnatalité. De fait, elle a été définie au départ par des pédiatres néonatalogistes comme une période de vie du fœtus/nouveau-né de 16 semaines qui s’étend de sa vingt-huitième semaine de vie intra-utérine au septième jour de sa vie postnatale.


Dans le cadre, qui est le nôtre, de la psychologie clinique, la périnatalité est nettement plus large. Elle débute avec la gestation et s’étend, selon les référentiels, jusqu’aux ancestraux quarante jours post-partum, aux trois premiers mois, ou encore, à la fin de la première année. Nous nous centrerons ici sur la zone qui va de la gestation à la fin de la première année du bébé tout en acquiesçant la pertinence d’une ponctuation aux quarante jours et à la fin du congé maternité.


Contrairement à la périnatalogie des pionniers de la néonatalogie, l’espace-temps de la périnatalité dont il va être question ne se centre pas seulement sur l’axe développemental du fœtus/bébé « isolé ». Il concerne électivement une « série complémentaire » (Freud, 1915–1917) de quatre sujets dont la constante interactivité témoigne d’une homéostasie commune : celle du fœtus/bébé, sujet en devenir ; celle des parents, de la famille élargie, de la communauté d’appartenance ; celle des soignants ; celle de la société.


De plus, la psychologie clinique englobe chez le sujet et le groupe la double processualité croisée de la réalité événementielle externe (matérielle) et de la réalité psychique interne. En périnatalité, l’intrication de ces deux formes de réalité sera constante, en particulier, chez les trois acteurs principaux en présence : embryon/fœtus/bébé, parents et soignants. Et dans une vision résolument intersubjectiviste, la réalité interne et externe de chacun d’entre eux sera a priori perçue comme recevant et exerçant constamment une influence mutuelle des deux autres. En d’autres termes, embryon/fœtus/bébé, (re)devenant parents et soignants seront envisagés dans cet espace-temps périnatal comme éléments d’un triptyque pluriel mais unitaire dans son homéostase interpersonnelle.


Enfin, la psychologie clinique se doit de relever le défi de s’opposer au clivage psyché/soma qui parasite le soin médical occidental. En périnatalité, les processus de maternalité et d’épigenèse du fœtus/bébé sont paradigmatiques d’une intrication somato/psychique. Mutatis mutandis, l’intrication somato/psychique de la paternalité est moins évidente mais tout aussi présente. Toute approche soignante qui vient dénier cette dialectique est en risque de iatrogénie. Face aux menaces scientistes d’hypermédicalisation déshumanisante de la parentalité et de la naissance, la réflexivité interdisciplinaire inhérente à la mise en œuvre d’une psychologie clinique périnatale constitue une force d’opposition.



Les enjeux du champ périnatal


Pour un clinicien du devenir parent et du naître humain, il est légitime d’affirmer que l’état des lieux de la politique de santé d’un pays en matière de périnatalité est un marqueur d’une grande fidélité de son degré de civilisation. Les moyens matériels alloués et les stratégies préventives primaires et secondaires engagées reflètent peu ou prou sa reconnaissance de l’importance de cette période charnière pour les citoyens en devenir et les conditions parentales et soignantes.


Dans ce tableau, les cadres juridiques et éthiques périnatals d’une nation précise représentent des données typiques et surdéterminantes. Les débats, souvent les polémiques, autour de l’adoption, de la gestation pour autrui, de l’homoparentalité, de la procréation médicalement assistée, du statut du fœtus, du diagnostic anténatal… en attestent abondamment.


Comme cet ouvrage en témoigne, ces aspects politiques, juridiques, éthiques et sociologiques, leurs racines et évolutions historiques ne sont jamais absents des questions abordées. Pour autant, la psychologie clinique périnatale se centre avant tout sur le sujet biopsychique dans sa double valence intrapsychique et interpersonnelle. Aussi les enjeux, en termes de psychologie clinique de la périnatalité, se poseront essentiellement dans ce manuel en termes de trajectoires humaines (individuelles et collectives) dont le chapitre périnatal occupe une place capitale :



Dans le premier cas, la périnatalité est fondatrice. Dans le deuxième cas, elle est intimement commémorée. Dans le troisième, elle est professionnellement investie.


Dans tous les cas, la périnatalité est indissociable de l’écart entre origine et originalité. Cet écart fondateur est une variable anthropologique fondamentale dont l’épaisseur représente l’identité humaine biopsychique. Deux réseaux s’y entremêlent inextricablement : un réseau de facteurs endogènes (génétiques, biologiques, intrapsychiques…) et un réseau de facteurs exogènes (métaboliques, alimentaires, écologiques, interpersonnels…). L’unicité inaliénable de chaque être tient dans la singularité du processus d’actualisation permanent de cet écart : on le nommera épigenèse en biologie, intersubjectivation en psychologie clinique. Telles les deux faces de Janus, épigenèse et intersubjectivation liées constituent la trajectoire humaine.


L’axe majeur générationnel épigénétique et intersubjectif suit, pour le meilleur et pour le pire, cet écart plus ou moins différentiateur entre origines et originalité. Mais, quoi qu’il en soit, les enjeux essentiels des scénarios périnatals pour les parents, les enfants à naître ou nés et les soignants se distribuent entre comédies humaines et tragédies. Et c’est bien, justement, la proximité, la labilité et la réversibilité entre variations de la « normale » de la comédie de la vie et pathologies morbides de la tragédie qui caractérisent l’objet de la psychologie clinique périnatale. D’ailleurs, une de ses vertus emblématiques est bien de s’adresser tant aux variations de la normale qu’aux pathologies, ce qui tombe ici à pic. C’est en cela que son orientation psychanalytique en filiation directe avec l’héritage freudien, est dans ce contexte si essentielle : il n’y a pas de différence de nature entre les figures de la normalité et du psychopathologique, il n’y a que des différences de degrés. Éros et Thanatos sont étroitement liés dans la chorégraphie périnatale. Ils le sont, dans le meilleur des cas, dans une ambivalence d’une amplitude tempérée.


Le paradoxe humain est typiquement à son comble dans l’espace-temps périnatal : hommes et femmes mortels s’inscrivent dans une éternité générationnelle faute d’une éternité individuelle. Les enjeux narcissiques en présence de la transaction mort/éternité sont tels pour tous que le moindre faux pas risque de faire basculer la comédie d’une éternité par procuration dans la tragédie d’une finitude sans filiation, d’une mort sans promesse d’éternité générationnelle.


Pour toutes ces raisons, les conséquences cliniques de ce postulat de la continuité entre normalités et pathologies et de la potentialité tragique (traumatique) de la crise périnatale sur l’éthique du soin et la conception des stratégies de prévention sont cruciales : elles doivent favoriser des interventions prévenantes à l’abri de la stigmatisation soignante qui surveille et punit les errances de la parentalité en entretenant, sinon en amplifiant, ses dysfonctionnements.


En psychologie clinique périnatale, le soin interdisciplinaire fonde son action sur la reconnaissance du caractère de crise de ce segment périnatal de la vie infantile ou adulte. Cette crise est virtuellement source de créativité (crises maturatives) et de vulnérabilité (ruptures délétères). Mais, point névralgique, l’une et l’autre ne sont pas perçues comme des entités nosographiques clivées et statiques mais bien a contrario, comme deux pôles entre lesquels les milles et un parallèles variables et évolutifs singuliers des embryon/fœtus/bébé, des parents et des soignants vont se distribuer et interagir chemin faisant. La psychologie clinique périnatale est dédiée aux multiples scénarios de crises et de ruptures du (re)devenir parent, du naître humain et du rester soignant.



Pourquoi des auteurs de professions différentes ?


Pour témoigner de la complexité de la clinique périnatale et relever le défi d’en édifier une psychologie clinique interdisciplinaire, il est nécessaire de faire appel à des ambassadeurs des grandes corporations qui en constituent les déclinaisons collectives institutionnelles, libérales et en réseaux.


Cette évidence n’a pas toujours été de mise et, à une exception notable près, le Traité de gynécologie-obstétrique psychosomatique de S. Mimoun (1999), les ouvrages génériques francophones de psychologie, psychopathologie, psychiatrie périnatales ont été rédigés par des psychiatres, psychologues et psychanalystes. Ne nous y trompons pas : à convier ici une sage-femme, une obstétricienne et une pédiatre1 à venir partager la rédaction du manuel avec une psychiatre et un psychologue est une véritable revendication clinique et épistémologique dont le message mérite d’être explicitement formulé :



les psychiatres et les psychologues n’ont pas le monopole de l’accueil, de la compréhension, du soin des crises et des ruptures biopsychiques périnatales. Ils en sont un maillon militant et fédérateur dans une équipe et un réseau ;


bien au-delà de la formation académique des professionnels et de l’histoire de la médecine, c’est la synergie entre les compétences des « somaticiens » et celles des « psychistes » pour une approche holistique du sujet qui peut prétendre à une efficacité thérapeutique, une légitimité éthique, tout en respectant les vocations professionnelles initiales de chacun et leur maturation. Le tuilage entre ces compétences respectives fonde le territoire commun de la psychologie clinique périnatale. Les spécificités en constituent les déclinaisons spécialisées. Un échographiste annonçant une grave anomalie fœtale à des parents puis s’investissant dans le suivi du couple, simultanément, joue sa propre partition (déclinaison spécialisée) mais aussi échange, partage avec l’équipe et le réseau (dont le psychiatre et/ou le psychologue est membre) ;


le travail de réflexivité critique inhérent à l’exercice partagé de la psychologie clinique est une interface entre chaque spécialité impliquée dans le soin périnatal ; il impose un labeur de liaison intersubjective qui trouvera sur sa route les répétitions et résistances de chacun. C’est bien pourquoi, les modalités intra- et interdisciplinaire (reprises cliniques, groupe de paroles, exposé d’une situation dans le cadre d’une formation en réseau, groupe Balint, Intervision2…), quand elles existent, sont des hauts lieux de cette élaboration du négatif qui plonge ses racines dans la richesse de l’après-coup, condition sine qua non de la réflexivité (cf. chapitre 12). En institution et en libéral, les psychiatres et les psychologues ont certainement un rôle de premier plan pour impulser et maintenir pérenne cette réflexivité collégiale. Elle restera lettre morte si elle n’est pas un objet transversal commun.


Au fond, il y a dans cette revendication la volonté de rendre compte de la suffisamment bonne « efficacité symbolique » (Lévi-Strauss, 1962) interdisciplinaire du soin quotidien sur le terrain. Quand, dans le meilleur des cas elle advient, elle constitue le plaidoyer le plus convaincant contre le clivage entre somaticiens et psychistes. Bien sûr, face à l’inertie de la ligne de démarcation entre soins psychiques et soins somatiques, il serait naïf de croire que cette synergie est aujourd’hui acquise dans les institutions et les réseaux périnatals. Cette direction existe actuellement sur le terrain, elle aussi, avec créativité et vulnérabilité, et ce texte collégial prétend en soutenir les efforts et aussi à en illustrer le plaisir à les fournir. Cette militance interdisciplinaire se fera pour autant sans angélisme phobique de toutes contradictions. C’est bien en effet dans l’ambivalence quotidienne d’une conflictualité reconnue et cultivée que l’interdisciplinarité se construit au fil du temps au gré des avancées et des régressions, c’est-à-dire de la fécondité du travail du négatif.


Les nombreuses réunions des cinq auteurs pour élaborer cette psychologie clinique périnatale étaient empreintes de cette conflictualité constructive. Le lecteur en retrouvera de nombreuses traces entre les lignes et dans les résonances croisées explicites et implicites entre les différentes parties. D’ailleurs, les contrastes entre les styles d’écriture de chacun des cinq auteurs, que nous avons volontairement choisi de maintenir, sont aussi porteurs de cette diversité et du travail de négociation de la conflictualité qu’il implique. Ils reflètent le discours interdisciplinaire typiquement à l’œuvre lors d’un staff coutumier dans un service. Souhaitons que l’accent assumé sur ces particularismes permette aux lecteurs de différentes professions de s’identifier aux acteurs des scénarios cliniques évoqués et, sans langue de bois, à la fécondité d’une conflictualité réfléchie collégialement.



Un manuel non exhaustif mais cliniquement conçu


Dans la conception du sommaire de ce manuel, a prévalu une volonté de traiter les grands sujets de psychologie clinique périnatale tels qu’ils apparaissent dans les institutions concernées (maternité, centre de diagnostic anténatal, néonatalogie, pédiatrie, PMI, CAMSP, SESSAD secteur de psychiatrie infantile et adulte, CMPP, unité mère–bébé, service de soins de suite en périnatalité, foyer maternel, services sociaux, lieux d’accueil, associations…), en libéral où les médecins généralistes et les sages-femmes jouent un rôle éminent aux côtés des spécialistes et dans un réseau périnatal, a priori, fédérant l’ensemble des acteurs concernés par la clinique périnatale sous toutes ses formes.


Cette intention d’être générique atteint seulement en partie son but pour deux raisons. D’abord, nous avons tous les cinq privilégié le témoignage d’une clinique véritablement vécue et jamais seulement appréhendée à travers la littérature. Ensuite, en accord avec cette authenticité, nous avons opté pour privilégier la mise en exergue de situations qui nous paraissent en toute subjectivité professionnelle emblématiques plutôt que d’être respectueux d’une exhaustivité théorique.


Cette orientation nous permet d’affirmer avec confiance que les points capitaux cliniques et théoriques de la sage-femme, de l’obstétricien, du pédiatre, du psychiatre et du psychologue exerçant en périnatalité et s’inscrivant dans la défense de la psychologie clinique périnatale sont couverts. Qui souhaite s’immerger dans la réalité matérielle et psychique de ces corporations œuvrant en périnatalité dans cet esprit transversal où (spécialistes de la) psyché et (spécialistes du) soma sont réconciliés, trouvera ici son compte.


Toutefois, pour des motifs quantitatifs, manquent à l’appel plusieurs thématiques dont l’infertilité et la procréation médicalement assistée ainsi que les formes de parentalité non biologiquement advenues (adoption, gestation pour autrui, homoparentalité), le handicap parental… Parions sur de nouvelles éditions pour combler ces lacunes !



Quel lectorat pour ce manuel ?


En citant les professionnels intervenant en institutions et en libéral, on obtiendra le début de la liste des lecteurs potentiels de ce manuel : sages-femmes, obstétriciens, médecins spécialistes, médecins généralistes, pédiatres, médecins spécialistes en pédiatrie, puéricultrices, auxiliaires de puériculture, infirmières, assistantes sociales, kinésithérapeutes, psychomotriciens, psychiatres, psychanalystes, psychologues…


Chacun de ces professionnels détient quelques pièces du puzzle de la clinique périnatale et la confrontation des leçons tirées de leurs propres investigations avec les nôtres devrait être stimulante.


Avec les étudiants dans toutes ces filières, on complétera la liste des lecteurs qui devraient particulièrement bénéficier de cet ouvrage. On pense bien sûr par association verbale immédiate avec le titre aux étudiants en psychiatrie et en psychologie mais, tout le présent plaidoyer en faveur d’une psychologie clinique périnatale interface entre tous les acteurs, vise résolument l’élargissement de cette cible naturelle. On l’a bien compris, il ne s’agit pas d’une « stratégie marketing agressive » mais bien de l’élargissement essentiel d’un espace-temps clinique propice à la révision collégiale et pragmatique de dispositifs cliniques à la mesure des enjeux des mille et un avatars croisés du devenir parent et du naître humain.


Tant avec les professionnels qu’avec les étudiants, ce livre vise l’activation des débats. C’est pourquoi au traditionnel support « papier », nous avons souhaité ajouter un média plus contemporain et interactif : un forum sur Internet3 où les lecteurs pourront réagir, livrer leurs commentaires et échanger avec les auteurs.



1.2 La psychologie clinique périnatale


S. Missonnier



La psychologie clinique


À l’aube de son œuvre, S. Freud a été un des premiers a utiliser l’expression de « psychologie clinique » dans une lettre à W. Fliess (1899) : « Maintenant, la connexion avec la psychologie telle qu’elle se présentait dans les Études sur l’hystérie sort du chaos, j’aperçois les relations avec le conflit, la vie, tout ce que j’aimerai appeler psychologie clinique. »


C’est sans ambiguïté dans la filiation de cette psychologie clinique freudienne d’une vie quotidienne de la conflictualité psychique du sujet que se situe ce manuel. D’ailleurs, ce positionnement est en grande cohérence avec l’histoire de la psychologie clinique française. De fait, dans l’Hexagone, elle est véritablement née au XXe siècle de la rencontre de la psychologie scientifique moderne d’inspiration allemande, américaine et de la psychanalyse.


D. Anzieu (1979) résume bien l’affaire : « La conjonction de la psychologie et de la psychanalyse s’est nouée en France dans un contexte particulier, celui de la lutte des psychologues pour acquérir leur autonomie scientifique et pour développer un exercice professionnel indépendant. La psychanalyse est venue à point pour rendre service à la psychologie sur deux plans, celui d’une caution théorique et celui d’un exemple, sinon d’un modèle, de pratique. En retour, la psychologie a servi de véhicule à la propagation de la psychanalyse dans un pays longtemps indifférent ou réticent à son égard. »


Tout au long de sa jeune existence dynamisée par l’aiguillon de la psychanalyse, la psychologie clinique française a été l’enfant terrible de la psychologie moderne, science de la psyché, fille de la philosophie de l’âme et de la médecine.


De prime abord, le qualificatif de « clinique » – étymologiquement, au lit du patient – ne présage pas d’un tel tempérament rebelle. Mais à y regarder de plus près, il traduit à la fois ses origines classiques et la conquête conflictuelle de son originalité pour prétendre à l’indépendance. D’un côté, l’adjectif « clinique » souligne historiquement son ascendance avec le soin médical et, plus tardivement, psychiatrique. De l’autre, il traduit l’aspiration de la psychologie clinique à s’autonomiser de la philosophie et de la médecine dont les pionniers sont issus. À l’instar de la psychanalyse, son inspiratrice qui transforme le lit de la sémiologie et du diagnostic symptomatique médical en divan du transfert et de la métapsychologie, c’est à travers un travail de « séparation/individuation » (Mahler, 1975) que la psychologie clinique trouve son identité : le « chevet » du patient devient métaphoriquement l’espace intersubjectif entre le sujet isolé ou en groupe et le psychologue.


Le qualificatif de « clinique » véhicule alors dans ce contexte des implicites qui méritent d’être précisés. La psychologie est clinique car elle :



C’est donc bien à travers une mise à l’épreuve concrète technique et éthique d’une praxis des mille et une variables de la rencontre individuelle ou groupale que la psychologie légitime son attribut de « clinique ». L’immersion dans le processus interactif de la rencontre et l’exploration de sa conflictualité sont les conditions d’émergence de la psychologie clinique.


De cette façon, elle s’enracinera dans le paradoxe de la complexité infinie de « l’homme total en situation »4. Sa vulnérabilité et sa finitude sont indissociables de sa créativité et de la longévité de ses œuvres ; son originalité individuelle est indissociable de son origine familiale, groupale et culturelle.


D’ailleurs, comme l’humain, la psychologie clinique conquiert son autonomie à travers l’art de la négociation des conflits aux frontières délimitant l’espace de soi et de l’autre. D’une part, il y a, répétons-le, les conflits/alliances épistémologiques avec ses parents – la philosophie et la médecine. D’autre part, il existe les conflits/alliances avec ses sœurs des sciences humaines et des sciences dures (sciences de la nature) dont les relations fraternelles sont régulièrement mises à l’épreuve et dynamisées par la redistribution des paradigmes interprétatifs dominants physico-mathématiques, médicaux, anthropologiques (structuraliste par exemple), sociologiques, neurobiologiques…


Dans ce contexte épistémologiquement riche de sa complexité, il est opportun de revisiter brièvement plusieurs définitions princeps de la psychologie clinique. Elles s’imposent après coup comme des mises en relief des différentes pièces du puzzle et des vertus et des vertiges des divers assemblages de sa jeune histoire.


Le parcours singulier de D. Lagache est la première illustration typique de cette constellation scientifique à l’origine de la naissance de la psychologie clinique en France. Il a une triple formation : il devient successivement philosophe, médecin-psychiatre et psychanalyste. Dans un ouvrage au titre évocateur qui fait date, L’unité de la psychologie (1949a), il définit la psychologie clinique comme une discipline permettant de dépasser le conflit entre les psychologies naturalistes (expérimentales) et les psychologies humanistes5. Plus précisément, cette nouvelle discipline permet à partir de « convergences remarquables » de positionner dans un « mutuel appui » la méthode expérimentale de la psychologie moderne et la méthodologie qualitative et intuitive de la psychanalyse6, dite « ultra-clinique ». Cet étayage réciproque permet de réunir selon lui la rigueur expérimentale et les valeurs humanistes dans une même « clinique armée » dont les tests constituent un véritable emblème.


Ce qui singularise globalement pour lui cette interface et donne son unité aux différentes méthodes de la psychologie clinique, c’est son objet : « L’être humain en tant qu’il est porteur d’un problème mal résolu [inhérent à] la vie en général : la vie étant une succession de conflits, d’essais et d’erreurs, de désadaptations et de réadaptations : le problème essentiel de la psychologie et de la biologie, c’est l’adaptation, c’est-à-dire le conflit et la résolution de conflit. » (Lagache, 1949b.)


Pour Lagache, le psychologue clinicien, fort de sa transversalité épistémologique se centrera sur la « conduite » humaine adaptée ou inadaptée. Dans ce large champ, « la psychanalyse est une forme de psychologie clinique et de psychothérapie que spécifie notamment l’étude du transfert ».


Cette politique d’ouverture aux frontières et à l’intérieur même de la psychologie clinique s’inscrit rétrospectivement dans l’histoire comme une intention assurément louable. Néanmoins, force est de constater, rétrospectivement, qu’elle ne garantit a priori aucune issue favorable. De fait, elle débouche aujourd’hui, tour à tour, sur des confirmations avec de fécondes synergies entre disciplines (par exemple, les débats « neuropsychanalytiques » actuels entre cognitivistes et cliniciens se référant à la psychanalyse) mais aussi sur de cuisants démentis avec l’instauration de nouvelles lignes de clivage opiniâtres (par exemple, entre les psychologues cliniciens se référant à la classification diagnostique américaine du DSM IV et ceux qui ont recours à une psychopathologie psychanalytique).


Un commentateur éclairé, R. Samacher (1998), donne après coup une interprétation possible de ce devenir incertain d’une telle conception unitaire de la psychologie clinique : « Au nom de la science psychologique, Lagache scotomise le tranchant que la psychanalyse prête à la psychologie clinique et méconnaît la dimension inconsciente dégagée par la psychanalyse au profit d’une fonction de synthèse qui a pour visée première : l’adaptation. » À l’époque, la polémique entre Lagache proche de l’ego psychology américaine et J. Lacan dénonçant cette récupération idéologique au profit de l’adaptation, cristallisera ce différent. De cette première enfance de la psychologie clinique, retenons, a minima, le poids déterminant dans son identité et sa trajectoire de ses relations frontalières avec la psychanalyse.


Dans un esprit en continuité avec D. Lagache, H. Piéron (philosophe, médecin, psychologue expérimentaliste dénonçant les données de l’introspection) définit ainsi en 1951 la psychologie clinique dans son célèbre Vocabulaire de la psychologie : « Science de la conduite humaine, fondée principalement sur l’observation et l’analyse approfondie de cas individuels, aussi bien normaux que pathologiques, et pouvant s’étendre à celle des groupes. Concrète dans sa base, et complétant les méthodes expérimentales d’investigation, elle est susceptible de fonder des généralisations variables. »


Certes, cette formulation prête aussi le flanc de la critique d’une psychologie clinique à visée adaptative, antinomique de la psychanalyse, mais elle est aussi riche de ses élargissements au normal et au pathologique (déjà soulignés par Lagache) et, de manière plus originale, à l’individu et au groupe.


Une décennie plus tard, J. Favez-Boutonier (philosophe, médecin, psychanalyste) propose une autre vision de la « psychologie générale clinique » à l’égard de laquelle nous ne cachons pas notre grande proximité. En se référant nettement à la phénoménologie, elle y met un accent particulier sur les notions de subjectivité et d’intersubjectivité. Lectrice attentive de la Phénoménologie de la perception de M. Merleau-Ponty (1945), elle considère dans son cours emblématique de Psychologie clinique (1959) que dans la rencontre avec un sujet « il faut tenir compte de tout ce qui intervient dans l’existence du sujet en tant que sujet, de tout ce qui est subjectif au sens habituel du mot (tout ce que le sujet pense, tout ce qu’il sent, tout ce qu’il éprouve, toutes les expériences qu’il peut faire dans sa vie), tout cela a sa place dans la connaissance que nous cherchons à en avoir ». Mais pour que cette subjectivité soit partageable, la rencontre clinique est nécessaire : « Ce n’est que dans sa relation avec d’autres sujets que le sujet se saisit comme sujet, ainsi la subjectivité n’a pas de sens en dehors de l’intersubjectivité. »


Dans cet espace de rencontre, l’historicisation du sujet constitue un passage obligé : « envisager la psychologie dans une perspective dynamique, c’est considérer la vie humaine comme une histoire… ». Au-delà d’une simple anamnèse qui réduit l’individu passif à une vision médicale, il s’agit d’envisager un travail biographique du temps propre de la subjectivation du sujet.


Favez-Boutonier plaide en faveur d’une « clinique aux mains nues » dans une situation « d’implication réciproque » qui s’oppose à la « clinique armée » de Lagache et prend plus nettement ses distances avec le modèle médical au profit d’une forte affinité avec la psychanalyse.


Plus récemment (1997), le psychologue clinicien et psychanalyste R. Perron, a proposé une définition dans cette même direction d’une psychologie clinique à la fois référée à la psychanalyse et épistémologiquement ouverte. Elle s’impose comme un bon compromis en s’appuyant sur deux notions clés très génériques – la personne et ses transformations internes et externes – et un paradigme scientifique pertinent : la théorie générale des systèmes. « La psychologie clinique se donne pour but d’expliquer les processus psychiques de transformation dont la personne est le siège. La personne est un système, une structure régie par des lois d’autorégulation, par le jeu des régulations synchroniques et diachroniques. » Déclinée pour le normal et le pathologique, le sujet seul ou en groupe, la psychologie clinique se donne ici pour objet les processus de transformation.


Cette focalisation sur les transformations a le grand mérite d’être compatible avec la processualité humaine. À l’image des couleurs du ciel qui ne sont jamais identiques, le sujet biopsychique humain est en perpétuelle mutation interne et externe à travers ses interactions avec son environnement humain et non humain. Là où un cadre théorico-clinique « photographique » viendrait figer la mobilité systémique humaine, une observation clinique « cinématographique » permet de relever le défi d’établir une historicisation biographique de sa constante mobilité subjective et intersubjective.


Cette processualité est une caractéristique essentielle de la réalité psychiquedans sa partition consciente et inconsciente. La mise en œuvre d’un cadre qui soit compatible avec l’accueil et le déploiement de cette processualité est donc une condition sine qua non de la psychologie clinique ainsi définie.


Le psychologue clinicien et psychanalyste R. Roussillon (2008a, 2009) nous donne l’occasion d’aller plus loin dans cette direction à laquelle nous adhérons. Considérant l’homéostase associativité/inhibition comme marqueur princeps de cette processualité, il la défend comme axe majeur du fonctionnement humain en général et, plus spécifiquement, comme dénominateur commun des divers dispositifs cliniques psychanalytiques. Dans ce contexte, le qualificatif de « clinique » se réfère à « la mise au chevet des processus associatifs » (2008) présents dans des narratifs verbaux et non verbaux. La méthode clinique vise ici l’accueil, le déploiement et la subjectivation par le sujet des différents niveaux conscient et inconscient de cette potentialité associative et de ses obstacles inhibiteurs. Elle repose sur « la disposition d’esprit du praticien qui place le vertex de la réalité psychique et des processus de sa transformation symbolisante en son centre à partir d’une méthode basée sur l’associativité des processus psychiques » (2008). La « neutralité » du clinicien coïncide ici avec une tentative de suspension des relations de pouvoir et de censure.


Les « dispositifs praticiens » seront alors conçus comme favorisant tout ou partie du fonctionnement associatif. Ils seront aux extrêmes promoteurs d’une associativité « focalisée » (par exemple sur des tests projectifs ou un entretien semi-directif) ou non (la règle d’association libre dans la cure type). Comme le montre bien R. Roussillon (2009), S. Freud, prenant ses distances avec l’hypnose et la suggestion, a techniquement cheminé d’une association directivement focalisée par lui sur les fragments de rêve, les symptômes du patient… (Études sur l’hystérie, 1895b) à une association libre (L’homme aux rats, 1907) qui s’impose in fine comme « règle fondamentale » (La psychanalyse, 1909). Son propre parcours technique d’analyste, remarque Roussillon, suit la même trajectoire que celle de biens des analysants qui débutent la cure avec des associations centrées sur « l’ordre du jour » (Freud, 1895b), pour aller ensuite vers une plus grande liberté associative.


En se ralliant à l’étendard des pratiques psychanalytiques de la processualité associative verbale et non verbale, nous croyons fermement que la psychologie clinique trouve une colonne vertébrale à la fois structurante et souple. Celle-ci a alors la double vertu d’être à l’abri des visées d’une adaptation des conduites (Lagache, Piéron) et d’ancrer fermement son épistémologie dans la casuistique métapsychologique sans pour autant exclure a priori des éléments théorico-cliniques exogènes favorables à la conquête individuelle ou groupale de l’associativité et de l’analyse de ses obstacles inhibiteurs et dissociatifs.


Enfin, elle permet de se dégager des pesanteurs d’une ligne de front belliqueuse et source de bien des clivages entre psychologie clinique « aux mains nues » et psychologie clinique « armée ». Dans la mesure où elle n’alimente pas les confusions (manipulations ?) intégrationnistes et où elle reste éthiquement très vigilante dans la mise en place du soin et de son consentement mutuellement éclairé, la psychologie clinique telle qu’elle émerge à l’issue de ce survol, peut bénéficier de cette bipolarité interne des positions naturaliste et humaniste à l’image du débat actuel entre la psychologie cognitive et la psychologie clinique psychanalytique.


Elle se rassemble alors autour d’un objet commun (l’associativité/inhibition–dissociation comme « marqueur » privilégié de la réalité psychique), d’une méthodologie partagée (sa subjectivation dans un cadre intersubjectif) et de dispositifs pluriels mais dont les divers cadres possèdent un dénominateur commun (la variable associativité focale/associativité libre).


Il est maintenant temps de se risquer à une formulation de notre conception de la psychologie clinique psychanalytique qui s’appropriera ce que nous croyons être l’héritage heuristique de cette jeune histoire et qui nous servira de fondation pour définir la psychologie clinique périnatale.


La psychologie clinique se définit par son objet à double face :


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May 29, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on 1: Introduction

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