1: Anatomie chirurgicale de l’appareil oculomoteur

Chapitre 1 Anatomie chirurgicale de l’appareil oculomoteur



L’anatomie de l’appareil oculomoteur humain est l’aboutissement phylogénétique de la frontalisation complète des axes visuels et incomplète des orbites. L’appareil est à la fois suspenseur et moteur : il permet au globe oculaire de pivoter et, en même temps, il le fait pivoter autour de son centre de rotation suivant les trois dimensions de l’espace. Il y parvient bien que l’ancrage orbitaire des muscles soit décalé par rapport au centre de rotation du globe. Ce décalage, survenu graduellement au cours de l’évolution, a été compensé au fur et à mesure par « un développement de l’ensemble des muscles oculomoteurs » [1] et une adaptation fonctionnelle d’une efficacité insurpassée (figure 1.1). À mesure que la position des yeux est devenue plus antérieure et que la vision fovéolaire s’est développée, « la seule façon de conserver la vision panoramique a été d’accroître la motilité oculaire » [1].



La connaissance de l’anatomie de l’appareil oculomoteur dans sa totalité est le passage obligé pour parvenir à la maîtrise chirurgicale, même si la chirurgie des strabismes ne porte que sur la partie antérieure, péri-oculaire, intra- et sous-ténonienne des muscles oculomoteurs, allant de l’orifice ou foramen ténonien à l’insertion sclérale. C’est à cette partie qu’amène la voie d’abord (cf. chapitre 9) et sur elle que peut s’effectuer la correction chirurgicale de la déviation strabique (cf. chapitres 10 à 14).


Les muscles oculomoteurs ont, avec les autres muscles craniofaciaux, une origine embryologique et un développement in utero, ainsi que de nombreuses propriétés qui les différencient des autres muscles squelettiques.


Ils se développent à partir de deux condensations – l’une supérieure, l’autre inférieure – de tissu mésenchymateux à l’intérieur de l’orbite ; tous les muscles se développent simultanément d’arrière en avant, de leur origine postérieure à leur corps et à leur insertion terminale [2,3]. Leurs ébauches sont repérables à l’échographie fœtale dès la 11e ou 12e semaine d’aménorrhée (figure 1.2). Initialement fibrocytaires, elles deviennent musculaires à partir du moment où elles ont reçu leur innervation, c’est-à-dire à partir de la 16e semaine d’aménorrhée (moment à partir duquel on peut observer des mouvements oculaires à l’échographie). Au cours de ce développement, l’insertion sclérale des muscles droits s’étend tout d’abord de l’équateur du globe au limbe ; ce n’est qu’entre le 18e et le 24e mois de vie que son assise sclérale acquiert sa localisation et sa surface définitives, en même temps que le globe oculaire atteint ses dimensions définitives (à l’exception de l’hémisphère postérieur qui grandit encore de 1 à 2 mm jusqu’à l’adolescence) [2,3].




Anatomie chirurgicale des muscles droits


Les quatre muscles droits forment le cône musculaire de l’orbite.



Anatomie macroscopique des muscles droits


Ils s’insèrent, à leur origine, au sommet de l’orbite sur un tendon commun formant l’anneau de Zinn (figure 1.3).



De là, ils cheminent vers l’avant en suivant la paroi orbitaire correspondante ; après avoir atteint le globe oculaire à leur point de tangence et s’être engagés dans l’épaisseur de la capsule de Tenon, ils s’infléchissent pour longer la paroi sclérale jusqu’à leur insertion (figure 1.4).



Dans leur moitié antérieure, incluant la « partie chirurgicale », les muscles droits revêtent la forme d’un ruban de largeur à peu près constante. L’extrémité antérieure est musculotendineuse sur une longueur d’environ 3 mm pour le droit médial, de 4,5 mm pour les droits verticaux et de 7,5 mm pour le droit latéral [4]. Le tissu tendineux confère à celle-ci une cohérence transversale que n’a pas le corps musculaire ; c’est un avantage dont tirent profit les techniques de recul ou de déplacement musculaires (cf. chapitres 10 et 11).


À l’endroit de leur insertion, les muscles sont en continuité avec la sclère. « Les fibres (musculo)tendineuses, d’abord parallèles entre elles, s’écartent en éventail (au niveau de leur insertion sclérale). Elles pénètrent profondément dans la sclérotique » (figure 1.5) [46]. La ligne postérieure de l’insertion dessine des arcades à concavité postérieure, d’une hauteur de 1 à 2 mm, formées de fibres qui se recourbent vers l’arrière avant de pénétrer dans la sclère ; les muscles oculomoteurs sont donc amarrés à celle-ci par un véritable pied d’insertion (foot plate– plate-forme – des auteurs anglophones). « La largeur des tendons, autrement dit la largeur de l’insertion oculaire, est (…) d’environ 1 cm pour chacun des muscles. (…) La largeur totale de ces insertions (…) est supérieure à celle de l’espace qui les sépare. » [7]




Données biométriques de référence


Les principales données biométriques des muscles droits et de leurs rapports avec le globe oculaire, réunies dans le tableau 1.1, représentent des moyennes établies à partir des données de la littérature. Elles peuvent varier quelque peu d’un muscle à l’autre, d’un individu à l’autre et parfois même d’un œil à l’autre chez un même sujet, sans pour autant sortir de la norme (cf. ci-dessous) ; elles dépendent, en autres, des dimensions des globes et des orbites.




Certaines de ces données méritent d’être soulignées :



la longueur de la partie purement musculaire est quasi identique pour les quatre muscles droits ; en revanche, celle de l’extrémité musculotendineuse [5] est différente pour chacun d’eux ; de ce fait, la longueur totale du droit latéral dépasse légèrement celle des trois autres muscles ;


la longueur de l’arc de contact est également différente pour chacun d’eux : elle dépend de l’obliquité (par rapport à l’axe antéropostérieur du globe) avec laquelle le muscle aborde le globe oculaire (cf. figure 1.1) ;


la section maximum des muscles (dont la mesure est plus précise en IRM qu’en échographie) est semblable pour les quatre muscles, si l’on tient compte :




d’une part, la distance de l’insertion au limbe va en croissant du droit médial au droit supérieur, en passant par les droits inférieur et latéral, selon la classique spirale de Tillaux (figure 1.6A) ;


d’autre part, les distances qui séparent les insertions des muscles antagonistes d’un même œil sont égales (figure 1.6B) ; en effet, le rapport entre la distance, mesurée en arc, séparant l’extrémité antérieure du muscle droit médial de celle du droit latéral et celle séparant l’extrémité antérieure du muscle droit supérieur de celle du droit inférieur est égal à 1 ; de ce fait les différences de largeur du limbe, de distance de l’insertion musculaire au limbe et de diamètre cornéen s’annulent-elles entre elles [4,10].




Variations des insertions sclérales


Les insertions sclérales des muscles droits sont des points de repère essentiels pour la chirurgie des strabismes. Leur situation peut toutefois varier quelque peu d’un sujet ou d’un œil à l’autre. Aussi est-on inévitablement amené à se demander dans quelle mesure les variantes, notamment celles de la distance au limbe cornéoscléral, peuvent avoir un effet sur l’équilibre oculomoteur et/ou influencer les résultats postopératoires [1,4,11,12] ? L’erreur serait de leur accorder trop d’importance lorsqu’elles sont mineures ou pas assez lorsqu’elles sont majeures.


Les variantes peuvent concerner une ou simultanément plusieurs des caractéristiques des insertions : la distance de l’insertion au limbe, la largeur transversale et antéropostérieure, le décalage vertical, l’obliquité ou/et la forme de l’insertion (tableau 1.2).


Tableau 1.2 Variantes des insertions sclérales des muscles droits.



























Variantes des insertions sclérales des muscles droits Variantes mineures
(limites de la norme)
Variantes majeures
Distance de l’insertion au limbe ± 1 mm → ± 2 mm
Droit latéral, 1 fois sur 7
Droit médial, 1 fois sur 15
1,5 mm entre les muscles homonymes d’un même sujet
Largeur de l’insertion ± 1,5 mm
14 fois sur 15
→ ± 3 ou 4 mm
1 fois sur 15
Décalage vertical de l’insertion < 1,5 mm → 1/4 à 1/3 de la largeur de l’insertion vers le haut ou le bas
1 fois sur 20
Obliquité de l’insertion ≤ 1 mm → 1,5 à 3 mm
1 fois sur 7
Droit médiaux > droits latéraux
Forme de l’insertion Curviligne
En marches d’escalier
1 fois sur 7

Les fréquences indiquées sont empruntées à l’étude de Otto et Zimmermann [13].


Les variantes mineures, telles qu’elles s’observent chez cinq sujets sur six selon l’étude d’Otto et Zimmermann [13], sont à considérer comme la variance d’une situation moyenne, au sens statistique du terme. Elles sont sans corrélation avec la réfraction, l’existence ou l’importance d’une déviation strabique ; elles n’ont pas de répercussions sur les résultats postopératoires, à la condition que le dosage soit appliqué à partir d’elles et non du limbe.


Selon la même étude, des variantes plus marquées ou majeures, s’observent chez un sujet sur six. Elles n’ont cependant pas toutes le même effet sur l’équilibre oculomoteur :



Les malformations véritables des muscles oculomoteurs sont beaucoup plus exceptionnelles, qu’il s’agisse de syndrome d’adhérence par anomalie de clivage des gaines musculaires (entre le droit supérieur et le releveur de la paupière supérieure ou l’oblique supérieur, entre l’oblique inférieur et le droit inférieur ou le droit latéral), d’insertions anormales (tendon commun de l’oblique supérieur et des fibres nasales du droit supérieur [1]) ou de muscles surnuméraires ou d’agénésies.




Anatomie chirurgicale des muscles obliques


Les deux muscles obliques prennent leur appui osseux dans l’angle antéro-interne, respectivement supérieur et inférieur de l’orbite. Partant de là, leur trajet est oblique en arrière et en dehors pour arriver au contact du globe oculaire, pénétrer dans l’épaisseur de la capsule de Tenon et atteindre, chez les primates et l’homme, leur insertion sclérale au niveau de l’hémisphère postérieur du globe oculaire. Leur disposition chez l’humain, de même que les possibles variations et anomalies congénitales découlent de l’évolution phylogénétique au cours de laquelle ils ont conservé leur fonction antitorsionnelle [1].




Muscle oblique supérieur


Le muscle oblique supérieur s’insère à son origine à la périphérie nasale supérieure du canal optique. Son corps fusiforme suit l’angle supéromédial de l’orbite. Son tendon se réfléchit dans la trochlée amarrée dans l’angle supéro-interne et antérieur de l’orbite, siège primitif de l’insertion osseuse de ce muscle (figure 1.7) [1].



Le tendon mesure environ 30 mm au total qui se décomposent ainsi : 10 mm rétrotrochléens, 2 à 3 mm intratrochléens, 10 mm de la trochlée au bord nasal du droit supérieur et 8 mm sous ce dernier ; la longueur du tendon réfléchi est donc d’environ 19,5 mm. L’amplitude des mouvements intratrochléens du tendon peut atteindre ± 8 mm, soit 16 mm [1,14].


La partie réfléchie du tendon de l’oblique supérieur, qui seule intéresse l’opérateur, apparaît gracile ; le tendon est rond, d’un diamètre de 1,5 mm lorsqu’il franchit la trochlée [14] ; il s’aplatit progressivement en s’approchant du globe oculaire ; sa largeur est de 6 mm au moment où il s’engage sous le droit supérieur et la largeur de son insertion sclérale varie de 7 à 18 mm (figure 1.8) [1].



Le bord antérieur du tendon passe à 2 ou 2,5 mm et le bord postérieur à 8 ou 8,5 mm en arrière de l’extrémité nasale de l’insertion du droit supérieur, lorsque le globe est en position primaire. L’extrémité antérieure de l’insertion est située en moyenne à 4,5 mm en arrière de l’extrémité temporale de l’insertion du droit supérieur, c’est-à-dire au niveau de l’équateur du globe. L’extrémité postérieure de son insertion se trouve à environ 8 mm au-dessus du centre maculaire.


L’insertion sclérale est le plus souvent linéaire ou légèrement arquée (80 % des cas), suivant une ligne ou un arc oblique en arrière et en dedans, mais sa topographie est variable, proche du bord temporal ou sous la partie médiane du droit supérieur, rarement proche du bord nasal de ce dernier [15]. Le tendon élargit encore son insertion par l’intermédiaire des fibres qu’il envoie à la capsule de Tenon.



Muscle oblique inférieur


Le muscle oblique inférieur s’insère à son origine orbitaire au niveau de l’apophyse orbitaire du maxillaire supérieur, en arrière de la partie interne du rebord orbitaire inférieur et juste en dehors de l’orifice supérieur du canal lacrymonasal (figure 1.9A).



Dans sa moitié externe, il se présente sous la forme d’un ruban musculaire charnu, d’une largeur constante de 10 mm [7]. Son insertion sclérale sous la partie médiane du droit latéral, ou proche du bord inférieur de ce dernier, est moins variable que celle du tendon réfléchi de l’oblique supérieur ; elle est le plus souvent étalée sur 1 ou 2 mm [16]. Son extrémité antérieure est à 9,5 ou 10 mm en arrière de l’extrémité inférieure de l’insertion du droit latéral et son extrémité postérieure est à 1 mm en dessous et 1 à 2 mm en dehors du centre maculaire (figure 1.9B). L’oblique inférieur envoie constamment des expansions fibreuses au bord inférieur du droit latéral.


La partie distale de l’oblique inférieur est bifide sur une plus ou moins grande longueur (de 1,8 à 18 mm) ; cette bifidité ne résulte pas des manœuvres opératoires, mais est le résultat évolutif de la fusion de deux muscles (figure 1.9C). De ce fait, l’insertion sclérale est double, voire multiple jusqu’à cinq, dans près de la moitié des cas ; l’écart entre les insertions peut dépasser 5 mm [17].




Structure des muscles oculomoteurs


Les muscles oculomoteurs diffèrent des muscles squelettiques par leur texture, les fibres qui les composent, leur mode d’innervation et leur mode d’action [18,19].


Les fibres musculaires sont de six types, au lieu de deux pour les muscles squelettiques ; elles sont groupées en unités motrices de petites dimensions de fibres rapides ou lentes : une fibre nerveuse pourvoit cinq à dix fibres musculaires rapides ou une fibre musculaire lente, au lieu de 100 à 150 fibres des muscles squelettiques ; les fibres lentes sont l’apanage des muscles oculomoteurs. Les muscles sont divisés en deux couches bulbaire et orbitaire, séparées par une fine couche de tissu conjonctivovasculaire (figure 1.10) [1821].




Couches bulbaire et orbitaire – fibres musculaires rapides et lentes



Couche bulbaire


La couche bulbaire pour les muscles droits ou centrale pour les muscles obliques est composée de quatre types de fibres, trois types de fibres rapides et un type de fibres lentes.


Les fibres rapides ou phasiques (twitch [saccade] fibers), épaisses (coarse fibers) ou fines (fine fibers), au nombre de 10 à 15 000, parcourent toute la longueur du muscle et vont s’insérer à la sclère, directement ou, pour celles de l’oblique supérieur, par l’intermédiaire de son tendon [20,22]. Ces fibres, semblables à celles des muscles squelettiques [22], sont innervées par des motoneurones de fibres α, à conduction rapide, en un point, la plaque motrice (innervation simple, dite « en plaques ») ; les potentiels d’action se propagent le long des fibres musculaires qui réagissent par une contraction phasique rapide de tout ou rien et produisent un mouvement de saccade ; cette contraction est cependant plus rapide que celle des muscles squelettiques [23].


Les fibres lentes ou toniques (non-twitch ou tonic fibers) sont fines, spécifiques de la couche bulbaire ; leurs extrémités proximale et distale sont tendineuses. Elles sont innervées par des motoneurones de fibres γ à conduction lente, de façon multiple (innervation multiple, dite « en grappes ») ; les potentiels d’action sont complexes et ne se propagent pas le long des fibres musculaires ; celles-ci réagissent par une contraction tonique lente. Elles sont toujours en activité, même en position dite de repos. Elles sont résistantes à la fatigue.



Couche orbitaire


La couche orbitaire pour les premiers ou annulaire pour les seconds est composée de deux types de fibres fines, les unes rapides, les autres lentes ; elle est plus richement vascularisée que la couche bulbaire (figure 1.11).



Les fibres rapides ont une innervation simple (60 à 70 %) [23].


Les fibres lentes ont une innervation multiple ; leurs extrémités distales collagéneuses vont, en grande majorité, fusionner par strates successives avec le tissu collagène dense de la face profonde de la poulie ténonienne, c’est-à-dire du segment postérieur de la partie antérieure de la capsule de Tenon [20] ; les strates les plus profondes rallient l’extrémité musculotendineuse de la couche bulbaire. Ces fibres sont particulièrement riches en mitochondries et ont un métabolisme aérobie.


Les deux couches musculaires comportent les deux types de fibres, mais spécifiques à chacune d’elles : les fibres rapides, représentant 80 % du total [25], produisent les mouvements rapides des yeux ; les fibres lentes, représentant 20 % du total, assurent le maintien de la fixation ; elles ont un rôle stabilisateur autour de la position primaire.


Les fibres musculaires présentent dès l’enfance des signes d’involution ; ceux-ci débutent à la périphérie des fibres rapides et de façon disséminée dans les fibres lentes. Cette involution, lentement progressive, est responsable, en partie tout au moins, de l’évolution de la motilité oculaire au cours de l’existence [26].



Récepteurs proprioceptifs


Les muscles oculomoteurs possèdent, comme tous les muscles striés, des récepteurs proprioceptifs sous la forme de fuseaux neuromusculaires et de palissades (ou cylindres myotendineux innervés) :



La fonction de ces propriocepteurs, sensibles à l’élongation ou/et à la tension musculaire, est à la fois sensorielle et motrice. À ce jour cependant, leur voie afférente vers le système nerveux central n’est pas entièrement élucidée ; il n’existe, en particulier, pas de réponse réflexe à l’élongation d’un muscle oculomoteur, c’est-à-dire d’arc réflexe. Leur rôle est certainement essentiel, comme le montre leur densité particulière : ils contribuent, à côté de la rétine, propriocepteur sensoriel principal, à la localisation égocentrique et à la stabilité de la vision binoculaire ; il est probable qu’ils fassent intervenir le complexe thalamique ventrobasal, les corps genouillés latéraux et le cervelet [23].


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May 4, 2017 | Posted by in CHIRURGIE | Comments Off on 1: Anatomie chirurgicale de l’appareil oculomoteur

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