Parents-enfants en situation migratoire une nouvelle clinique des métissages


Parents-enfants en situation migratoire une nouvelle clinique des métissages


Marie Rose Moro


Comment définir la clinique transculturelle de l’enfant ? Cette clinique s’inscrit nécessairement dans un courant de recherche anthropologique (les études sur l’enfant) et psychologique (la psychologie transculturelle – comparaison des manières de faire avec les enfants et comparaison de leur évolution dans diverses cultures), même si, maintenant, la clinique transculturelle de l’enfant diffère radicalement de ces deux champs et reconnaît une méthodologie spécifique.



Historique : les précurseurs


La manière dont on pense la nature de l’enfant, ses besoins, ses attentes, ses maladies, les modalités de soins, est largement déterminée par la société à laquelle on appartient, ses valeurs, ses apories (Moro, 1994). Devereux (1968) a largement contribué à établir ce fait d’une grande importance clinique. Son travail se nourrit des travaux d’anthropologues et de cliniciens ayant travaillé dans les sociétés non occidentales. De plus, Devereux a longtemps été influencé par le culturalisme américain dont Mead est une des représentantes – les interactions entre Mead et Devereux ont été fréquentes, Mead a même écrit la préface de la seconde édition américaine du livre de Devereux, Psychothérapie d’un Indien des plaines. Pourtant, Devereux est le premier à avoir proposé une formalisation théorique et méthodologique pour articuler, d’une part, les représentations de l’enfant et, d’autre part, leurs manières d’être malades et d’être soignés. En effet, corps, psyché et culture sont intimement liés de même que l’individu est intimement lié à son groupe d’appartenance. Les tableaux psychopathologiques de l’enfant s’organisent autour de représentations partagées et incarnées par l’enfant.



Les bases théoriques


L’enfant tient une place modeste dans les travaux de Devereux. En 1956 et en 1963, il a tenté de faire une classification ethnopsychiatrique des désordres psychiques « Le diagnostic en psychiatrie primitive : théorie générale du diagnostic », or la psychopathologie de l’enfant était peu représentée (Devereux, 1970).


Une étude minutieuse du corpus des textes de Devereux à la recherche de ce qui concerne l’enfant, fait pourtant ressortir plusieurs textes fondamentaux pour la construction de ce champ :



• en 1955, A Study of Abortion in Primitive Societies analyse le statut du fœtus et le rôle des représentations maternelles et des représentations culturelles dans les processus qui conduisent à l’avortement ;


• en 1965, il écrit un texte intitulé « La voix des enfants » : de quelques obstacles psychoculturels à la communication thérapeutique (1970) qui prolonge la question posée par Ferenczi dans La confusion des langues entre adultes et enfants, à savoir les difficultés pour un adulte de comprendre un enfant pour lui-même et non en s’identifiant à l’enfant qu’il a été. Il approfondira les catégories proposées ici dans le texte suivant qui date de 1968 ;


• l’image de l’enfant dans deux tribus, Mohave et Sedang est un essai précieux pour la psychopathologie de l’enfant, nous allons en faire ressortir les points importants. Ce texte est en fait une intervention faite par lui en 1966 devant des pédopsychiatres français dont Serge Lebovici ;


• il s’intéressera aussi à la construction de la parentalité et aux fantasmes parentaux dans plusieurs essais d’abord dans son texte intitulé Les pulsions cannibaliques des parents (1965) et aussi de manière marginale dans Une théorie sociologique de la schizophrénie (1939) ;


• parmi les syndromes liés à la culture, structurés par des représentations culturelles, on retiendra le texte sur la délinquance sexuelle des jeunes filles dans une société « puritaine » (1964) qui soumet ces comportements à l’analyse d’une science sociale d’orientation psychanalytique.


Nous n’allons étudier que certains des paradigmes de ces textes. Le texte de 1968, un des textes fondateurs, est profondément culturaliste1. L’objectif de cette communication était de dégager l’influence sur la pensée psychologique et psychiatrique de la conception culturelle que deux sociétés traditionnelles se font de l’enfant. Plus précisément, il démontre, à travers deux exemples, que la façon dont les adultes voient l’enfant c’est-à-dire : « (…) les idées qu’ils ont de la nature et du psychisme de l’enfant, déterminent leur comportement vis-à-vis de l’enfant et, ce faisant, influence son développement » (1968, p. 110)2.




Comparaison de l’image de l’enfant dans deux tribus


Pour démontrer l’impact de la culture, il compare deux populations fort différentes (Moro, 1994). Les Mohave3 sont profondément pétris de « culture psychologique », d’intimité avec l’intériorité, d’étiologies culturelles variées et de rituels multiples et complexes. Les Mohave sont extrêmement doux avec les enfants, ils ne les commandent pas et il n’existe aucun mot mohave pour dire « punition ». L’enfant mohave se sevre quand il veut, il cesse spontanément de se souiller relativement tard (3-4 ans), se masturbe et vers 6-7 ans, il a des relations sexuelles complètes. L’enfant mohave est une personne entière à qui l’on doit tout naturellement protection, nourriture et amour (Devereux, 1968, p. 112-6). Pour les Sédang4, les représentations et les actes sont bien différents : ni le fœtus, ni le bébé avant l’allaitement n’ont de psychisme. Le bébé est considéré comme un véritable « morceau de bois ». Ainsi, on entend dire au sujet des tout-petits : « sa mère ne l’aime pas encore » et pour les plus grands : « il ne sait que trois choses pleurer, manger et déféquer ». En fait, pour les Sedang : « Le psychisme humain, ça existe mais à peine. (…) pour les Sedang, seul le comportement existe » (ibid., p. 115-6). Ainsi, lorsque quelqu’un tombe malade, on cherchera essentiellement à savoir quel dieu opère sur le malade un chantage pour lui « extorquer un sacrifice ». De ces éléments découle le comportement que les Sedang ont avec les enfants. Les parents sont très durs avec les enfants et peuvent les punir cruellement. Les enfants sont faits pour obéir et travailler.



Construction de la parentalité et fantasmes parentaux


Pour comprendre l’impact des représentations sur le comportement des adultes et le développement de l’enfant, il propose de distinguer deux niveaux de réalité : « (…) réel et fantasmatique se présupposent réciproquement mais (…) pour se présupposer, ils doivent l’un et l’autre exister » (Devereux, 1968, p. 110). Ainsi, en distinguant le réel de la réalité psychique (fantasmatique), Devereux introduit une dichotomie entre ce qui est du comportement infantile – maturation d’un organisme biologique et psychique encore inachevé – et ce qui est puéril, c’est-à-dire un comportement social et individuel appris. Dans un texte antérieur de 1965, il opposait les catégories « enfantin » et « puéril ». Dans ce premier texte, Devereux définissait comme « enfantin » le comportement « spontané, authentique et positif de l’organisme humain à l’état d’immaturité » et comme « puéril » le comportement « que l’adulte inculque à l’enfant au nom des stéréotypes négatifs élaborés par la culture » (1970, p. 140). Le paradoxe qu’il souligne c’est que c’est ensuite ce stéréotype qui est étudié comme la véritable nature de l’enfant, ce que nous avons appelé les représentations ontologiques5 de l’enfant.


L’exemple donné à la suite de ce texte pour différencier ce qui est infantile de ce qui est puéril est celui de la période de latence qui n’existe pas par exemple chez les Mohave ou les Sedang, mais qui existe dans la société occidentale où à cette période la curiosité de l’enfant est investie dans les apprentissages scolaires (épistémophilie ). Il semblerait d’ailleurs selon Devereux que nombre de sociétés traditionnelles n’ont pas de période de latence car en fait, « le passage de l’érotisme infantile à l’érotisme adulte s’opère généralement sans obstruction psychologique » (1970, p. 227). La période de latence construite dans les sociétés modernes serait liée à une peur socialement prescrite ou purement névrotique (ibid.). En revanche, les comportements liés au stade oral, anal , phallique et œdipien sont rattachés par lui au registre infantile, c’est-à-dire à un registre inféré a priori comme « universel » de l’ordre du fonctionnement psychique invariant dans un premier temps.


En ce qui concerne la force des fantasmes parentaux projetés sur l’enfant, il insiste sur deux types de fantasmes : les fantasmes cannibaliques (1966) et les fantasmes appelés par commodité « contre-œdipiens » des parents (1965) qui seraient à l’origine de l’émergence du complexe d’Œdipe chez l’enfant : « Je crois en l’universalité du complexe d’Œdipe, non qu’il soit biologiquement déterminé chez l’enfant, mais parce que le complexe de Laïus ou de Jocaste est biologiquement déterminé chez l’adulte (…) et est induit dès lors par l’adulte chez chaque enfant né et à naître » (1970, p. 142). Ces fantasmes parentaux multiples et prégnants informent le comportement de l’enfant, et prédéterminent les avatars de ce comportement.



Représentations culturelles


Ainsi, Devereux démontrait que l’image que la société a de l’enfant et l’expérience vécue qu’elle détermine influencent la pensée psychologique générale des membres de la société, de même qu’elles jouent sur les modalités du développement de l’enfant. Devereux termine cette démonstration par une mise en garde encore de rigueur aujourd’hui : il en va de même dans notre propre société où les représentations collectives influent largement sur la psychiatrie de l’enfant : position par rapport à la filiation biologique et à l’abandon, représentations des besoins de l’enfant et attentes de la société par rapport à son développement, tolérance du groupe par rapport aux singularités des enfants et à leur comportement familial ou scolaire, niveau d’exigence cognitive, etc.


Mais il complète cette analyse en introduisant une autre distinction : l’enfant doit être humanisé pour devenir un être humain doté d’un psychisme, d’un corps et d’une culture. À ce niveau-là, il introduit une différence fondamentale entre l’acquisition de la culture par l’enfant (humanisation) et l’acquisition d’une culture spécifique (ethnisation ) (1970, p. 371) – les culturalistes à outrance, à notre sens, confondent souvent les deux niveaux. Le terme d’humanisation désigne « l’acquisition de la Culture en soi (qui est autre chose que la culture eskimo ou la culture hottentote) chez l’enfant et la transformation qui d’un spécimen immature de genus homo (au sens zoologique) fait un être humain interviennent simultanément » (ibid.). Ainsi, par exemple, l’enfant qui apprend à parler devient humain et par ce biais, la culture actualise les potentialités de l’homme et celui qui apprend à parler sioux devient un Indien des plaines qui n’est qu’une actualisation spécifique de l’humain (ibid.).


À méconnaître ces distinctions fondamentales infantile/puéril et humanisation/ethnisation , l’on risque de ne pas saisir la complexité des niveaux en jeu dans l’étude de l’enfant, étude qui ne peut être dissociée de l’analyse des fantasmes que les adultes projettent sur l’enfant de manière individuelle, familiale ou plus sociale et de l’observation directe des enfants. Par ailleurs, Devereux a contribué à l’analyse du lien parents-enfants en cherchant à identifier les fantasmes qui les infiltraient et les « difficultés presque insurmontables de la communication entre enfants et adultes » (1965). Ces éléments sont essentiellement théoriques et même s’ils aboutissent à des recommandations dans toute forme de psychiatrie, ils ne posent pas les bases cliniques du champ : comment intervenir, sur quoi… Le projet de Devereux à cette période était plutôt de constituer une « psychologie de l’enfant, libre de tout stéréotype, c’est-à-dire une science véritable qui nous permette d’élever des enfants capables d’édifier un monde meilleur que celui qu’ils tiennent de nous » (1970, p. 142). Ceci sera la base de travaux cliniques qui seront le fondement de l’approche clinique des enfants migrants.



Les études cliniques


Les premières prises en charge cliniques interculturelles et transculturelles sont plutôt à chercher en Afrique Noire, à Dakar (hôpital de Fann) dans les années 1970.


L’équipe de Fann mena des travaux importants sur la question de l’enfant. Parmi l’ensemble des études dirigées par Collomb, deux séries de recherches me paraissent déterminantes pour la construction de l’ethnopsychiatrie clinique de l’enfant :



• tout d’abord les travaux sur le kwashiorkor qui ont donné lieu à des publications multiples dont un texte que nous analyserons plus précisément, celui de Collomb et Valentin (1974) Le kwashiorkor, anorexie mentale de l’enfance, texte méticuleux et rigoureux qui, à partir d’enquêtes psychosociales, oblige à penser le kwashiorkor en termes d’articulation défaillante entre le niveau individuel et le niveau culturel, dans un contexte en rapide transformation ;


• et le texte de Collomb (1974), L’enfant qui part et qui revient ou la mort du même enfant (tjid : d a paxer), texte fourmillant de riches annotations cliniques, précurseur de la démarche ethnopsychiatrique dans le champ des relations mère-enfant.


D’autres textes sont pour nous importants, mais nous les avons déjà analysés dans une étude antérieure (Moro, 1994, p. 68-73), ceux de Rabain (1979 ; 1985) et celui de Zempleni et Rabain (1965) sur l’enfant Nit ku bon, texte qui formalise de manière remarquable un tableau psychopathologique codé par la culture et habité par des problématiques individuelles et familiales et ses implications thérapeutiques.



Les travaux sur le kwashiorkor


Plusieurs publications ont été faites sur ce sujet par l’équipe de Collomb, entre autres celles de Collomb et coll. (1969) et celles de Collomb et Valentin (1974). Le kwashiorkor est considéré comme un syndrome de malnutrition grave et spécifique survenant par carence alimentaire aux alentours du sevrage . La question explorée par Collomb et son équipe pluridisciplinaire était alors la suivante : pourquoi chez des enfants présentant des états de carences protidiques assez semblables, un certain nombre seulement fera un kwashiorkor ? Deux enquêtes vont alors être menées : la première, essentiellement quantitative, consistait à analyser les données sociodémographiques contenues dans plus de 1 000 dossiers d’enfants hospitalisés. La seconde, qualitative, centrée sur les systèmes de représentations, consistait à étudier de manière approfondie les relations interpersonnelles dans les familles qui, selon le terme de Collomb et Valentin, « produisaient du kwashiorkor » (ibid.).



Résultats

Ces enquêtes vont aboutir à des résultats résumés ainsi par Collomb et Valentin (1974, p. 340-1) :



• le kwashiorkor est plus fréquent dans les agglomérations urbaines et rare dans les zones rurales où pourtant la malnutrition protéique est plus importante. Lorsqu’il apparaît en milieu rural, c’est dans un contexte d’appauvrissement familial associé à des contraintes économiques sévères qui disloquent le groupe (Collomb, 1974) ;


• le kwashiorkor apparaît rarement dans les groupes urbains ou suburbains fortement intégrés socialement ;


• les critères socio-économiques habituels n’expliquent pas la distribution de la maladie. Les familles d’enfants qui ont le kwashiorkor ne manquent pas de denrées alimentaires et n’ont pas un niveau économique inférieur ;


• le kwashiorkor augmente dans les populations qui prennent contact avec la vie urbaine. Il concerne essentiellement les premiers enfants de la fratrie utérine, premier et souvent deuxième et troisième enfant(s) ;


• les systèmes de représentations classiques des maladies jusque-là décrits n’intègrent pas le kwashiorkor. Il n’est pas attribué aux Döm, sorcier anthropophage qui dévore le Fit (force vitale de la personne), il n’est pas imputé aux Rab, Esprits des Ancêtres, ni encore aux Djinné, Esprits introduits par l’islam. Il est parfois associé dans la représentation à des maladies comme la rougeole ou la diarrhée. D’autres systèmes de représentation doivent donc être recherchés.



Interprétation

En conclusion de ces enquêtes, le kwashiorkor doit être considéré, selon ces auteurs, comme un indice du dysfonctionnement des nouvelles relations intrafamiliales conséquences de l’adaptation à la nouvelle vie urbaine. Les femmes sont isolées du réseau familial élargi porteur des modèles culturels traditionnels et se retrouvent loin des autres mères. Cette rupture dans la synchronie et la diachronie de la communauté laisse la mère désemparée et en relation duelle avec son enfant qui supporterait, alors, sa frustration, son angoisse et son agressivité (Collomb et coll., 1969; Collomb et Valentin, 1974). Le kwashiorkor est alors considéré comme un véritable sevrage affectif, secondaire à l’abandon par la mère de l’enfant lors de l’arrivée d’un deuxième, non compensé, comme le voulait l’usage dans la famille élargie, par les mères de substitution. Plus précisément encore, il s’agirait d’enfants brutalement séparés d’une mère avec laquelle ils avaient une relation exclusive, étroite et difficile car non médiatisée par le contexte (Collomb, 1974). Ou encore, en utilisant une terminologie plus psychiatrique, on pouvait lire le kwashiorkor comme une anorexie mentale de l’enfance sur un fond de malnutrition chronique – cette anorexie mentale serait liée à une modification brutale des relations mère-enfant secondaire à la séparation du sevrage (ibid.). La démarche originale de ce travail consiste à explorer les représentations spécifiques sous-jacentes au tableau. Collomb et ses collaborateurs cherchent à mettre en évidence, à travers le discours des mères et de l’entourage, la manière dont elles se représentent ce qui arrive à l’enfant. La plupart des énoncés ou des inférences rendent compte d’une mauvaise articulation au niveau de la fratrie entre l’enfant malade et celui à venir :



• le mauvais lait : « L’enfant a bu le lait de la mère enceinte (…) c’est un mauvais lait car destiné à son frère dans le ventre de la mère. (…) il a bu le lait d’un autre » (Collomb, 1974). Collomb interprète ces énoncés culturels comme une agressivité de l’enfant envers la fratrie qui se retourne contre lui ;


• laisser le sable : au moment du sevrage, l’enfant doit cesser de manger du sable. Lait et sable sont considérés comme complémentaires pour la construction et le durcissement de l’enfant si bien que la géophagie est tolérée jusqu’au sevrage. Lorsqu’il devient autonome, il doit abandonner lait et sable et la mère redevient libre pour enfanter. Mais laisser le sable, c’est abandonner aussi son jumeau placentaire enterré dans le sable, ce qui constitue une période de vulnérabilité pour l’enfant (ibid.). Ne pas quitter le sable, c’est ne pas vouloir de frère, c’est se mettre en position de rivalité avec la fratrie et donc en danger ;


• « Votre mère est-elle enceinte, avez-vous attrapé le kwasioko ? » (Collomb et Valentin, 1974). Pour ces auteurs, l’étymologie renvoie à cette même dynamique du passage entre un enfant et l’autre. En langue ga (Ghana), lorsqu’un enfant arrive, celui qui le précède a le kwasioko, ce qui correspond à un état de jalousie à l’égard d’un rival qui veut partager sa nourriture, sa mère, etc.


• En bref, l’on peut énoncer ainsi la pensée étiopathogénique de Collomb et de ses collaborateurs par rapport à l’organisation de la relation mère- enfant dans ce contexte :


• la mère récemment arrivée en ville vit seule ou presque toute cette période de la grossesse, de l’accouchement et du début de la vie de l’enfant. Cet isolement la contraint à établir avec lui une relation duelle qu’elle n’avait jamais expérimentée jusque-là ce qui entraîne une grande vulnérabilité maternelle et une agressivité à l’égard de l’enfant ;


• lors de l’arrivée du deuxième, on infère agressivité et jalousie chez le premier et on le laisse à distance, ce qui peut provoquer une carence affective si d’autres ne prennent pas le relais de la mère.


Ils concluent ainsi : « l’enfant supporte l’agressivité maternelle qui ne trouve pas sa forme. Le mythe collectif a absorbé le fantasme individuel mais ce processus n’est pas suffisant pour une liquidation de l’angoisse maternelle » (Collomb et Valentin, 1974, p. 345).


De cette première série de travaux menés par l’équipe de Collomb se dégagent des caractéristiques novatrices sur le plan épistémologique et clinique mais souvent plus timorées sur le plan thérapeutique. En effet, toutes les enquêtes menées à Dakar ont mis en évidence des liens entre les transformations de l’univers sociofamilial et culturel et la pathologie de l’enfant. Elles établissent avec précision des liens entre un événement de vie, la migration du village à la ville avec ses répercussions sur la famille et le développement de l’enfant. Cette migration, pourtant dans un même pays, s’accompagne d’une véritable transformation des modes de vie et des systèmes de représentations.


Ces auteurs mettent en branle une recherche de sens culturel prenant appui sur les systèmes protecteurs de la famille et de la lignée. Dans, un premier temps, ils constatent que la maladie de l’enfant n’est pas attribuée aux grandes entités décrites par les ethnologues : « elle n’est pas attribuée à une puissance maléfique extérieure mythique ou symbolique » (ibid., p. 341). Selon la logique occidentale, ils recherchaient d’abord une équivalence stricte, à tel symptôme correspond telle catégorie traditionnelle. Dans un premier temps, ils sont également guidés par un principe de la psychiatrie transculturelle naissante qui voulait qu’en Afrique, la cause de la maladie et du malheur d’un individu soit systématiquement recherchée à l’extérieur de l’individu et du groupe, c’est-à-dire que les interprétations soient essentiellement « persécutives » (Ortigues et Ortigues, 1966, p. 235-96). Ils sont alors tentés de s’arrêter là : « elle [la maladie] n’est pas isolée dans une forme spécifique » (ibid.). Mais renonçant peu ou prou à une causalité linéaire typiquement occidentale et a des a priori ethnocentriques – c’est là l’aspect extrêmement novateur de cette démarche – ils aboutissent à la mise en évidence d’un système de représentations complexes incluant les lois culturelles (l’enfant et son double placentaire), le contexte (mère non portée par le groupe), les liens avec la fratrie (jalousie d’un enfant pour son frère), l’enfant et la mère (relation duelle mère-enfant vécue comme menaçante). Mais cette recherche de sens culturel de la part des médecins occidentaux ne s’accompagne pas de la construction de propositions thérapeutiques originales prenant en compte les résultats de l’exploration. Après une première étape descriptive, les auteurs aboutissent à des interprétations psychanalytiques posées comme universelles mais qui n’apparaissent pas pertinentes dans ce sens qu’elles ne peuvent être données à la mère sous quelle que forme que ce soit. Les stratégies culturelles pourtant reconnues et explicitées, par exemple celles contenues dans les manières de dire comme « Il a bu du mauvais lait », sont considérées exclusivement comme des systèmes de défense mis en œuvre pour contrer l’angoisse maternelle. Elles ne sont pas explorées dans leur spécificité. Quand bien même l’hypothèse de l’agressivité, de l’angoisse et de la frustration maternelle retournées contre l’enfant serait vraie, ce qui n’est en aucun cas prouvé, que faire sur le plan thérapeutique avec de telles hypothèses qui ne sont valables que pour celui qui les formule.



L’enfant Tji : d a paxer


Un autre petit texte publié par Collomb en 1974, l’enfant Tji : d a paxer Serer, peut être considéré comme un texte fondateur de l’ethnopsychiatrie clinique de l’enfant6 : « L’enfant qui part et qui revient ou la mort du même enfant ». La traduction littérale de Tji : d a paxer est « esprit mauvais » mais Collomb préféra « l’enfant qui part et qui revient », car cette expression correspond davantage à l’ensemble du tableau. Ce texte concerne les morts successives d’enfants en bas âge d’une même mère en pays Serer au Sénégal . Posant l’hypothèse qu’il s’agit du même enfant qui part et qui revient, les mères se résignent à la mort de l’enfant, elles perdent l’envie de les retenir et s’empêchent de les investir. La question posée par Collomb, dans ce texte est essentiellement thérapeutique : comment permettre à la mère de retenir ses enfants ? L’interprétation individuelle est ici insuffisante car pour la mère, prime l’étiologie culturelle. L’hypothèse de Collomb, pour pertinente qu’elle soit, n’articule pas les deux niveaux culturel et inconscient. Son interprétation est la suivante : le modèle du Tji : d a paxer ne serait-il qu’une défense vis-à-vis de la problématique phallique de la mère ? Une telle formulation est-elle faisable et si oui, quelle efficacité en attendre ? En fait, le texte ne tire pas de conséquence thérapeutique et est même quelque que peu pessimiste : Fatou, la patiente de Collomb, a été hospitalisée avec son enfant et on l’a laissée repartir avec de « bons » conseils diététiques…


Ces textes différencient le plus souvent un niveau individuel (ou idiosyncrasique) et un niveau culturel articulés l’un à l’autre mais dont la nature des liens reste à explorer. Ils mettent en évidence l’importance des croyances autour de l’enfant, croyances qui ne sont « que la projection sur l’enfant de besoins éprouvés par l’adulte et nous renseignent (…) sur ce que l’adulte a besoin de croire au sujet de l’enfant » (Devereux, 1970, p. 147). Ces productions se situent à l’intersection entre le privé et le public, l’intime et le lointain. Ces travaux inscrivent les symptômes de l’enfant dans le vaste champ des systèmes de représentations culturelles propres à la famille. Ils tendent à montrer la nécessité de contextualiser les symptômes de l’enfant et la relation mère-enfant. Mais par quelles modalités de la pensée, par quelles modalités du dire ? Ils montrent, enfin, que les approches occidentales appliquées comme telles ont des limites. Par ailleurs, cette psychopathologie est quelque peu adultomorphique, elle laisse peu de place à l’émergence directe du matériel de l’enfant et à ses significations. L’ethnopsychiatrie de l’enfant à cette période manque encore de matériel direct et de suivis thérapeutiques . Apparaissent cependant des leviers thérapeutiques au sens de Devereux (1970), leviers qui doivent être étudiés plus précisément, les représentations de l’enfant.



Se représenter l’enfant


Décrivons quelques processus culturels actifs en psychothérapie transculturelle parents-enfants. L’analyse des thérapies parents-enfants en situation migratoire a montré que l’on peut définir des paramètres culturels fonctionnels, c’est-à-dire des processus qui génèrent du discours autour de l’enfant . Ces représentations sont de véritables supports d’insight. Nous en avons étudié trois de manière systématique : les matrices ontologiques, les théories étiologiques et les logiques du faire (Moro, 1994, p. 200-5).



Sa nature


Les matrices ontologiques désignent les représentations que les parents ont de l’enfant, de sa nature – ou plus précisément, comme le précisait Devereux, la nature de l’enfant telle que les adultes et les parents l’imaginent, le fantasment et donc le fabriquent – de son identité, de son origine, des modalités de son développement, de ses besoins et de ses liens avec la famille. Elles sous-tendent aussi tous les actes que les parents effectuent vis-à-vis de l’enfant. Ces représentations culturelles préexistent à l’enfant, elles constituent une sorte d’image qu’il va venir habiter. Nous avons proposé de l’appeler le berceau culturel. Elles déterminent la manière dont l’enfant est investi et donc perçu (selon l’expression de Lebovici). Elles influent sur la manière dont on entre en relation avec lui. Les logiques de cette théorie doivent être explorées en fonction des groupes. Elles sont nombreuses et variées. Elles existent pour tous les enfants. Pour certains enfants qui présentent des particularités, des enfants singuliers, on parle d’enfant-ancêtre porteur d’un message de l’ancêtre, d’enfant génie, d’enfant lié au monde de la brousse, d’enfant dévoreur de ses propres parents ou de ses frères et sœurs, d’enfant parasite, d’enfant cannibale, etc. autant de formes culturelles qui contiennent sans doute, on en reconnaît les méandres, des désirs infantiles refoulés des adultes mais pour autant, ils ne peuvent être interprétés comme tels ou seulement comme tels, c’est-à-dire comme des désirs inconscients individuels car ils n’appartiennent pas en propre aux parents ou à un individu mais à un groupe. L’individu puise dans un réservoir de représentations ontologiques forgées avant lui et qu’il contribue à nourrir. Mais ce processus d’appropriation ne doit rien au hasard dans la mesure où le choix constitue l’intersection entre le collectif et le singulier.

Stay updated, free articles. Join our Telegram channel

Jun 2, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Parents-enfants en situation migratoire une nouvelle clinique des métissages

Full access? Get Clinical Tree

Get Clinical Tree app for offline access