5. Raisonnement et Résolution de Problèmes
Delphine Gandini and Patrick Lemaire1
BREFS RAPPELS DE PSYCHOLOGIE COGNITIVE DU RAISONNEMENT ET DE LA RÉSOLUTION DE PROBLÈMES
La démarche de la psychologie cognitive en raisonnement et en résolution de problèmes est la même que dans les autres domaines de la cognition [revue complète in [1]. Les chercheurs donnent aux participants des tâches de raisonnement et de résolution de problèmes et mesurent les performances (temps de résolution et pourcentages d’erreurs) des participants. Les effets de plusieurs variables sur les performances sont analysés. Ces variables peuvent faire référence aux caractéristiques des problèmes ou des situations. Les participants peuvent résoudre des problèmes généraux ou spécifiques, abstraits ou concrets. Les problèmes généraux (Tour de Hanoï, Tour de Londres, Test du tri de cartes de Wisconsin, Problème des 9 points, Jeu d’échec) sont censés rassembler les caractéristiques communes à de nombreux problèmes, rencontrés aussi bien dans des situations de vie quotidienne (comment préparer un repas ?) que dans des situations académiques formelles (comment résoudre un problème de mathématiques ?) ou professionnelles (comment concevoir un pont au-dessus d’une rivière ?). Les problèmes spécifiques sont supposés mobiliser des compétences cognitives générales (capacités mnésiques, capacités d’encodage, de faire des analogies…), mais aussi des connaissances spécifiques à un domaine (problèmes de mathématiques, de physique, réparation d’une voiture). Les effets des caractéristiques des problèmes sur les performances des participants sont interprétés en termes de mécanismes cognitifs. Les recherches conduites en psychologie cognitive du raisonnement et de la résolution de problèmes depuis ces vingt dernières années ont mis en évidence l’influence majeure de deux types de variables sur les performances des participants. Il s’agit de la structure des problèmes et des stratégies utilisées par les participants.
EFFETS DE LA STRUCTURE DES PROBLÈMES
La structure d’un problème fait référence aux éléments de base de ce problème, ainsi qu’aux relations entre ces éléments. Chaque problème, qu’il s’agisse d’un problème de raisonnement inductif ou déductif, d’un problème général ou spécifique à un domaine, se caractérise par une structure. Par exemple, en raisonnement conditionnel, on distingue les énoncés selon la règle logique qu’ils contiennent. Ainsi, un énoncé modus ponens (« si je travaille beaucoup, je réussis ; je travaille beaucoup ; donc… ») est différent d’un énoncé modus tollens (« si je travaille beaucoup, je réussis ; je ne réussis pas »). Les données de la psychologie cognitive montrent que les participants réussissent nettement mieux les premiers que les derniers [2].
Deux problèmes peuvent aussi différer par leur contenu alors que leur structure formelle est strictement la même. Par exemple, dans la tâche de sélection de cartes de Wason [3], on donne quatre cartes à un participant. Une lettre est inscrite sur un côté de chaque carte et un chiffre sur l’autre. Les participants doivent indiquer quelle(s) carte(s) retourner pour savoir si la règle suivante est vraie : « Si une carte comporte une voyelle sur une face, alors elle a un chiffre pair sur l’autre face. » Les quatre cartes que voient les participants présentent par exemple les lettres E et K et les chiffres 4 et 7. Seuls 4 % des individus sont capables de donner la bonne réponse (c’est-à-dire retourner une voyelle et un chiffre impair). En revanche, lorsque les participants doivent tester la règle suivante : « Si une personne boit une bière, alors elle doit avoir au moins 20 ans » et ont quatre cartes, chacune portant les éléments « bière », « coca », « 16 ans » et « 22 ans », 74 % d’entre eux réussissent le problème [4].
L’effet de la structure des problèmes est également observé dans des domaines spécifiques. Par exemple, en arithmétique [5, 6], de nombreux travaux ont montré que les participants mettent moins de temps à récupérer en mémoire la réponse correcte à un problème dont les opérandes sont petits (exemple : 3 × 4) qu’à un problème dont les opérandes sont grands (exemple : 8 × 7). Les participants vont plus vite pour résoudre des additions à deux chiffres sans retenue (exemple : 46 + 53) que des additions similaires avec retenue (exemple : 63 + 39). L’effet de la structure des problèmes a été répliqué dans des domaines aussi spécifiques que la géométrie, la physique, le raisonnement et l’orientation spatiale ou bien encore les jeux d’échecs ou de bridge.
Pour les psychologues cognitivistes, la question est alors de savoir pourquoi des problèmes de structure différente entraînent des performances différentes. Deux hypothèses non exclusives ont été testées. Selon la première, les participants résolvent chaque type de problèmes avec des stratégies différentes, et chaque stratégie produit des performances différentes. Selon la seconde, les participants utilisent les mêmes stratégies pour résoudre chaque type de problème, mais exécutent les stratégies avec différents niveaux d’efficacité. Pour tester ces deux hypothèses, les chercheurs ont dû mettre au point des techniques permettant d’observer directement, chaque fois que possible, les stratégies utilisées par les participants sur chaque problème et ne plus se cantonner à l’analyse globale des performances. Ainsi, par exemple, en arithmétique, l’observation directe des stratégies est aisée et non ambiguë. Lorsque les participants résolvent un problème comme 8 + 4 en comptant 8 + 2 + 2 sur leurs doigts versus en récupérant la solution directement en mémoire, la différence entre stratégie de récupération et stratégie de comptage est évidente. Ce type d’observations a permis de tester le rôle des variations stratégiques sur les performances des participants.
VARIATIONS STRATÉGIQUES
Lemaire et Siegler [7] ont proposé un cadre conceptuel faisant la distinction entre quatre dimensions stratégiques. Ainsi, selon ce cadre, dans toute tâche cognitive, il importe de déterminer le répertoire stratégique (quelles stratégies peuvent être et sont utilisées ?), l’exécution stratégique (comment sont exécutées les stratégies, ou avec quels niveaux de vitesse et de précision ?), la distribution stratégique (avec quelles fréquences les stratégies disponibles sont-elles utilisées ?) et la sélection stratégique (comment sont choisies les stratégies pour résoudre chaque problème ?). Les variations stratégiques ont été largement étudiées dans la résolution de problèmes spécifiques à certains domaines, comme le domaine du calcul mental. Ainsi, par exemple, pour trouver la solution à un problème arithmétique aussi simple que 4×6, les participants utilisent la récupération directe de la réponse correcte en mémoire (24), additionnent le premier opérande le nombre de fois indiqué par le second (4 + 4 + 4 + 4 + 4 + 4) ou l’inverse (6 + 6 + 6 + 6) ou encore procèdent à différentes formes de décomposition (exemple : 12 + 12 ou 2 × 6 × 2). Chacune de ces stratégies aboutit à des performances différentes, la récupération étant la plus rapide, l’addition du plus petit opérande autant de fois qu’indiqué par le plus grand étant la plus longue. Les participants ont tendance à utiliser la taille des opérandes pour sélectionner, sur chaque problème, une stratégie et ont tendance à choisir la stratégie qui leur permettra d’aller le plus vite et/ou de faire le moins d’erreurs [8].
L’importance du rôle des variations stratégiques sur les performances a été établie dans de nombreux domaines de la cognition, depuis les activités cognitives de bas niveau (comme la reconnaissance des formes) jusqu’aux activités de haut niveau (comme le raisonnement). Cette variabilité stratégique est une des caractéristiques fondamentales de la cognition humaine que les travaux sur le vieillissement cognitif commencent à prendre en compte.
EFFETS DU VIEILLISSEMENT SUR LE RAISONNEMENT ET LA RÉSOLUTION DE PROBLÈMES
ÉVOLUTION DES PERFORMANCES AVEC L’ÂGE
Depuis très longtemps, dans les tâches de raisonnement et de résolution de problèmes, les performances des personnes âgées sont connues pour être inférieures à celles des personnes jeunes. Cela est logique dans la mesure où ces tâches mobilisent des habiletés cognitives intégrées comprenant des processus élémentaires connus pour se dégrader avec l’âge. Toutefois, le résultat important émergeant des travaux les plus récents concerne l’impact hétérogène du vieillissement. En effet, dans certaines conditions, les participants âgés ont des performances comparables à celles des jeunes, alors que, dans d’autres, elles sont nettement inférieures.
Prenons un premier exemple dans le domaine du raisonnement déductif. En 1992, Salthouse [9] a testé des participants âgés de 20 à 75 ans. Dans cette tâche, les participants voyaient des prémisses et une question. Ils devaient dire si la réponse à la question était « oui » ou « non ». Le nombre de prémisses était manipulé afin de déterminer si les performances des participants jeunes et âgés étaient comparables sur des problèmes faciles (à une ou deux prémisses) et sur des problèmes difficiles (à trois prémisses). Voici un exemple de problème à une prémisse (« C et D vont dans le même sens. Si C augmente, est-ce que D diminue ? »), à deux prémisses (« H et I vont dans le même sens ; G et H vont dans un sens opposé. Si G augmente, est-ce que I diminue ? ») et à trois prémisses (« W et X vont en sens opposé. V et W vont dans le même sens. X et Y vont en sens opposé. Si V augmente, est-ce que Y augmente aussi ? »). Il est aisé de comprendre que plus le nombre de prémisses augmente plus le problème est difficile, même pour des sujets jeunes. Le maintien actif en mémoire de travail de toutes les prémisses et leur mise en relation pour répondre à la question cible sont les deux processus clés. Les résultats relatifs aux différences entre les jeunes et les âgés sont très clairs (figure 5.1). Ils montrent que, sur les problèmes faciles à une ou deux prémisses, il n’y a pas de différence entre les jeunes et les âgés. En revanche, sur les problèmes difficiles à trois prémisses, les personnes âgées ont de moins bonnes performances que les personnes jeunes. Les chercheurs ont pu tirer deux conclusions importantes de ces données. D’abord, le fait que les âgés réussissent la tâche de raisonnement déductif sur des problèmes comportant peu de prémisses suggère que le raisonnement déductif ne se détériore pas avec l’âge. S’il se détériorait au point que les personnes âgées ne soient plus capables de faire une inférence déductive, elles ne pourraient réussir la tâche. Ensuite, le fait que le vieillissement pénalise les performances des personnes âgées sur les problèmes où le nombre de prémisses à traiter devient important suggère que leur difficulté résulte de leurs capacités amoindries en mémoire de travail. En effet, les plus faibles capacités de mémoire de travail des personnes âgées les conduisent à moins bien encoder et retenir les prémisses et à avoir plus de difficultés à inférer les diverses conséquences de ces prémisses. En d’autres termes, la trace des prémisses en mémoire de travail est plus faible chez les personnes âgées, dès que le nombre de prémisses à prendre en compte excède les capacités de la mémoire de travail. Ces traces plus faibles rendent plus difficiles les inférences à partir de ces prémisses.
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Fig. 5.1 — Performances des personnes jeunes et âgées dans une tâche de raisonnement déductif portant sur des items simples ou complexes. (d’après [9]) |
Prenons un deuxième exemple dans le domaine de la résolution de problèmes. Dans une étude où Lemaire et Lecacheur [10, 11] ont demandé à des participants jeunes et âgés de convertir en euros des montants exprimés en francs, les personnes âgées effectuaient ces conversions aussi vite que les personnes jeunes lorsque les montants étaient inférieurs à 200 francs et plus lentement lorsque les montants étaient supérieurs à 200 francs.
De manière générale, en résolution de problèmes et en raisonnement, nous retrouvons le même pattern général de résultats que dans les autres domaines cognitifs [12]. Ce pattern, appelé dans la littérature interaction Âge × Complexité, fait apparaître une variation des différences jeunes-âgés en fonction de la complexité du problème à résoudre. Ainsi, ces différences sont faibles, voire inexistantes lorsque les individus résolvent des items faciles et plus importantes lorsqu’ils résolvent des items difficiles. Cela s’explique en partie par la surcharge cognitive en mémoire de travail que représente le traitement d’un item plus difficile. Cette surcharge pénalise davantage les personnes âgées car elles disposent de moins de ressources cognitives. Notons toutefois qu’il peut exister des exceptions à cette interaction. L’existence d’une telle interaction est importante car elle montre que les personnes âgées peuvent compenser leurs déclins cognitifs, y compris lorsqu’elles doivent accomplir des tâches cognitives plus difficiles.
Une illustration intéressante a été rapportée par Geary et Lin [13] dans leur étude sur le calcul mental. Les auteurs ont comparé le temps mis par des participants jeunes et âgés pour résoudre des soustractions de deux nombres avec (34 – 7) ou sans (58 – 4) retenue. Ils ont observé que, pour les soustractions avec retenue, les jeunes et les âgés obtenaient des performances comparables, tandis que les âgés étaient nettement plus longs que les jeunes pour résoudre des soustractions sans retenue (figure 5.2).

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