Périnatalité: des mères et des bébés en exil


Périnatalité


des mères et des bébés en exil


Marie Rose Moro, Claire Mestre et Isabelle Réal


On ne naît pas parents, on le devient… La parentalité se fabrique avec des ingrédients complexes. Certains sont collectifs, ils appartiennent à la société tout entière, changent avec le temps, ceux-là sont historiques, juridiques, sociaux et culturels1. D’autres sont plus intimes, privés, conscients ou inconscients, ils appartiennent à chacun des deux parents en tant que personne et en tant que futur parent, au couple, à la propre histoire familiale du père et de la mère. Ici se joue ce qui est transmis et ce que l’on cache, les traumas infantiles et la manière dont chacun les a colmatés. Et puis, il est une autre série de facteurs qui appartiennent à l’enfant lui-même qui transforme ses géniteurs en parents. Certains bébés sont plus doués que d’autres, certains naissent dans des conditions qui leur facilitent cette tâche, d’autres par leurs conditions de naissance (prématurité, souffrance néonatale, handicap physique ou psychique, etc.) doivent vaincre bien des obstacles et déployer des stratégies multiples et souvent coûteuses pour entrer en relation avec l’adulte sidéré. Le bébé, on le sait depuis les travaux de Cramer, Lebovici, Stern et bien d’autres, est un partenaire actif de l’interaction parents-enfants et par là même de la construction de la parentalité. Il contribue à l’émergence du maternel et du paternel dans les adultes qui l’entourent, le portent, le nourrissent, lui procurent du plaisir dans un échange d’actes et d’affects qui caractérise les tout premiers moments de la vie de l’enfant.


Ces dernières années, l’approche périnatale s’est complexifiée en intégrant dans ses outils de compréhension et d’action la composante culturelle. Dans ce domaine plus encore que tout autre, la complémentarité des approches, des regards et des interventions est nécessaire. En effet, grossesse, accouchement, mise en place des interactions précoces et construction de la parentalité sont à la fois des actes profondément intimes, intrapsychiques et intersubjectifs et des actes médicaux, sociaux et culturels qui s’inscrivent dans les processus de transmission de la vie dans un groupe ouvert. À partir de la clinique quotidienne en banlieue parisienne – banlieue multiculturelle – on montrera l’impact thérapeutique de cette perspective. Deux processus thérapeutiques propres à cette période périnatale seront étudiés : la nécessité d’aider ces mères migrantes vulnérabilisées par la situation migratoire à se reconstruire et pas seulement à travailler sur les défenses ; ceci est rendu possible par la transparence psychique et la préoccupation maternelle primaire propres à cette période qui s’expriment de manière singulière pour chacune d’elle. Il importe de travailler directement avec le bébé et pas seulement avec la mère dans une triade ouverte bébé/mère/thérapeute. Un « groupe » est amené progressivement autour de la mère : groupe imaginaire actualisé par la relation transférentielle, puis concret en s’appuyant sur les ressources familiales et sociales. La clinique périnatale par définition ne peut être que pluridisciplinaire et contextualisée.


Pour analyser les implications cliniques et thérapeutiques de cette approche transculturelle en périnatalité, nous nous appuierons sur l’expérience de la consultation transculturelle de la maternité2 et du service de médecine de la reproduction de l’hôpital de Jean-Verdier, à Bondy, dans la banlieue parisienne, banlieue multiculturelle, consultation mise en place par Dominique Neuman et Marie-Rose Moro en 1999 à partir de l’expérience plus ancienne de l’hôpital Avicenne près de Paris, où une consultation transculturelle a été créée il y a une trentaine d’années (Moro et coll., 2004).



Processus psychiques de la migration


La grossesse, dans toutes les sociétés, est vécue comme un moment de fragilité pour la mère. La naissance est aussi conçue comme un passage pour la femme qui change de statut. Comme tout passage, il est accompagné de rituels, mais aussi de paroles, d’initiation à des pratiques. Les rituels accompagnant la naissance sont moins évidents désormais3. Or, la clinique des femmes migrantes révèle que souvent elles se considèrent dans une période liminaire, dans le monde des vivants, mais très sensible au monde de l’invisible et au monde des morts. Elles l’expriment parfois dans des rêves obscurs et effrayants, ou bien par des sensations parfois mal définies. Mais ce qui semble être une plainte particulièrement insistante chez les femmes migrantes pourrait se résumer en quelques mots : « Je suis seule » et « Ma mère et ma famille me manquent ». Ou bien encore « Comment vais-je m’occuper du bébé , le porter, lui faire prendre son bain… ? ». Or, ces paroles arrivent dans un contexte bien spécifique de la migration qu’il nous faut appréhender, voire déconstruire. L’hypothèse développée est que la grossesse impose un travail psychique, propre à chaque femme, mais compliqué par les contraintes imposées de la migration : l’acculturation , la solitude et l’individualisme. En effet, elles vont devoir faire avec une solitude qui n’est pas seulement de l’isolement, et qui dénude les processus psychiques traditionnellement relayés par les pratiques culturelles dans d’autres contextes et environnements.



La solitude comme contrainte


La solitude n’est certes pas l’apanage exclusif des femmes migrantes. Que dire des femmes françaises qui connaissent le plus souvent presque les mêmes conditions de grossesse et d’accouchement  ? C’est pourquoi cette solitude est à problématiser et à penser comme une donnée à construction anthropologique et historique. Stork (1999) fait de la solitude de la mère en Occident un mode culturel et habituel de la mère française, alors qu’il constitue un véritable traumatisme pour les mères migrantes, surtout pour celles qui viennent d’un milieu traditionnel. Elle modifierait les attitudes maternelles et rendrait les mères paradoxalement moins disponibles à l’égard de leur enfant, en plus du débordement qu’elle suscite. Le face à face mère-enfant constitue ainsi une contrainte pour (toutes) les mères, surtout quand leur culture préconise une circulation de l’enfant entre les membres de la famille (Rabain-Jamain et Wornham, 1990). Les femmes migrantes expliquent notamment combien dans leur pays les femmes enceintes sont aidées et entourées dès la grossesse, puis quand l’enfant paraît : un personnage féminin expérimenté ainsi que les aînées leur montrent les premiers gestes à réaliser, certaines techniques (le bain, l’emmaillotement, le massage, etc.), bref, les pratiques de maternage et procèdent à une véritable initiation au rôle de mère (Lallemand et coll., 1991). La solitude, par carence de cet accompagnement, devient alors une menace. Une jeune femme venue de Turquie m’expliquait comment le personnage le plus dangereux pour l’enfant est le personnage même de la mère, du fait en particulier de son regard (ce que l’on nomme mauvais œil). On peut aisément comprendre combien cette crainte peut être accentuée dans la solitude. Cette problématique a été étudiée (Moro, 1994) avec l’idée des indispensables commères (dans le sens être « mère avec »).


La solitude maternelle, conséquence de l’absence de la propre mère, est également une construction historique. En France et probablement dans les sociétés occidentalisées, la mère a été exclue progressivement et énergiquement de l’accouchement de sa fille, car elle a été jugée comme une rivale par les professionnels, les puériculteurs (Delaisi De Parseval et Lallemand, 1980 ; Loux, 1990). Quel est alors le retentissement de cette solitude, faite de l’absence du groupe des commères sur les femmes qui en font la cruelle expérience ? Cyrulnik résume la situation dans Un merveilleux malheur (2004) de la façon suivante : les femmes migrantes isolées oublient en une génération les rituels prescrits et la force qui façonne l’enfant vient alors de la personnalité de la mère et non de la tradition du groupe. Cette affirmation simple et rapide a cependant le mérite de mettre en perspective une dialectique entre la transmission par le groupe des pratiques de maternage et les compétences personnelles de la mère. Si le groupe disparaît comme source de transmission, les compétences de la mère sont alors très fortement sollicitées. Cela répond d’ailleurs à plusieurs exigences de notre société : la sollicitation et la valorisation de l’intériorité, l’obligation d’être « une bonne mère », être de « bons parents », qui introduisent une hyperresponsabilisation des parents en répondant à la logique moderne de la valorisation de l’individu comme lieu de réalisation de soi4.


Ainsi, la naissance en migration permet l’observation de bouleversements majeurs culturels et psychologiques qui ont aussi été à l’œuvre dans la société occidentale et qui s’actualisent chez les femmes migrantes. Ces bouleversements ont trait à l’individualisme comme valeur cardinale de notre société. La migration est donc une situation extraordinaire permettant d’appréhender comment les femmes font appel à diverses ressources personnelles et font sans leur mère lorsqu’elles viennent d’une société où la place des commères est essentielle dans la transmission.



Mettre au monde loin de sa mère


Monique Bydlowski (1997) accorde une place fondamentale à la mère de la future mère : les processus psychiques que sont l’identification, la gratitude et l’idéalisation seraient les processus habituels qui sont les signes d’un développement psychique de grossesse harmonieux. Mais la psychanalyste note également que pour certaines femmes, des événements tels que le deuil ou l’éloignement provoquent une conflictualité de la maternité due au décalage entre représentations maternelles et réalité (2000). Cette problématique est une entrave fréquente pour les femmes migrantes, celles notamment dont l’univers culturel accorde une place essentielle à la figure maternelle dans la période périnatale.


Mais toutes les femmes en migration ne réagissent pas de la même façon à cette absence (Mestre, 2006). L’impact des affects de tristesse et de douleur est probablement modulé par la qualité de l’attachement à leur propre mère, et par celle des compétences corporelles de portage du bébé , compétences qu’elles ont pu acquérir au cours de leur enfance ou lors d’une expérience antérieure de maternage . Accoucher loin de sa mère peut ainsi engendrer une situation risquée, voire catastrophique, avec des affects de détresse, gênant les premières relations au bébé. La présence de la mère ou d’un substitut maternel les conforte dans leurs ressources, quelles qu’elles soient, psychiques et/ou culturelles. Yahyaoui et Ethiard (1993) avaient établi l’importance de « l’enveloppe culturelle »5 dans une étude analysant l’impact de l’absence de la grand-mère sur la dyade mère-enfant dans une population maghrébine migrante : dans leur étude, les femmes dont la mère était absente au moment de l’accouchement présentaient plus de complications médicales ou bien de difficultés à s’occuper de leur enfant. Ceci confirme l’importance de la mère de la mère, ou bien celle d’autres substituts maternants, dans une fonction d’étayage auprès de sa fille. Cette absence peut aller jusqu’à affecter la santé de la mère et le déroulement de la naissance.


Ainsi, le contexte de la grossesse et de la maternité est déterminant pour la mère dans l’utilisation de ses compétences psychiques et culturelles. Les ressources intérieures sont précieuses mais fortement dépendantes de l’enveloppe culturelle. L’absence maternelle ou d’un substitut l’escamote et n’offre plus sa fonction d’étayage : elle peut abraser la qualité des ressources internes de la nouvelle mère. Elle se trouve alors dans une situation d’équilibriste plus ou moins adroit à la merci de la moindre rafale de vent.



Vulnérabilité somatique, vulnérabilité psychique


Une des conséquences médicales fréquemment observées est l’incidence élevée d’un symptôme connu, « l’hyperemesis gravidarum », défini comme les vomissements gravidiques nécessitant parfois une hospitalisation, pis, menaçant la grossesse. Ce symptôme classique semble toucher de façon élective les femmes migrantes. C’est souvent dans ce cadre que j’ai6 été amenée à rencontrer des femmes en hospitalisation7. Ce symptôme a également été observé au Canada chez des femmes migrantes vietnamiennes (Groleau, 2005). Il semble que les femmes primipares soient les plus exposées. Une autre donnée clinique est la collusion fréquente entre la découverte de la grossesse comme une conviction interne et le sentiment aigu et douloureux d’être une étrangère dans le pays d’accueil. Ce mélange désagréable se traduit par des désordres corporels, dont les vomissements , mais aussi des insomnies , des pensées surgies du passé et que l’on croyait oubliées. Il semble ainsi que les transformations corporelles peuvent être vécues de façon négative surtout si elles ne trouvent pas d’écho ou de support dans des données culturelles. Ainsi les envies, ce besoin impérieux de nourriture particulière souvent moqué dans nos sociétés, peuvent être l’objet de pratiques culturelles et de sens à chercher (Ravololomanga, 1991).


Lors des entretiens avec des femmes douloureuses dans leur corps, des questions émergent fréquemment. Elles sont brutales dans leur apparition et concernent différents aspects de la vie psychique : les conflits anciens non réglés, les relations avec les vivants et les morts.



D’autres questions apparaissent, celles concernant le portage de l’enfant. Fréquentes lors de l’annonce de la grossesse , elles s’éloignent ensuite pour se réactualiser au moment de la naissance.



Maïmouna est une jeune femme sénégalaise, habillée à l’occidentale. Sa grossesse a commencé avec de nombreuses hospitalisations pour vomissements. Mariée à un homme sénégalais installé de longue date en France, elle l’a rejoint et cette grossesse non attendue met en péril ses projets universitaires très ambitieux. Maïmouna a tout de même été rassurée par une conversation téléphonique avec sa mère, qui a toujours poussé sa fille à étudier, mais approuve cette grossesse. En consultation, elle évoque sa propre naissance : elle a été confiée à sa grand-mère maternelle qui l’a complètement élevée. Elle a entendu de façon très allusive que ses parents avaient été dissuadés de rester ensemble pour des raisons de mésalliance culturelle. L’enfant avait été confiée et la mère avait refait sa vie. Il reste cependant un secret qui pèse sur les circonstances de sa naissance. Finissant l’entretien elle s’interroge tout haut : « Comment vais-je porter l’enfant ? ».


Comment porter l’enfant ? Comment « accoucher en français » ? sont autant d’expressions qui interrogent une donnée spécifique et propre à la grossesse, mais fortement menacée en migration : la transmission transgénérationnelle . Elle se situe au croisement de ce qui vient du dedans et du dehors, le dehors comportant en particulier les systèmes de parenté, d’alliance et d’interdit, les relations d’échange et de fratrie . « Avant de naître un être humain doit avoir été conçu » (Godelier, 2003) et ceci grâce aux représentations qui accompagnent la fabrication d’un enfant, la façon de l’inscrire dans une lignée, une cosmogonie, en le nommant et en ritualisant sa venue. Ainsi Godelier (ibid.) nous donne l’exemple des Inuits : « (…) le nouveau-né n’existe pas encore comme être social, comme un Inuit. Il le devient lorsqu’il reçoit de ses parents un ou plusieurs noms lors d’une cérémonie à laquelle assistent toute sa parentèle, ainsi que des voisins et amis de ses parents. Or, pour les Inuits, les noms ne sont pas des étiquettes. Ils ont une âme, ils sont des âmes. Ils contiennent en eux l’identité et l’expérience de la vie de ceux qui les ont portés ». Ainsi, les parents choisissent-ils des noms de ceux, amis ou parents, qui sont décédés avant ou pendant la grossesse, et que les parents désirent faire revivre auprès d’eux. Sur le plan psychique, la réalité de l’exil semble menacer le contrat narcissique (Aulagnier, 1975), qui unit le sujet en devenir et son groupe, et qui lui assure une continuité. La mère migrante aurait à réactualiser ses fondements, sa filiation face à l’obligation d’accoucher en français, c’est-à-dire au sein d’une société et d’une culture qui ne sont pas (encore) les siennes. Ainsi, quand la mère pose la question de comment porter l’enfant, il faut l’entendre au-delà du portage physique : il faut toute une lignée pour porter la mère qui porte son enfant.



Rétablir le dialogue avec leur histoire


La transparence psychique est un état décrit par Monique Bydlowski (1991) : il existe normalement lors de la grossesse et repose sur une diminution du refoulement, la femme ayant accès à des éléments de son enfance dont des éléments traumatiques. La transparence culturelle repose sur le mécanisme psychique de la transparence psychique (Moro, 1998). La femme a accès à des éléments de son histoire sous une forme codée par sa culture. Ces éléments ont souvent à faire avec son appartenance, sa filiation, mais aussi son enfance. Cet état lui permettrait également de rendre manifestes les éléments de sa culture et de se les réapproprier, et de trouver une issue possible à des conflits et des traumatismes. C’est tout le sens que nous donnons aux consultations transculturelles auprès des femmes enceintes. Les femmes accueillies par un groupe thérapeutique formé à l’importance de la culture sortent de leur solitude et peuvent rétablir le dialogue avec leur histoire : elles peuvent par exemple se réconcilier avec les défunts, les figures principales de leur enfance, renouant les fils de leur filiation . Elles peuvent ainsi régler leur compte aux fantômes et aux conflits grâce à un travail psychique que le groupe rendra possible par l’encodage culturel. En effet, l’encodage premier, refoulé, réapparaît lors de certaines grossesses . Ainsi, « l’enfant- ancêtre » n’est pas un diagnostic en soi, ni même une entité commodément et facilement brandie, mais une matrice de représentations dont la fonction analogique permet un travail sur la filiation de l’enfant, voire son mandat transgénérationnel . La consultation transculturelle permet de renouer avec ce que certaines « croyaient ne plus croire », selon l’expression d’une de nos patientes, c’est-à-dire avec un système de représentations désignant la place des défunts, les systèmes de parenté, mais aussi les représentations du désordre et de la maladie…


Les rêves des femmes dans la migration sont souvent un indice de ce travail : rêve qui transmet une information essentielle de leur filiation et celle de l’enfant à venir. Le rêve fait donc partie pour nous des ressources des femmes sur lesquelles elles peuvent s’appuyer si elles trouvent une personne qui pourra valider leur perception et leur compréhension. La prévention et le soin des femmes migrantes s’inscrivent ainsi dans la possibilité d’une rencontre transculturelle et métissée.

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Jun 2, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Périnatalité: des mères et des bébés en exil

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