Vieillir en situation migratoire
Jeanne-Flore Rouchon
Selon le dernier recensement de population en France (INSEE 1990), l’ensemble de la population étrangère représenterait 6,4 %, donnée qui reste relativement stable sur un siècle d’immigration. Cela dit, il y a plus d’immigrés que d’étrangers car un certain nombre d’immigrés ont opté pour la nationalité française (5 % des Français le sont par acquisition). Un peu plus de la moitié (3,4 %) de la population étrangère est âgée de 65 ans et plus, comprenant 4,2 % d’hommes et 2,8 % de femmes. À l’opposé de la féminisation du vieillissement au sein des populations autochtones, les hommes sont encore numériquement plus nombreux en ce qui concerne les migrations du Sud, et sont en proportion égale avec les femmes pour les migrations du Nord. L’autre constat à relever est qu’il y a de moins en moins de retours définitifs vers les pays d’origine, la majorité des migrants s’enracinant durablement en France (Samaoli et al., 2000). Le vieillissement des migrants en France est un phénomène assez récent, qui jusqu’à présent a été étudié de manière le plus souvent descriptive. Les études sur la santé mentale des migrants âgés, encore peu nombreuses, fournissent des résultats contradictoires. Les études américaines ont montré l’existence de deux fois plus de symptômes psychopathologiques chez les migrants d’origine rurale que chez ceux d’origine urbaine (Nubukpo et al., 2009), une fréquence élevée de troubles lors des séparations familiales et en cas d’abaissement social forcé. A contrario, les auteurs ont insisté sur le rôle protecteur pour la santé mentale d’une solide insertion familiale et communautaire (Kovess, 1996).
Appréhender la question du vieillir en situation migratoire ne peut se faire sans faire un détour sur ce que signifie vieillir d’un point de vue psychologique et d’un point de vue socioculturel.
Vieillir, d’un point de vue psychologique
D’un point de vue biologique, le vieillissement s’appréhende à partir du processus continu de la sénescence, qui s’inscrit dans le temps. Celle-ci est différente d’une personne à l’autre, les organes s’usant plus ou moins vite en fonction de facteurs comme l’hérédité, les circonstances et contextes de vie. En revanche, d’un point de vue psychique, l’entrée dans la vieillesse ne semble pas être le résultat d’un cheminement progressif. Beaucoup d’auteurs avancent en effet que c’est le plus souvent un événement particulier, notamment sous la forme d’une perte qui provoquerait une rupture, qui marque l’entrée dans la vieillesse (De la Noé, 2009). Cela dit, il est nécessaire de nuancer cette assertion car si elle semble vraie pour beaucoup de sujets, elle ne l’est pas pour d’autres. En effet, une analyse qualitative de propos tenus par des octogénaires et nonagénaires (Caradec, 2006) montre que, dans cette population, il existe deux manières différentes d’établir le lien entre le présent et le passé et de se projeter dans l’avenir. Dans cette étude, certains sujets considéraient « qu’ils devenaient vieux » et n’établissaient pas de coupure radicale entre ceux qu’ils sont et ceux qu’ils ont été, tandis que d’autres considéraient que « désormais ils étaient vieux » et avaient le sentiment d’une rupture dans leur existence, sans que ce phénomène soit dans un rapport mécanique avec la situation « objective » du sujet.
Sans faire un catalogue exhaustif, il est indéniable que nombreuses sont, au cours du vieillissement, les circonstances qui peuvent rompre l’équilibre narcissico-objectal du sujet. Ces circonstances peuvent être internes au sujet (diminution ou perte de telle ou telle fonction physiologique) ou externes à lui (défaillances de l’environnement qui ne reconnaît plus forcément une place au sujet vieillissant, diminution des opportunités d’engagement, solitude). À cela s’ajoute la confrontation à de nombreuses pertes d’objet (perte du travail, mort de proches, de contemporains, modification de la sexualité, etc.) et aux séparations (départs successifs des enfants, etc.). Chacune de ces perturbations (somatiques, sociales, familiales) est à même de provoquer une crise intérieure, avec irruption d’énergie libre en excès dans l’appareil psychique. Aussi, les auteurs actuels admettent la possibilité d’une « intense recharge libidinale » à des âges avancés de la vie (Darcourt 2000 ; Villa 2010), conception qui va à l’encontre des conceptions freudiennes premières qui avançaient que l’homme vieillissant a tendance à retirer la libido des objets de son amour.
Ces différentes perturbations contraignent le sujet vieillissant à réaménager son existence. Dans les cas favorables, le sujet trouve les ressources pour lier l’énergie libre en excès, mène à bien les travaux de deuils successifs que nécessite le vieillissement pour se séparer des objets perdus et rentre dans un processus actif de déprise. La déprise est à considérer comme « un principe d’économie des forces » qui conduit le sujet à « se ménager » en mettant en œuvre des stratégies de reconversion vers d’autres activités afin de continuer à faire ce qui a le plus de signification à ses yeux (Caradec, 2006). En revanche, dans les cas défavorables, les capacités du sujet pour lier l’énergie libre sont débordées, les processus de deuils achoppent et le sujet a tendance à se maintenir dans des positions autoérotiques. Il peut alors se couper du monde en se retirant dans le monde fantasmatique (délire, ressassement des souvenirs, évocation nostalgique des temps anciens) (Villa, 2010). Le repli qui aurait dû être une solution provisoire tend à devenir un état durable, voire définitif, avec fixation aux modes antérieurs de satisfaction. Dans ces cas pathologiques, le réaménagement existentiel s’opère non plus sous le signe de la déprise mais sous celui du désengagement, avec abandon de certaines activités et de certaines relations, sans possibilité de les remplacer par d’autres qui exigent moins d’effort. La capacité du sujet à réaménager son existence est pour grande part dépendante de la solidité de son narcissisme. Le narcissisme qui sous-tend l’estime de soi est renforcé par des sources externes (soutiens affectifs, estime manifestée au sujet). Le sujet qui a une certaine fragilité narcissique et qui a trouvé dans les gratifications de la vie professionnelle les sources externes lui permettant un bon équilibre risque de très mal supporter leur absence dans la situation de retraité et peut alors présenter des perturbations de l’estime de soi : sentiments de vide, de dévalorisation, voire de honte. En revanche, les sujets qui ont des assises narcissiques solides ont moins besoin d’apports externes de l’estime de soi et s’accommodent de l’image qu’ils ont d’eux-mêmes (Darcourt, 2000).
Le réaménagement existentiel que nécessite le vieillissement ne concerne bien sûr pas que l’individu lui seul mais aussi sa famille, ses proches. La place de chacun est réinterrogée, la dynamique familiale se transforme faisant resurgir l’histoire familiale avec ses éventuels conflits, ses non-dits. Parfois, il y a une inversion des statuts entre enfants et parents quand ceux-ci deviennent défaillants, les enfants devenant parents de leurs parents. Cette inversion des rôles peut être culpabilisante ou déstabilisante pour le sujet vieillissant.
Enfin, afin de différencier ce qui relève du vieillissement normal de ce qui relève du vieillissement pathologique, nous retiendrons que toute modification majeure de la personnalité du sujet vieillissant ou de ses capacités cognitives, allant dans le sens d’une détérioration de sa capacité à comprendre une nouvelle expérience ou à apprendre d’elle, à imaginer ou à créer sont des symptômes qui relèvent de la pathologie. Ils signifient que les possibilités du sujet ont été débordées. Certains facteurs sont reconnus comme prédisposants au vieillissement pathologique tels que la prise de tranquillisants avant 50 ans chez les hommes, un faible niveau d’études. Le rôle des traumatismes psychiques est, lui, encore mal connu mais certains auteurs avancent que la perte parentale précoce est un facteur prédisposant (ibid.).
Vieillir, d’un point de vue social et culturel
Sur le plan sociologique, il est difficile d’évoquer la vieillesse en tant que telle car elle est un moment de la vie qui n’a de sens qu’en relation avec, outre tout ce qui la précède (enfance, âge adulte et vie active), les valeurs et les règles de chaque groupe social. Chaque société à sa propre définition du troisième âge et véhicule ses propres représentations de la vieillesse. De ce fait, les personnes âgées acquièrent une fonction, un rôle, un statut différent selon chaque culture.
Dans les sociétés traditionnelles, la définition instituée des âges fait partie de l’armature des liens sociaux. La structure familiale se caractérise par une solidarité et une complémentarité intergénérationnelles, et la personne âgée constitue une partie intégrante de la famille. Le dévouement de la famille à l’égard du parent âgé est considéré comme un fait naturel, lié à la responsabilité filiale et au réseau des obligations réciproques. Cependant, si ces conceptions sont vraies pour les milieux ruraux, elles le sont moins dans les milieux urbains ; en ville, on assiste à des réaménagements de la structure familiale qui finalement tend à se rapprocher du modèle occidental. Les sociétés occidentales ne sont, elles, pas des organisations à classe d’âge. Pendant la phase adulte de la vie, la principale priorité familiale est, en règle générale, le conjoint. Les normes insistent sur sa primauté par rapport aux parents, le détachement des enfants mariés vis-à-vis de leurs parents étant considéré comme une marque de maturité et d’indépendance.
S’il existe de grandes différences dans la prise en charge des personnes âgées par leurs descendants entre sociétés occidentales et sociétés traditionnelles, il en est de même en ce qui concerne les représentations de la vieillesse dans ces sociétés. Les travaux anthropologiques soulignent même une apparente opposition entre ces représentations. Dans les sociétés traditionnelles, la vieillesse est pensée en termes de progrès et d’acquisition. Elle apparaît comme un moment privilégié du parcours de vie durant lequel l’individu peut mettre à profit son expérience et accède à un niveau de sagesse et de connaissance. Elle confère au sujet un statut particulier, doté d’un pouvoir, reconnu par les autres. Au Maghreb et dans certains pays d’Afrique noire , le pouvoir des hommes âgés semble recevoir une légitimation supplémentaire à travers la référence au droit musulman (Mezzouj et al., 2009). Il permet aux « Hajj »1, d’occuper une place qui relève du sacré. Aussi, dans certaines cultures, les plus âgés sont « ancestralisés » de leur vivant. Au contraire, dans les sociétés occidentales, la hiérarchie des valeurs semble y être inversée : le privilège de la séniorité a laissé la place à la juvénilité, le prestige attaché à l’âge a disparu, la novation est préférée à la tradition et les relations d’autorité sont rejetées. Ainsi, le « vieux » y est volontiers considéré comme improductif et inutile. Les représentations de la vieillesse sont largement péjoratives, et le sujet âgé, dans l’incapacité de s’y reconnaître, peut se voir privé des représentations identificatoires qui le portaient. Une autre analyse quantitative des propos tenus par des octo- et nonagénaires réalisées en France (Balard, 2011) montre d’ailleurs que ces sujets, considérés comme vieux du fait de leur âge chronologique, cherchent à s’en défendre parce qu’ils jugent cette désignation comme dévalorisante. En effet, ils utilisent un procédé linguistique que l’on retrouve chez les groupes stigmatisés qui consiste à se situer dans un rapport d’étrangeté avec ceux-là même que l’on désigne et auxquels on appartient. Ces sujets s’efforçaient, alors, de trouver des repères pour continuer à vivre en s’appuyant sur les représentations traditionnelles de l’ancien, de l’ancêtre, en repoussant les stigmates du vieux. Ceci étant dit, les travaux anthropologiques actuels soulignent l’importance de pondérer l’apparente dichotomie entre les représentations de la vieillesse des sociétés traditionnelles et celles des sociétés occidentales. En effet, il semble que le statut et le devenir du « vieux » soit en corrélation étroite avec les conditions socio-économiques du milieu. Dans certaines sociétés traditionnelles fragilisées par les mutations socio-économiques, les plus âgés peuvent être abandonnés ou aidés à mourir (ibid.) et il peut arriver que les représentations du sujet âgé confus ou dément soient celles d’un sorcier qui « mange » l’âme des plus jeunes (Nubukpo et al., 2009). Aussi, dans les sociétés traditionnelles, la considération qui va aux plus âgés ne concernerait que les plus valides d’entre eux.
Enfin, des travaux sociologiques récents ayant adopté une perspective transculturelle soulignent, qu’en dépit des différences culturelles, il est possible de dégager trois invariants à la conception humaine du vieillissement. Ainsi, l’altération de la santé, de la sécurité et du fonctionnement semblent être des marqueurs de l’avancée en âge. Un autre élément fondamental est que la vieillesse semble corrélée à l’arrêt de la productivité individuelle, étant entendu que l’on évoque ici plutôt l’arrêt de l’activité salariée dans les sociétés occidentales (la retraite) et l’arrêt d’activités « utiles » au groupe dans les sociétés traditionnelles (Balard, 2011). Enfin, l’autre invariant souligné par les anthropologues est l’ambivalence à l’égard de la vieillesse (Gucher et al., 2011) ; que la vieillesse soit pensée comme « flamboyante » ou qu’elle soit pensée comme « dépendante », elle nous renvoie immanquablement à la question de l’altérité (ibid., p. 217).

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