Vignettes cliniques
Jane A
Jane A. est une femme d’une cinquantaine d’années qui nous est adressée pour dépression et alcoolisme, avec une symptomatologie phobique consécutive à un accident ferroviaire grave sans séquelles physiques. Parallèlement à l’atelier , elle est suivie en thérapie cognitivo-comportementale pour sa phobie des transports. Son mode d’expression favori fut durant les sept premiers mois de l’atelier les quatrains agrémentés de quelques contraintes qu’elle s’imposait elle-même. Avec l’introduction de formes différentes, elle a pu, lors de la forme imposée « nouvelle », évoquer un lien entre la collision de l’accident et la collusion avec sa mère, sujet épineux, avec des conflits sous-jacents non élaborés. Elle s’est sentie très vite à l’aise dans le groupe et commença à y trouver un plaisir certain, alors qu’elle se décrivait dans l’impossibilité de ressentir et d’exprimer désirs et émotions.
Ses écrits sont structurés, clairs et lisses, avec très peu d’images sensorielles, alors que la thématique du vide et du sens de la mort est très présente. À la consigne « le cri-écrit ; forme : récit épique », elle écrit : « Y a-t-il un cri après la mort ? de quelle couleur ? qui l’a peint ? qui l’a écrit ? »
À la consigne « place ; forme : libre », nous retrouvons de manière récurrente la quête d’un soi perdu ou jamais trouvé : « Ce même vide que je ressens tout le temps… Dans les rues, les gens ont l’air déterminé, entourée d’eux je les regarde et je m’aperçois que j’erre sans but. Moi, je ne sais pas qui je suis, d’où je viens, où je vais. Je n’existe pas. »
À la consigne « identité ; forme : lettre adressée à quelqu’un », on trouve le texte suivant : « Ma mère, lors d’une messe d’enterrement familial, me dit, j’ai cru que tu étais moi, tellement tu me ressemblais, ce souvenir rejaillit aujourd’hui alors que j’avais longtemps, longtemps chassé cette image. Elle voulait que je sois une autre elle-même. Et ceci depuis que je suis née. Ma mère s’est engouffrée en moi, dans moi, elle s’est accaparée de moi. Je ne suis rien d’autre qu’elle. Cette vision me fait horreur. » La collision spatio-temporelle lors de l’accident ferroviaire a semblé être évocatrice d’une collusion fusionnelle intolérable. Le temps en atelier permet, à travers l’élaboration écrite, de prendre de la distance, de séparer l’inséparable et rendre l’indicible vivant. C’est ainsi qu’au fil des séances, les écrits sont passés du « je » au « elle » et, bien plus tard, du « je » au « il » ou « elle » avec des mouvements pulsionnels et une sensorialité foisonnante. À la consigne « bruit ; forme : notes dans un carnet », elle écrit : « À la fête, il y avait lui, les cheveux mi-longs et blonds, il était habillé d’un jean un peu usé, un tee-shirt blanc et une veste en cuir, oh ! l’odeur de sa veste… Nous avons ensuite dansé… »
Lewis C
Lewis C. est un homme de quarante ans qui, après un deuil traumatique (il a vu sa mère tomber du quinzième étage et s’écraser à ses pieds), présente des symptômes obsessionnels invalidants. Il est en arrêt de travail depuis six mois et souffre de dépression. Il n’avait aucun trouble avant cet événement. Très proche de sa mère, il vivait sur le même palier qu’elle et ne s’était jamais marié. Sa difficulté à verbaliser est patente ; elle est au début de l’atelier observable tant à l’écrit, où il reste longtemps figé avant d’écrire quelques phrases, que lors du temps de discussion où il nous dira ensuite se sentir loin de ces personnes qui n’ont pas perdu leur mère. Ses phrases sont au début comme des paquets ficelés d’incompréhension et de non-mentalisation possible.
Nous notons dans ses écrits : « J’essaie […] ma tête pour y croire, mais je n’y arrive pas » ou alors une succession de « cela n’est pas possible, pas elle, pas moi ». Nous passons ensuite d’une forme, que l’on pourrait qualifier de heurtée, où l’effroi et la sidération dominent, sans tonalité affective, sans vie ni dans la forme ni dans le fond, à des phrases sombres, abruptes, où une infime distance commence, où le mouvement formel et thématique semble enfin percer :
L’avenir va de plus en plus apparaître dans sa thématique, certes sous l’angle de l’inquiétude, mais avec des préoccupations matérielles réelles. Parallèlement à cette modification thématique, nous notons une modification formelle qui très probablement favorise ce mouvement. Lewis C. parvient de plus en plus à s’adapter à la forme demandée, quatrain, dialogue à trois, acrostiche ou haïku, comme ci-dessous :
La prise en charge lui fut nécessaire afin de pouvoir l’aider à exprimer l’effroi, l’indicible, ses tentatives pour comprendre, lier puis élaborer par ses écrits, puisque sa difficulté relationnelle faisait que toute verbalisation lui était difficile.
Après un an, nous avons considéré en accord avec lui qu’il pouvait interrompre cette thérapie pour traiter principalement ses symptômes obsessionnels qui l’empêchaient d’avoir une vie affective. Lewis fut déçu et triste de devoir « encore se séparer », mais, nous dit-il : « Au moins c’est en douceur, parce qu’on accepte la mort, la maladie, mais jamais la violence de cette mort. »
Emily D
Emily D. est une jeune femme de quarante ans qui vient en atelier depuis 1999. Elle nous a été adressée lors d’une de ses nombreuses hospitalisations pour troubles bipolaires . Souffrant de troubles de l’humeur importants avec une angoisse par moments invalidante, Emily D., bien qu’hospitalisée encore maintenant deux fois par an, n’a jamais cessé d’écrire, même dans ses accès de mélancolie. En revanche, en début de phase maniaque, la graphorrhée (environ soixante pages en vingt minutes) était un signe annonciateur de la crise.
Depuis 1999, son attitude est toujours la même ; souriante, mais détachée, elle reste en retrait pendant l’atelier et participe rarement à la discussion en groupe . Ses écrits, nous l’avons souligné, sont prolifiques, avec un vocabulaire essentiellement sensoriel. Les thèmes les plus fréquemment utilisés sont ceux du voyage, avec une ambiance qui interpelle les sens (buée tropicale/vague torpeur/chaleur moite). Avec les années nous passerons du registre sensoriel au sensuel, de textes décousus à des textes construits, d’une grande beauté poétique.
Néanmoins, nous sommes dans une impasse : elle va du mouvement au mouvement alors qu’il lui faudrait pouvoir aller du mouvement au changement.
À la consigne « forme : libre, titre : vogue vague », elle écrit :
Autre thématique récurrente, celle de l’amour. Thématique belle, mais dangereuse pour Emily D. Ce que l’atelier a pu lui apporter fut la confiance intrinsèque de sa capacité créatrice et une possibilité de poser de nouvelles contraintes littéraires lorsqu’elle se sentait « éparpillée ». À travers les feuilles d’auto-évaluation et de la post-lecture, on note un progrès : Emily D. modifie le jugement qu’elle porte sur ses textes ; elle arrive à dire que c’est bien, que ça lui plaît. Le texte semble lui appartenir, alors qu’auparavant elle donnait l’impression d’être surprise de ce qui « sortait d’elle » et ne savait pas trop « quoi en penser ». On assiste à une réunification entre la création et l’auteur de la création, réunification qui pourrait être le chemin vers une plus grande estime de soi amenant à un meilleur contrôle des émotions qui sont dévastatrices chez elle. C’est d’ailleurs ce qui est le cas depuis 2007. Emily D. arrive à reconnaître lorsque ça ne va plus et ainsi à demander une hospitalisation avant que cela ne se fasse en urgence. Ce changement fut assez net lorsqu’au cours d’une séance dont la consigne était « peindre l’absent ; forme : nouvelle », elle écrivit à l’enfant qu’elle n’aura jamais. Ce texte est structuré, clair, sans envolée lyrique. La distance et le recul sont renforcés par la prédominance de verbes au passé composé ou à l’imparfait ; un fait intéressant est que l’impératif est utilisé pour maintenir son émotion.
En revanche, nous ne sommes pas encore arrivée avec Emily D. à ce que cet acquis de la maîtrise des émotions dans la création littéraire puisse s’appliquer à la vie réelle dans les moments de troubles de l’humeur. Néanmoins, si les épisodes dépressifs sont moindres, il persiste encore des phases maniaques. Par exemple, même si encore maintenant elle soupire d’exaspération lorsque la contrainte est celle du haïku , elle en écrit elle-même dans certains de ses textes à forme libre ; alors qu’auparavant elle a longtemps dénigré cette forme sans essayer de s’y adapter, maintenant elle l’adopte et l’adapte.
Nous passons, lors de la lecture des textes d’Emily D., du monde de Baudelaire à celui plus onirique de Chagall. Sa ponctuation et sa syntaxe rendent ses écrits souvent flous, riches de possibilité certes, mais pour lesquels on s’interroge sur sa faculté ou non à établir des liens (conflits permanents dans sa vie réelle, familiale et professionnelle). Nous retrouverons d’ailleurs au fil du temps le thème de la création artistique de plus en plus présent (la muse) (poètes/livres/pages), la musique (mélodie créatrice/blues/jazz [moderne]), la peinture (aiguiser ses pinceaux/embrasser la couleur) ou la danse (esquisse de pas de danse). Une thématique positive avec le temps apparaît mais non suffisamment ancrée, une certaine sagesse, voire un recul à la consigne « forme : libre mais avec un support olfactif (humer une infusion de fleurs d’oranger) ». Ainsi, elle écrit :
Emily D. fait partie de ceux pour qui la fin de sa prise en charge n’est pas encore à envisager, malgré les longues années passées à l’atelier. On voit bien l’importance des mots dans sa vie.
On commence néanmoins à noter du changement : « J’avais envie soudainement d’être girafe ou lézard. » On note aussi des passages plus fréquents du « je » au « tu », ce qui indique une certaine distance, un certain recul. Néanmoins, le lexique connotant la perte de contrôle est toujours présent (basculer, chavirer, déséquilibre ; à la consigne : « écrire des définitions fictives pour des mots donnés qui sont rares », Emily D. définit ainsi « vicésimal : quelqu’un de mal vissé, mal emboîté, mal accordé »), ce qui nous fait dire qu’il y a, certes, une transformation , mais à quel prix ! On observe un changement de style et de ton, la forme pouvant témoigner d’un assouplissement psychique .