Chapitre 1 Introduction
1.1 Le champ interdisciplinaire périnatal
L’espace-temps du champ périnatal
Dans le cadre, qui est le nôtre, de la psychologie clinique, la périnatalité est nettement plus large. Elle débute avec la gestation et s’étend, selon les référentiels, jusqu’aux ancestraux quarante jours post-partum, aux trois premiers mois, ou encore, à la fin de la première année. Nous nous centrerons ici sur la zone qui va de la gestation à la fin de la première année du bébé tout en acquiesçant la pertinence d’une ponctuation aux quarante jours et à la fin du congé maternité.
Les enjeux du champ périnatal
Comme cet ouvrage en témoigne, ces aspects politiques, juridiques, éthiques et sociologiques, leurs racines et évolutions historiques ne sont jamais absents des questions abordées. Pour autant, la psychologie clinique périnatale se centre avant tout sur le sujet biopsychique dans sa double valence intrapsychique et interpersonnelle. Aussi les enjeux, en termes de psychologie clinique de la périnatalité, se poseront essentiellement dans ce manuel en termes de trajectoires humaines (individuelles et collectives) dont le chapitre périnatal occupe une place capitale :
• soit au moment inaugural où l’embryon/fœtus/bébé naît humain ;
• soit au moment où cet ex-embryon/fœtus/bébé (re)devient parent ;
• soit au moment où cet ex-embryon/fœtus/bébé (devenu parent ou non) est soignant en périnatalité.
En psychologie clinique périnatale, le soin interdisciplinaire fonde son action sur la reconnaissance du caractère de crise de ce segment périnatal de la vie infantile ou adulte. Cette crise est virtuellement source de créativité (crises maturatives) et de vulnérabilité (ruptures délétères). Mais, point névralgique, l’une et l’autre ne sont pas perçues comme des entités nosographiques clivées et statiques mais bien a contrario, comme deux pôles entre lesquels les milles et un parallèles variables et évolutifs singuliers des embryon/fœtus/bébé, des parents et des soignants vont se distribuer et interagir chemin faisant. La psychologie clinique périnatale est dédiée aux multiples scénarios de crises et de ruptures du (re)devenir parent, du naître humain et du rester soignant.
Pourquoi des auteurs de professions différentes ?
Cette évidence n’a pas toujours été de mise et, à une exception notable près, le Traité de gynécologie-obstétrique psychosomatique de S. Mimoun (1999), les ouvrages génériques francophones de psychologie, psychopathologie, psychiatrie périnatales ont été rédigés par des psychiatres, psychologues et psychanalystes. Ne nous y trompons pas : à convier ici une sage-femme, une obstétricienne et une pédiatre1 à venir partager la rédaction du manuel avec une psychiatre et un psychologue est une véritable revendication clinique et épistémologique dont le message mérite d’être explicitement formulé :
• les psychiatres et les psychologues n’ont pas le monopole de l’accueil, de la compréhension, du soin des crises et des ruptures biopsychiques périnatales. Ils en sont un maillon militant et fédérateur dans une équipe et un réseau ;
• bien au-delà de la formation académique des professionnels et de l’histoire de la médecine, c’est la synergie entre les compétences des « somaticiens » et celles des « psychistes » pour une approche holistique du sujet qui peut prétendre à une efficacité thérapeutique, une légitimité éthique, tout en respectant les vocations professionnelles initiales de chacun et leur maturation. Le tuilage entre ces compétences respectives fonde le territoire commun de la psychologie clinique périnatale. Les spécificités en constituent les déclinaisons spécialisées. Un échographiste annonçant une grave anomalie fœtale à des parents puis s’investissant dans le suivi du couple, simultanément, joue sa propre partition (déclinaison spécialisée) mais aussi échange, partage avec l’équipe et le réseau (dont le psychiatre et/ou le psychologue est membre) ;
• le travail de réflexivité critique inhérent à l’exercice partagé de la psychologie clinique est une interface entre chaque spécialité impliquée dans le soin périnatal ; il impose un labeur de liaison intersubjective qui trouvera sur sa route les répétitions et résistances de chacun. C’est bien pourquoi, les modalités intra- et interdisciplinaire (reprises cliniques, groupe de paroles, exposé d’une situation dans le cadre d’une formation en réseau, groupe Balint, Intervision2…), quand elles existent, sont des hauts lieux de cette élaboration du négatif qui plonge ses racines dans la richesse de l’après-coup, condition sine qua non de la réflexivité (cf. chapitre 12). En institution et en libéral, les psychiatres et les psychologues ont certainement un rôle de premier plan pour impulser et maintenir pérenne cette réflexivité collégiale. Elle restera lettre morte si elle n’est pas un objet transversal commun.
Au fond, il y a dans cette revendication la volonté de rendre compte de la suffisamment bonne « efficacité symbolique » (Lévi-Strauss, 1962) interdisciplinaire du soin quotidien sur le terrain. Quand, dans le meilleur des cas elle advient, elle constitue le plaidoyer le plus convaincant contre le clivage entre somaticiens et psychistes. Bien sûr, face à l’inertie de la ligne de démarcation entre soins psychiques et soins somatiques, il serait naïf de croire que cette synergie est aujourd’hui acquise dans les institutions et les réseaux périnatals. Cette direction existe actuellement sur le terrain, elle aussi, avec créativité et vulnérabilité, et ce texte collégial prétend en soutenir les efforts et aussi à en illustrer le plaisir à les fournir. Cette militance interdisciplinaire se fera pour autant sans angélisme phobique de toutes contradictions. C’est bien en effet dans l’ambivalence quotidienne d’une conflictualité reconnue et cultivée que l’interdisciplinarité se construit au fil du temps au gré des avancées et des régressions, c’est-à-dire de la fécondité du travail du négatif.
Quel lectorat pour ce manuel ?
Tant avec les professionnels qu’avec les étudiants, ce livre vise l’activation des débats. C’est pourquoi au traditionnel support « papier », nous avons souhaité ajouter un média plus contemporain et interactif : un forum sur Internet3 où les lecteurs pourront réagir, livrer leurs commentaires et échanger avec les auteurs.
1.2 La psychologie clinique périnatale
La psychologie clinique
À l’aube de son œuvre, S. Freud a été un des premiers a utiliser l’expression de « psychologie clinique » dans une lettre à W. Fliess (1899) : « Maintenant, la connexion avec la psychologie telle qu’elle se présentait dans les Études sur l’hystérie sort du chaos, j’aperçois les relations avec le conflit, la vie, tout ce que j’aimerai appeler psychologie clinique. »
D. Anzieu (1979) résume bien l’affaire : « La conjonction de la psychologie et de la psychanalyse s’est nouée en France dans un contexte particulier, celui de la lutte des psychologues pour acquérir leur autonomie scientifique et pour développer un exercice professionnel indépendant. La psychanalyse est venue à point pour rendre service à la psychologie sur deux plans, celui d’une caution théorique et celui d’un exemple, sinon d’un modèle, de pratique. En retour, la psychologie a servi de véhicule à la propagation de la psychanalyse dans un pays longtemps indifférent ou réticent à son égard. »
De prime abord, le qualificatif de « clinique » – étymologiquement, au lit du patient – ne présage pas d’un tel tempérament rebelle. Mais à y regarder de plus près, il traduit à la fois ses origines classiques et la conquête conflictuelle de son originalité pour prétendre à l’indépendance. D’un côté, l’adjectif « clinique » souligne historiquement son ascendance avec le soin médical et, plus tardivement, psychiatrique. De l’autre, il traduit l’aspiration de la psychologie clinique à s’autonomiser de la philosophie et de la médecine dont les pionniers sont issus. À l’instar de la psychanalyse, son inspiratrice qui transforme le lit de la sémiologie et du diagnostic symptomatique médical en divan du transfert et de la métapsychologie, c’est à travers un travail de « séparation/individuation » (Mahler, 1975) que la psychologie clinique trouve son identité : le « chevet » du patient devient métaphoriquement l’espace intersubjectif entre le sujet isolé ou en groupe et le psychologue.
• met à disposition du sujet un espace/cadre de rencontre potentiellement propice à la mise en sens de la conflictualité consciente et inconsciente inhérente à la vie à partir de la présence attentive d’un autre ;
• parie, dans ces conditions, sur la possible actualisation de ses virtualités réflexives et tente d’en construire un sens partagé des obstacles intrapsychiques et intersubjectifs ;
• se rebelle face aux tentatives récurrentes d’objectivation absolue de la complexité du sujet et de son environnement.
De cette façon, elle s’enracinera dans le paradoxe de la complexité infinie de « l’homme total en situation »4. Sa vulnérabilité et sa finitude sont indissociables de sa créativité et de la longévité de ses œuvres ; son originalité individuelle est indissociable de son origine familiale, groupale et culturelle.
Le parcours singulier de D. Lagache est la première illustration typique de cette constellation scientifique à l’origine de la naissance de la psychologie clinique en France. Il a une triple formation : il devient successivement philosophe, médecin-psychiatre et psychanalyste. Dans un ouvrage au titre évocateur qui fait date, L’unité de la psychologie (1949a), il définit la psychologie clinique comme une discipline permettant de dépasser le conflit entre les psychologies naturalistes (expérimentales) et les psychologies humanistes5. Plus précisément, cette nouvelle discipline permet à partir de « convergences remarquables » de positionner dans un « mutuel appui » la méthode expérimentale de la psychologie moderne et la méthodologie qualitative et intuitive de la psychanalyse6, dite « ultra-clinique ». Cet étayage réciproque permet de réunir selon lui la rigueur expérimentale et les valeurs humanistes dans une même « clinique armée » dont les tests constituent un véritable emblème.
Ce qui singularise globalement pour lui cette interface et donne son unité aux différentes méthodes de la psychologie clinique, c’est son objet : « L’être humain en tant qu’il est porteur d’un problème mal résolu [inhérent à] la vie en général : la vie étant une succession de conflits, d’essais et d’erreurs, de désadaptations et de réadaptations : le problème essentiel de la psychologie et de la biologie, c’est l’adaptation, c’est-à-dire le conflit et la résolution de conflit. » (Lagache, 1949b.)
Un commentateur éclairé, R. Samacher (1998), donne après coup une interprétation possible de ce devenir incertain d’une telle conception unitaire de la psychologie clinique : « Au nom de la science psychologique, Lagache scotomise le tranchant que la psychanalyse prête à la psychologie clinique et méconnaît la dimension inconsciente dégagée par la psychanalyse au profit d’une fonction de synthèse qui a pour visée première : l’adaptation. » À l’époque, la polémique entre Lagache proche de l’ego psychology américaine et J. Lacan dénonçant cette récupération idéologique au profit de l’adaptation, cristallisera ce différent. De cette première enfance de la psychologie clinique, retenons, a minima, le poids déterminant dans son identité et sa trajectoire de ses relations frontalières avec la psychanalyse.
Une décennie plus tard, J. Favez-Boutonier (philosophe, médecin, psychanalyste) propose une autre vision de la « psychologie générale clinique » à l’égard de laquelle nous ne cachons pas notre grande proximité. En se référant nettement à la phénoménologie, elle y met un accent particulier sur les notions de subjectivité et d’intersubjectivité. Lectrice attentive de la Phénoménologie de la perception de M. Merleau-Ponty (1945), elle considère dans son cours emblématique de Psychologie clinique (1959) que dans la rencontre avec un sujet « il faut tenir compte de tout ce qui intervient dans l’existence du sujet en tant que sujet, de tout ce qui est subjectif au sens habituel du mot (tout ce que le sujet pense, tout ce qu’il sent, tout ce qu’il éprouve, toutes les expériences qu’il peut faire dans sa vie), tout cela a sa place dans la connaissance que nous cherchons à en avoir ». Mais pour que cette subjectivité soit partageable, la rencontre clinique est nécessaire : « Ce n’est que dans sa relation avec d’autres sujets que le sujet se saisit comme sujet, ainsi la subjectivité n’a pas de sens en dehors de l’intersubjectivité. »
Cette processualité est une caractéristique essentielle de la réalité psychiquedans sa partition consciente et inconsciente. La mise en œuvre d’un cadre qui soit compatible avec l’accueil et le déploiement de cette processualité est donc une condition sine qua non de la psychologie clinique ainsi définie.
Le psychologue clinicien et psychanalyste R. Roussillon (2008a, 2009) nous donne l’occasion d’aller plus loin dans cette direction à laquelle nous adhérons. Considérant l’homéostase associativité/inhibition comme marqueur princeps de cette processualité, il la défend comme axe majeur du fonctionnement humain en général et, plus spécifiquement, comme dénominateur commun des divers dispositifs cliniques psychanalytiques. Dans ce contexte, le qualificatif de « clinique » se réfère à « la mise au chevet des processus associatifs » (2008) présents dans des narratifs verbaux et non verbaux. La méthode clinique vise ici l’accueil, le déploiement et la subjectivation par le sujet des différents niveaux conscient et inconscient de cette potentialité associative et de ses obstacles inhibiteurs. Elle repose sur « la disposition d’esprit du praticien qui place le vertex de la réalité psychique et des processus de sa transformation symbolisante en son centre à partir d’une méthode basée sur l’associativité des processus psychiques » (2008). La « neutralité » du clinicien coïncide ici avec une tentative de suspension des relations de pouvoir et de censure.
Les « dispositifs praticiens » seront alors conçus comme favorisant tout ou partie du fonctionnement associatif. Ils seront aux extrêmes promoteurs d’une associativité « focalisée » (par exemple sur des tests projectifs ou un entretien semi-directif) ou non (la règle d’association libre dans la cure type). Comme le montre bien R. Roussillon (2009), S. Freud, prenant ses distances avec l’hypnose et la suggestion, a techniquement cheminé d’une association directivement focalisée par lui sur les fragments de rêve, les symptômes du patient… (Études sur l’hystérie, 1895b) à une association libre (L’homme aux rats, 1907) qui s’impose in fine comme « règle fondamentale » (La psychanalyse, 1909). Son propre parcours technique d’analyste, remarque Roussillon, suit la même trajectoire que celle de biens des analysants qui débutent la cure avec des associations centrées sur « l’ordre du jour » (Freud, 1895b), pour aller ensuite vers une plus grande liberté associative.
La psychologie clinique se définit par son objet à double face :
• l’exploration du quotidien de la réalité psychiqueconsciente/inconsciente, subjective/intersubjective du sujet en situation sous ses formes individuelle/groupale, « normales »/« pathologiques » ;
• la mise en œuvre pratique de dispositifs de rencontres intersubjectives propices à l’observation contenante de la processualité associative verbale/non verbale, focale/libre et à la mise en sens subjectivante de sa phénoménologie et de ses obstacles conflictuels inhibiteurs et dissociatifs.