Troubles du Langage Oral

2. Troubles du Langage Oral

Le Diagnostic D’une Dysphasie





L’apprentissage n’est pas une alternative à l’innéité: sans un mécanisme inné pour procéder à l’apprentissage, celui-ci ne pourrait tout simplement pas avoir lieu.

(Steven Pinker, L’instinct du langage, 1999)


PRINCIPES GÉNÉRAUX DE L’ÉVALUATION


Le langage est le fruit d’une longue construction progressive, qui débute bien avant la naissance et se poursuit toute la vie.

Lorsque des inquiétudes surgissent chez un enfant, les questionnements doivent s’ordonner selon une chronologie et une logique rigoureuses:




– s’assurer que les anomalies constatées sont bien du domaine de la pathologie (et non des variations individuelles, importantes mais banales et normales),




→ authentifier le trouble en faisant passer des tests étalonnés de « niveau de langage » ;


– faire la preuve que ces anomalies développementales concernent électivement les fonctions linguistiques (et non l’ensemble des fonctions psycho-intellectuelles),




→ affirmer la spécificité du trouble par des tests psychométriques ;


– puis établir un diagnostic différentiel entre les différentes causes possibles d’anomalies du développement du langage chez l’enfant,




→ distinguer les différentes pathologies du langage chez l’enfant (pédopsychiatriques, ORL, neurologiques) ;


– enfin, au sein du groupe des dysphasies, établir un diagnostic précis afin de proposer une stratégie de rééducation bien ciblée et efficace (et, éventuellement, une orientation adaptée),




→ affirmer et typer la dysphasie en effectuant bilan neuro-linguistique.


AUTHENTIFIER LE TROUBLE DU LANGAGE



B9782294702693500027/u02-50-9782294702693.jpg is missing SIGNES D’ALERTE








































Tableau 2-I. – Grandes étapes de la construction du langage : quelques repères.

Âge Compréhension Expression
6-9 mois Son prénom, « NON ! » « A-reu »
7-12 mois Ordre simple avec geste (« viens », « donne », etc.) Babillage canonique (Boysson-Bardies, 1996) (syllabes redoublées).
10-16 mois Ordre simple sans geste Papa, maman
16 -20 mois Montre certaines parties du corps (1 à 5) 6-8 mots, début jargon intonatif
18-24 mois Ordre double (2 consignes successives ou combinées) Associe 2 mots ; dit environ 20 mots ; jargon intonatif ++
24-30 mois Désigne 4 à 8 images (objets de la vie quotidienne) Dit 50 mots environ (déformés ou non, mais compréhensibles)
3 ans Négation grammaticale, différencie singulier/pluriel « Phrases » associant au moins 3 mots


Cependant, l’extrême fluctuation des performances « normales » – d’un enfant à l’autre, et/ou de leur rythme d’acquisition chez un même enfant – oblige à une grande prudence pour juger de la signification d’éventuels « décalages » par rapport à ces standards.

C’est pourquoi on ne peut suspecter un retard ou une anomalie que par rapport à une norme, qui précise non seulement ce que sont les acquis de la majorité des enfants d’un âge donné, mais aussi quels sont les écarts normaux à cette « moyenne » (écarts-types), ce qui, à partir de l’âge de 3 ans, implique obligatoirement le recours à des tests de langage étalonnés





B9782294702693500027/u02-51-9782294702693.jpg is missingAttention: certains signes doivent particulièrement alerter quels que soient les résultats des tests langagiers (à plus forte raison si ces derniers sont impraticables ou incotables):




– à 2 ans et demi si l’enfant dit moins de 6 mots, n’associe pas 2 mots ;


– à 3 ans si l’enfant ne comprend pas les ordres simples (« viens », «prends», « donne », etc.), si on lui parle sans faire de gestes ;


– à 3 ans et demi si l’enfant dit moins de 20 mots, ne fait pas de phrases de 3 mots.

B9782294702693500027/u02-52-9782294702693.jpg is missing L’audition doit être vérifiée systématiquement. Il est impensable de commencer un bilan langagier sans s’être assuré de la qualité de l’audition: des déficits notables, d’emblée ou s’aggravant progressivement, peuvent être longtemps ignorés.


INDICES DÉVELOPPEMENTAUX : LES TESTS DE LANGAGE


L’objectif, à ce stade de l’évaluation, est de comparer le niveau global du langage de l’enfant à ceux d’enfants-témoins du même âge, pour s’assurer d’une éventuelle pathologie.




N.-B. Avant 2 ans 9 mois, on ne dispose pas de tests étalonnés, et, aux alentours de 3 ans certains enfants, souvent pour des raisons comportementales, se prêtent mal à un examen standardisé.



Les tests de langage, en effet, sont prévus pour évaluer des capacités spécifiquement linguistiques, décontextualisées: il s’agit d’apprécier précisément, électivement, les compétences linguistiques de l’enfant: ces compétences sont donc artificiellement induites et volontairement isolées. Du point de vue de l’enfant, la performance demandée est donc arbitraire, coupée de toute situation communicative.

B9782294702693500027/u02-54-9782294702693.jpg is missing Si, pour le praticien, il est indispensable de disposer d’outils qui lui permettent, justement, d’évaluer de quelles capacités spécifiquement linguistiques dispose – ou ne dispose pas – l’enfant, il faut bien comprendre que ces tests ne reflètent en rien les capacités de communication de l’enfant, d’où le fréquent quiproquo entre les professionnels (« cet enfant ne comprend rien », pensent-ils après l’échec par l’enfant d’un test de compréhension linguistique) et les parents (« notre enfant comprend tout », ce qui est vrai en situation, lorsque l’enfant peut utiliser de nombreux indices extra-linguistiques – moment de la journée, intonation, matériel à sa disposition, activité concomitante des frères et sœurs…).

Le langage, en effet, n’est qu’un des moyens de communication (→ 72, 73). La pragmatique (l’art de pratiquer la communication verbale en fonction de son interlocuteur, du moment, de la nature de l’échange, etc.) intègre de nombreux éléments non linguistiques: intonations (« espèce de petite crapule » peut être une injure ou une expression affectueuse !), mimiques, regards, contexte matériel (on ne parle pas de la même façon dans la rue, dans un musée ou dans une cour de récréation) ou affectif, ou social (on ne choisit pas les mêmes formulations pour parler à un camarade ou au directeur, etc.).

Parmi les tests de langage (cf.tableau 2-II) qui peuvent permettre d’objectiver un décalage entre le développement langagier de l’enfant et « la norme », on peut citer1, parmi les plus usités, la N-EEL, la BEPL-A et B, le L2MA et l’ELO.



































































Tableau 2-II – Analyse neuropsychologique des principales épreuves de langage.
La motivation habituelle de l’épreuve est signalée en gras.
Épreuve Modalités d’entrée Principales composantes cognitives sollicitées Modalités de sortie Observations
Écoute de paires de mots ou non-mots (jugement « pareil / pas pareil »)


– Attention auditivo-verbale (→ 270, 278)


Discrimination phonologique (→ 87)



– Facteur G (compréhension pareil/ pas pareil ˜ 4 ans)


– Mémoire de travail +++ (→ 238, 247, 316)
oui/non ≥ 4 ans
Répétition


– Attention auditivo-verbale


Discrimination phonologique
Mémoire de travail
Mots et phrases:
→ Accès réseaux sémantiques (→ 190, 225),
→ accès lexical et syntaxique (phrases).
Logatomes, chiffres :
→ Mémoire de travail +++
Parole:


production phonologique (→ 89)


– capacités practo-motrices de la sphère bucco-phonatoire
Importance de contrôler la longueur des mots et non-mots, la complexité arthrique, la familiarité des mots
Désignation d’images Matériel:


– Regard (exploration des différents items)


– Vision, gnosies visuelles



– Accès réseaux sémantiques, accès lexical


– Fonctions exécutives (choix multiple…)
Pointage Exploration vocabulaire connu (« passif »)
Consigne:


– mots : discrimination phonologique


– phrases : attention auditivoverbale



Mémoire de travail


Compréhension syntaxique
Dénomination d’images Matériel:


– Regard (exploration des différents items)


– Vision, gnosies visuelles.



– Accès réseaux sémantiques, accès lexical
Parole:


– production phonologique


– capacités practo-motrices de la sphère bucco-phonatoire
Si échec, importance de noter si :


– mot connu (désignation)


– aide par ébauche orale ou fin de phrases (→ 90)


– diffluences, persévérations (→ 288, 292)


– approximations sémantiques (→ 90)


– approximations phonologiques (→ 89)
Fluence Sémantique


– Accès réseaux sémantiques, accès lexical dans un champ sémantique


– Fonctions exécutives (lutte contre les diffluences, les persévérations, troubles du choix…)
Parole:


– production phonologique


– capacités practo-motrices de la sphère bucco-phonatoire
Explore : fluidité verbale, manque du mot
Phonologique Évocation phonologique
Fins de phrases Épreuve purement orale (N-EEL)


– Attention auditivo-verbale


– Discrimination phonologique


– Compréhension (accès morpho-syntaxique, accès sémantique) au début de la phrase



– Mémoire de travail


– Planification et adéquation (à la consigne, au début de la phrase), lutte contre les persévérations, les diffluences : fonctions exécutives


Accès lexical


– Facteur G


– Compétences en morpho-syntaxe (→ 80, 88)
Parole:


– production phonologique


– capacités practo-motrices de la sphère bucco-phonatoire
Attention : l’épreuve est très différente selon le type de phrase à finir, sollicitant plus ou moins les capacités en facteur G, les fonctions atttentionnelles et exécutives, la mémoire de travail, les compétences syntaxiques…
Avec support imagé Moins exigeant en mémoire ?
Récit à partir de matériel (le bain des poupées)


Planification du récit (→288, 292) (lutte contre les diffluences, organisation conceptuelle et chronologique)


– Évocation lexicale


– Syntaxe phrastique (morpho-syntaxe)


– Syntaxe textuelle, connecteurs (et puis, alors, après, …)
Parole:


– production phonologique


– capacités practo-motrices de la sphère bucco-phonatoire
Épreuve moins ciblée, sur le plan langagier (toutes les composantes, relationnelles, intellectuelles et linguistiques sont plus ou moins engagées) mais plus « écologique », reflétant mieux le langage « en situation » et les compétences pragmatiques.
à partir d’images sérielles (la chute dans la boue):


– Regard (exploration des différents items)


– Vision, gnosies visuelles.

Il s’agit de tests multi-factoriels, composites, qui permettent :


Un bilan complémentaire est ensuite toujours indispensable (→ 82, 83) pour préciser de quel type de trouble langagier souffre l’enfant, c’est-à-dire quels sont les mécanismes déficitaires ou déviants sous-jacents qui rendent compte des symptômes observés.





– La BEPL-B2 (même fourchette d’âge) propose un support conversationnel à partir d’un matériel ludique, familier à l’enfant (« le bain des poupées ») ; on distingue quatre séquences de jeu, au cours desquelles l’examinateur peut conduire des évaluations qualitatives et quantitatives sur le lexique, la morpho-syntaxe, la longueur des énoncés, la pragmatique, etc.



B9782294702693500027/u02-56-9782294702693.jpg is missing L’ELO3, conçu par A. Khomsi, peut être proposé dès la petite section de maternelle (et jusqu’au CM2). Il est prévu pour explorer séparément différentes composantes de la langue (lexique, syntaxe), dans leurs deux versants, compréhension et expression. En ce sens, on peut dire qu’il s’agit là d’une batterie réellement neuropsychologique qui vise clairement à établir un diagnostic de dysphasie, et ce bien que l’examen de la phonologie soit assez réduit.



B9782294702693500027/u02-57-9782294702693.jpg is missing La N-EEL4 (nouvelles épreuves pour l’examen du langage, ECPA éd.) concerne aussi les enfants dès l’âge de 3 ;7 ans (et jusqu’à 8 ;7 ans). Cette batterie comporte, comme la BEPL, une épreuve d’expression « dirigée », ici induite par la suite de cinq images: c’est une épreuve de récit, « la chute dans la boue ». On note aussi une épreuve originale de compréhension de questions. Cette batterie propose une grande variété d’épreuves de langage (connaissances lexicales, dénomination d’images, articulation, compréhension et expression morpho-syntaxique, conscience phonologique…) et des épreuves de mémoire.



B9782294702693500027/u02-58-9782294702693.jpg is missing Le L2MA5, destiné aux plus grands, se veut une batterie « complète », qui explore le langage oral et écrit, mais aussi les fonctions directement liées (mémoire et attention. En ce qui concerne le langage oral, notons la présence d’une épreuve de fluence (phonologique et sémantique) et d’une épreuve d’antonymes.






Cette illusion, d’un test unique qui permettrait de « faire le tour du problème », est assez dangereuse :


– d’une part, cela risque de contribuer à isoler l’examen orthophonique du reste du bilan neuropsychologique. Or seul l’ensemble du bilan neuropsychologique permet de comparer les performances de l’enfant dans différents domaines (facteur G, compétences visuo-practo-spatiales, fonctions exécutives…) ;


– d’autre part, lorsque d’autres tests ou épreuves complémentaires sont proposées (ce qui est hautement souhaitable !), les enfants seront de fait soumis à la répétition d’épreuves du même type (par exemple, épreuves de barrages, de copies de dessins, etc.) ce qui fausse les scores obtenus et gêne donc considérablement l’appréciation des performances de l’enfant.

En ce qui concerne les conditions de la passation de ces épreuves de langage, nous insistons particulièrement sur deux points :







Prenons deux exemples :


– Le jeune Issa, 4 ;7 ans, d’origine malienne (par son père) et sénégalaise (par sa mère), issu d’une famille nombreuse et d’un milieu socio-culturel très simple, consulte au CMP sur conseil de l’enseignante, en raison d’un « retard de langage ». La passation d’une BEPL-A va conclure à des performances langagières « à la limite inférieure de la norme » : on préconise donc « un bain de langage », une stimulation langagière (et sensori-motrice) globale via un petit groupe « d’éveil » qui sera proposé les mercredis durant deux ans.

Trois années scolaires plus tard, alors qu’on s’interroge sur le maintien d’Issa en CP, on sollicite (enfin !) la psychologue scolaire : les échelles de Wechsler lui octroient une note de 17 aux cubes, de 16 aux matrices (→ 34), alors que toutes les épreuves verbales sont faibles (entre 6 et 8). On propose une N-EEL et on interprète alors très différemment le résultats obtenus : ses performances en langage ne sont plus ramenées à un supposé « déficit socio-culturel » mais bien à son excellent niveau de raisonnement et conceptualisation … Le papa, questionné, nous confirme qu’Issa comprend moins bien et parle beaucoup moins bien les langues domestiques que ses frères (dont deux sont de très brillants élèves dans la même école). Alors qu’Issa a presque 8 ans, on entreprend alors un bilan de langage systématisé. Une WPPSI proposée à 4 ans et demi, avant la BEPL, en mettant en évidence une importance dissociation selon les épreuves, aurait probablement évité ces trois ans d’errance diagnostique …


– À l’inverse, Martin, 6 ans, en grande section de maternelle, vient consulter car on soupçonne une dysphasie : une demande a été faite d’une CLIS « langage » pour l’entrée en primaire. Le « retard » de langage a inquiété très tôt les parents (la maman est consultante juridique dans un grand groupe de presse et le père est directeur d’une agence de communication). Aussi Martin a-t-il déjà fait l’objet de plusieurs évaluations orthophoniques. Toutes ont conclu à un « retard de parole / langage » puis, en raison de la persistance des troubles (→ 85, 100), depuis quelques mois on évoque une « dysphasie ».

C’est à l’occasion de la demande de CLIS qu’un bilan psychométrique sera demandé : les épreuves performances sont toutes très faibles, ce qui sera confirmé par les épreuves non-verbales des EDEÏ-R (→ 10, 11) : dans toutes ces tâches, Martin se comporte, raisonne comme un enfant de 4-4ans ½, ce qui est grossièrement homogène avec son niveau de langage. Ses troubles du langage sont alors compris comme le reflet de son déficit intellectuel global, ce qui va déboucher d’une part sur des investigations étiologiques, d’autre part sur une orientation beaucoup plus adaptée à l’ensemble de ses difficultés.


2. B9782294702693500027/u02-60-9782294702693.jpg is missing Certaines pathologies cognitives « transversales » (mémoire de travail (→ 238 et suivants), fonctions exécutives (→ chap. 6) se répercutent dans le langage, donnant alors l’impression d’un trouble linguistique.

Au terme de cette première étape, l’examinateur dispose d’assez d’éléments pour penser que les inquiétudes initiales ne procèdent pas d’une « impression », ni d’une simple lenteur (normale) d’acquisition, ni d’une innocente particularité développementale (cf.Figure 2-1) :








B9782294702693500027/f02-01-9782294702693.jpg is missing
Fig. 2-1
– Diagnostic de dysphasie : la démarche générale. ET: écart type





– soit les performances de l’enfant se situent à la limite inférieure de la norme (moins 1 écart-type): il faut alors instituer une surveillance, un suivi de l’évolution (par exemple, tous les quatre ou six mois, selon l’âge de l’enfant et l’intensité des plaintes). Une normalisation progressive rassurera, tandis que la persistance de performances « limites » fera évoquer le rôle (non spécifique) d’otites à répétition dans la première enfance, d’un milieu socio-culturel insuffisamment stimulant, d’une inhibition psycho-intellectuelle, de mécanismes psycho-affectifs, de la manifestation de troubles relationnels, etc. ;


– soit les performances de l’enfant le situent à moins 1,5 ou 2 écarts-types en deçà de la norme: il s’agit d’une pathologie du langage. Il faut alors poursuivre les investigations.


AFFIRMER LA SPÉCIFICITÉ LINGUISTIQUE DU TROUBLE



Pour résoudre cette question nous devrons nous demander :


Puis, nous examinerons les tests complémentaires (non-verbaux) susceptibles de mettre à jour les capacités préservées chez l’enfant. Enfin, nous nous interrogerons sur la possible coexistence d’un retard mental et d’un trouble spécifique du langage.


LANGAGE ET PENSÉE


On sait à quel point langage et pensée sont liés dans certaines conceptions du développement de l’enfant. L’origine de cette croyance réside dans le fait que la plupart des adultes ne peuvent imaginer en quoi consisterait une pensée sans langage.




« Il est indiscutable qu’un adulte normal ne peut penser consciemment en dehors du langage. D’où la grande difficulté que l’on peut avoir, intuitivement, à admettre une pensée sans langage. Seule la pathologie nous apprend son existence. […] L’exercice intellectuel de niveau élevé est possible, sans image et sans mots. »

(Dominique Laplane, La pensée d’outre-mots. Synthélabo, France, 1997.)

Chez le bébé normal, nous savons bien que la pensée (« pré-verbale ») précède la mise en place des structures langagières: qui pourrait nier que l’enfant de 2-6-8 ou 12 mois « pense », réfléchit, calcule, fait des analogies, extrait des invariants, déduit ? Mais, depuis Piaget, nous avons l’habitude de considérer cette pensée comme une pensée « archaïque », strictement liée au développement sensori-moteur et ancrée uniquement dans le concret, le perceptif et l’expérientiel. Seul le développement ultérieur du langage permettrait à l’enfant d’entrer dans l’abstrait, de concevoir un certain niveau de symbolisation, de se détacher de « l’ici et maintenant ». Dans cette optique, le langage était conçu comme l’outil qui construit la pensée logique et la conceptualisation.

Pourtant, au sein du premier stock de mots que comprend ou produit d’abord le tout-petit, on note de nombreux mots dont la référence n’est pas concrète: « fini », « encore », etc. L’accès à la signification de ces termes reflète déjà une capacité d’abstraction de haut niveau. De même, plus tard, vers 2–3 ans, lorsqu’il commence à faire de petites phrases, les erreurs par généralisation syntaxique montrent à quel point, avant de parler et de « posséder » le langage, l’enfant a su extraire des règles aussi complexes qu’implicites. Or, que sont les capacités d’abstraction sinon les capacités à extraire des règles et des invariants ?




« La nécessité d’une maîtrise du langage comme préalable à toute capacité de catégorisation a longtemps constitué un a-priori fort, interdisant d’envisager l’étude des capacités précoces en ce domaine. On en serait plutôt aujourd’hui à penser l’inverse : une capacité de catégorisation est un préalable à l’acquisition du langage. »6




Quoiqu’il en soit, il est clair que les bébés ont une capacité spontanée à organiser leur environnement, les différents stimuli qu’ils rencontrent, les sensations qui leurs sont associées, et que le niveau d’organisation auquel ils accèdent se complexifie et se modifie avec le développement, les expérimentations sensori-motrices, les liens que l’enfant établit entre différents évènements, etc.



B9782294702693500027/u02-62-9782294702693.jpg is missing En pathologie, l’indépendance langage/pensée est encore plus flagrante, comme le montrent :




– l’efficience aux épreuves non-verbales (→ 68) de nombreux enfants dysphasiques, y compris des enfants n’ayant jamais eu aucun accès à aucun apprentissage de nature linguistique. Par exemple, des enfants souffrant d’emblée de surdité verbale (→ 86, 101) ;


– l’existence de doubles dissociations. Certains enfants (syndrome de Williams) présentant une déficience mentale avérée n’ont pas de déficit net des compétences linguistiques ; au contraire, beaucoup d’enfants présentant des dysphasies graves d’emblée développent des capacités raisonnementales non verbales en accord avec leur âge réel.

Bien sûr, nous sommes habitués à ce que le langage de nos interlocuteurs reflète plus ou moins leur pensée. En effet, au fil de la maturation de l’enfant, la pensée devient de plus en plus « verbale », à tel point qu’il nous est ensuite difficile de nous représenter une pensée sans le support du langage.





Or, c’est justement la caractéristique de l’enfant dysphasique que d’être dans l’impossibilité de traduire en mots, phrases ou discours, sa pensée pourtant souvent intacte.

Le diagnostic de trouble structurel du langage (dysphasie) repose donc sur la preuve de la construction par l’enfant de fonctions de conceptualisation, catégorisation, logique, induction et déduction, et ce, indépendamment de l’efficience de ses fonctions linguistiques.


Dans tous les cas – y compris et surtout si les épreuves verbales sont inexplorables du fait de l’intensité du trouble langagier –, on cherchera à mettre en évidence la préservation de capacités de raisonnement dans le domaine non-verbal: on sera alors conduit à utiliser des tests dans lesquels le facteur langagier est absent.


ÉCHELLES DE WECHSLER


B9782294702693500027/u02-64-9782294702693.jpg is missing Les échelles de Wechsler adaptées à l’âge de l’enfant (WPPSI ou WISC) permettront, dans les cas les plus typiques, d’objectiver l’atteinte du secteur langagier et la préservation du secteur non-verbal (cubes, matrices, identification de concepts).



Cependant, si ce type de dissociation est évocateur, il n’est pas pathognomonique d’un trouble linguistique (→ 12): il peut se rencontrer aussi, par exemple, en cas de troubles mnésiques, ou d’autres troubles cognitifs (fonctions exécutives).


B9782294702693500027/u02-65-9782294702693.jpg is missing Épreuves verbales


Par ailleurs, certaines épreuves de l’échelle verbale peuvent assez souvent être proposées et être pertinentes, malgré l’atteinte du langage propositionnel chez l’enfant. C’est en particulier le cas du sub-test « similitudes » [→ 15, 21], si l’on s’attache à l’énonciation du concept et non à la correction linguistique ou à la formulation académique.




Exemple : À une question du type : « en quoi le café et le jus d’orange se ressemblent ? », la réponse « les deux, ça boit » peut être considérée comme valide (enfant de 8 ans, dysphasie phonologique-syntaxique).

Le déficit (habituel) de la mémoire de travail (→ 238 et suivants) doit être exploré par la répétition de chiffres et par SLC (→ 30, 255). Il peut être très instructif d’investiguer aussi la mémoire de travail visuo-spatiale (→ 248) à des fins comparatives.

Dans de nombreux cas, le trouble de l’enfant est tel que les épreuves verbales seront impraticables ou ininterprétables, et seule l’échelle performance sera proposée.


B9782294702693500027/u02-66-9782294702693.jpg is missing Épreuves performance


Au sein de l’échelle performance, certaines épreuves réclament des compétences de nature linguistique. C’est le cas en particulier des sub-test arrangement d’images → 39 (compétences « récit »), complètement d’images → 35 (compétences lexicales) et surtout du code → 37 (compétences « transcodage », accès à une suite séquentielle de symboles arbitraires).

Aussi, dans ces trois épreuves officiellement classées « non-verbales », il est fréquent que des enfants en difficulté langagière échouent.










































Tableau 2-III. – WISC et troubles du langage.

Sub-test du WISC Intérêt dans l’exploration des troubles du langage Observations
Similitudes → 21 + (si possible) Suppose un langage minimal.
Mémoire des chiffres, SLC → 29, 30 ++ Pour évaluer l’importance du déficit en mémoire de travail auditivo-verbale. (→ 245246)
Complètement d’images → 35 + Favoriser la désignation de la partie manquante, les périphrases, plutôt que la dénomination.
Code → 36 Épreuve très corrélée aux compétences langagières et mémoire de travail.
Arrangement d’images → 39 (supprimé dans WISC-IV) +/− Épreuve très corrélée aux compétences langagières (récit).
Cubes → 16, 31 +++ Épreuve de Facteur G, si l’enfant est indemne de troubles visuo-practo-spatiaux.
Matrices → 18, 34 +++ Épreuve de Facteur G, si l’enfant est indemne de troubles visuo-practo-spatiaux.
Identification de concepts → 33 +/− (selon le type de dysphasie ?) Comme dans les épreuves de « classifications » des EDEÏ, il semble que ces tâches réclament une capacité de nature linguistique pour évoquer le concept

B9782294702693500027/u02-67-9782294702693.jpg is missing Enfin, un quotient performance ou un indice de raisonnement perceptif médiocre (voire effondré) doit faire envisager plusieurs hypothèses :




– un calcul non pertinent du QI-p ou de l’indice perceptif, du fait de la grande hétérogénéité intra-échelle (→ 9), le score « global » étant faible du fait de l’échec dans certains sub-tests particuliers, avec conservation de résultats « normaux » (supérieurs ou égaux à 8) dans d’autres sub-tests;


– l’association de plusieurs troubles cognitifs (→ 10, 13, 165, 337) :




– dyspraxie (→chap. 3): échec aux sub-tests assemblage d’objets et cubes,


– dyspraxie et troubles perceptifs visuels (fréquents en cas d’antécédents neurologiques, lésions cérébrales, IMC: échec aussi au complètement d’images. Il faudra donc proposer des épreuves non verbales, qui ne soient ni praxiques ni gnosiques visuelles, par exemple le sub-test « analyse catégorielle » des EDEÏ (→ 4, 10);


– une déficience intellectuelle (→ 11).


B9782294702693500027/u02-68-9782294702693.jpg is missing TESTS DE FACTEUR G MONO-TÂCHE, NON-VERBAUX (→ 7)



Les progressives matrices


Les « progressives matrices », ou PM, (→ 7) sont adaptées selon l’âge. L’enfant doit retrouver, parmi plusieurs dessins, celui qui complète logiquement la série proposée. Les subtests « matrices » des échelles de Wechsler (→ 34) sont très comparables.




N.-B. Certains items (en particulier dans le PMC) doivent être choisis en fonction de leur orientation spatiale, ce qui le rend impropre chaque fois que l’enfant présente des troubles visuo-spatiaux associés. Enfin, les enfants présentant des troubles de l’attention, du choix et de la sélectivité (→chap. 6) peuvent être très gênés par la présentation en choix multiple : on voit alors qu’ils persévèrent, désignant toujours la planche située au même endroit, ou désignent n’importe laquelle, de façon impulsive et irrépressible, sans avoir exploré les diverses possibilités (→ 288290).


B9782294702693500027/u02-69-9782294702693.jpg is missing Les cubes de Kohs


Pour la réalisation de ce test, l’enfant doit reproduire une figure géométrique plus ou moins complexe à l’aide de cubes dont les faces sont colorées. Il s’agit d’une épreuve très visuo-practo-spatiale. En cas d’échec, avant de conclure, il est donc indispensable de tester les compétences praxiques et visuo-spatiales de l’enfant. Ces épreuves sont comparables à celles proposées dans les échelles de Wechsler (→ 31).

Par ailleurs, d’autres tests composites proposent des épreuves de facteur G non-verbales, qu’il s’agisse des sub-tests classifications et analyse catégorielle des EDEÏ-R (→ 10) ou de « la tour » de la NEPSY (→ 304).

Enfin, les épreuves piagétiennes (conservations) sont aussi bien sûr, d’excellentes épreuves de facteur G (UDN II, épreuves de Longeot…).






















Tableau 2-IV. – Évaluer les capacités non-verbales.

Test Modalités d’entrées Fonctions sollicitées Modalités de sortie Observations
Progressives matrices Visuelle


– Logique (induction)


– Fonctions visuo-spatiales


– Fonctions exécutives (choix multiple)
Désignation Non utilisable en cas de troubles visuo-spatiaux, de troubles perceptifs visuels associés.
Cubes de Kohs Visuelle
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