Méthodes en recherche transculturelle
Thierry Baubet, Dalila Rezzoug, Gesine Sturm et Olivier Taïeb
L’épidémiologie psychiatrique comparative en situation transculturelle s’est développée dans les années 1970 sous l’impulsion de l’Organisation mondiale de la santé . Assez rapidement, les limites de tels travaux comparatifs sont apparues, et de nouveaux paradigmes méthodologiques ont été développés.
Les grandes études comparatives
Elles reposent sur une démarche classificatoire basée sur les critères nosologiques établis au sein des cultures occidentales dans une optique biomédicale, et sur l’opposition entre les éléments pathogéniques et des facteurs pathoplastiques au rang desquels les aspects culturels et sociaux. Il s’agit donc de vérifier l’existence de syndromes définis dans les pays occidentaux, au sein de différentes cultures. D’une certaine manière, ce travail présuppose l’existence d’invariants universels dans les catégories diagnostiques et les manifestations symptomatiques.
Murphy et coll. (1964) sont les premiers à avoir réalisé une étude épidémiologique internationale dans 30 pays, qui concernait la dépression. Ils retrouvèrent quatre signes cliniques (humeur déprimée, variations nycthémérales, insomnie, perte de l’intérêt pour l’environnement) de manière constante dans 21 pays. Dans les neuf autres pays, essentiellement non occidentaux, ces signes n’étaient pas retrouvés fréquemment chez les patients déprimés, les symptômes somatiques de dépression y étaient plus constants (fatigue, anorexie, perte de poids, trouble de la libido). Ce travail a eu le mérite de souligner les variations internationales de la symptomatologie, cependant cette étude n’était pas contrôlée.
Marsella et coll. (1985) ont énoncé cinq hypothèses pour rendre compte des difficultés rencontrées :
2. les critères diagnostiques utilisés dans les études épidémiologiques varient ;
3. les techniques d’échantillonnage diffèrent ;
4. les modalités « non occidentales » de souffrance dépressive ne sont pas toujours prises en compte ;
5. la question de la validité du diagnostic dans différents groupes culturels a été peu étudiée.
Ces mêmes auteurs (Sartorius, 1975 ; Marsella, 1978) avaient préalablement identifié quatre étapes dans la conduite d’études épidémiologiques transculturelles, à partir de l’exemple de la dépression :
De grandes études épidémiologiques internationales contrôlées ont été réalisées par l’Organisation mondiale de la santé, par exemple l’Étude pilote internationale sur la schizophrénie (OMS, 1973 ; 1979) et l’Étude OMS sur les troubles dépressifs dans différentes cultures (OMS, 1983). Cette dernière étude, par exemple, concernait 573 patients dans cinq pays (Canada, Inde , Iran , Japon , Suisse ). Les « cas » étaient sélectionnés sur un test de screening, étaient interviewés par un clinicien expérimenté au moyen d’un instrument standardisé (The WHO Schedule for Standardized Assessment of Depressive Disorders [SADD]). Les résultats de ces études furent jugés assez décevants par les anthropologues et par de nombreux psychiatres. D’autres études ont été réalisées depuis sur les troubles psychotiques (Baubet et coll., 2009) et dépressifs (Baubet et coll., 2010).
Limites de ces travaux
Validation transculturelle des instruments standardisés
Les instruments psychométriques standardisés sont fréquemment utilisés en situation transculturelle, que ce soit dans une approche dimensionnelle ou catégorielle. Pourtant, la question de la validité transculturelle de ces instruments est rarement abordée, et souvent ceux-ci sont simplement traduits. Trois étapes sont nécessaires à la validation transculturelle des instruments de mesure en santé mentale1. En premier lieu se pose la question de la traduction de l’instrument, et de la vérification de son équivalence. Flaherty et coll. (1988, p. 258) ont écrit cinq niveaux d’équivalence devant être respectés entre l’instrument original et sa traduction :
2. équivalence sémantique : le sens de chaque item est le même après traduction ;
4. équivalence de critère : l’interprétation et la mesure de la variable restent les mêmes ;
5. équivalence conceptuelle : l’instrument mesure le même construit théorique dans chaque culture.
Ces concepts d’équivalence sont particulièrement complexes : l’équivalence sémantique, par exemple, nécessite souvent bien plus qu’une simple traduction : il faut alors trouver une équivalence de sens au travers d’une expression, mais dans certains cas cela n’est pas suffisant et la situation décrite dans un item n’existe pas dans la culture considérée. Il faut alors utiliser d’autres situations en préservant l’objectif et le sens visé (Guillemin et coll., 1993). Certaines cultures par exemple n’encouragent pas la description du comportement par des adjectifs, ni par l’usage des termes « vrai/faux » (Marsella et coll., 1985). De manière pratique Sartorius et Janca (1996) ont précisé la méthodologie adoptée par l’OMS, laquelle repose sur les travaux de Brislin (1986) et sur sept étapes :
1. établissement d’un groupe bilingue d’experts ;
2. examen de la structure conceptuelle de l’instrument par les experts ;
3. traduction ;
4. examen de la traduction par les experts ;
5. examen de la traduction par un groupe monolingue ;
6. traduction reverse en aveugle ;
Van Ommeren et coll. (1999) ont proposé un guide de traduction (translation monitoring form) relativement simple qui permet d’améliorer la qualité de celle-ci.
La deuxième étape est celle de la vérification empirique de la validité de l’instrument : validité de contenu, validité concomitante, validité de construit et fidélité, lesquelles nécessitent des procédures spécifiques (Haccoun, 1987 ; Vallerand, 1989). Enfin, la troisième étape nécessite d’établir des normes qui soient adaptées au contexte culturel.
Une homogénéisation des catégories
On voit la difficulté et la complexité de cette démarche. Pourtant, elle n’apparaît pas suffisante. En effet, cette méthodologie ne prend pas en compte les données anthropologiques sur l’expérience vécue par les sujets souffrant de troubles psychiques, autrement dit, elle perpétue l’opposition forme/contenu qui sous-tend les conceptions biomédicales occidentales de la maladie mentale. Nous souscrivons en cela aux propos de Guarnaccia et coll. (1990, p. 1455) : « La validité transculturelle ne peut exister que si les catégories locales de l’expérience vécue sont intégrées dans les schémas d’évaluation. Sans cela, la recherche restera une sorte de manière coloniale d’imposer des catégories d’expérience occidentales, certaines étant partagées mais beaucoup présentant d’importantes différences ». Ceci explique que les résultats de ces travaux aillent généralement dans le sens d’une uniformité. Lorsque les différences sont discutées c’est souvent dans des termes réducteurs (pays développés vs en voie de développement) ou bien pour conclure à une trop grande complexité du matériel recueilli le rendant ininterprétable (Simon et coll., 1996). Selon Kirmayer et Minas (2000) : « L’absence d’attention portée aux variables sociales et culturelles ainsi qu’aux recherches ethnographiques sur les réalités sociales et culturelles de ces populations produit des données qui ne reflètent que pauvrement la réalité locale. »
Fiabilité versus validité
Pour certains chercheurs, l’homogénéité transculturelle apparente retrouvée à travers ces études pourrait ne constituer qu’un artefact sans validité culturelle dans les groupes étudiés (Canino et coll., 1997). La question de la fiabilité diagnostique, c’est-à-dire l’exigence d’une cohérence diagnostique entre cliniciens concernant un même patient, est centrale dans la psychiatrie occidentale moderne, et notamment dans le DSM (Kirk et Kutchins, 1998), reléguant au second plan la question de la validité culturelle des catégories ainsi définies. Pourtant, comme le font remarquer non sans humour Lewis-Fernandez et Kleinman (1995) : « Le manque de validité n’est pas compensé par la fiabilité. L’erreur d’identification d’une catégorie, même fiable, reste invalide ». Différents travaux ont mis en cause parfois sévèrement les résultats des études épidémiologiques réalisées en situation transculturelle au cours desquelles les conséquences de la situation transculturelle ont été insuffisamment prises en compte. Guarnaccia et coll. (1990) ont par exemple passé en revue les études épidémiologiques disponibles sur la santé mentale des Puerto-Ricains et d’autres Hispano- Américains à New York . Celles-ci montraient une prévalence de troubles mentaux beaucoup plus élevée que pour les autres communautés. Différents travaux réalisés ultérieurement (Canino et coll., 1987 ; 1997) ont montré que ces différences étaient reliées à des facteurs sociodémographiques et qu’il existait des variations importantes parmi les sous-groupes d’Hispano-Américains (selon leur région d’origine et leur région de résidence aux États-Unis par exemple).

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