L’étude du bilinguisme précoce
une recherche transculturelle
Dalila Rezzoug, Malika Bennabi-Bensekhar et Marie Rose Moro
Le bilinguisme pose des problèmes complexes, dont certains sont objet de controverses. L’une des questions les plus débattues est de savoir s’il est bénéfique de transmettre la langue maternelle aux enfants de migrants et à ceux qui vivent dans un contexte plurilinguistique à une période de leur développement. Des réponses à cette question, dépendent à la fois des dispositifs éducatifs et des stratégies de soins. Car transmettre sa langue n’est pas seulement un acte linguistique, c’est également un processus de transmission culturelle et identitaire, qui influe sur la construction de la parentalité (Moro, 2007) et celle de la personnalité et des affiliations de l’enfant (Bensekhar-Bennabi et Serre, 2005).
L’équipe pluridisciplinaire du Centre du langage a été reconnue centre référent langage (Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Avicenne) en 2001 avec, sur le plan de la recherche, une mission d’étude des bilinguismes actuels. C’est un centre de référence nationale pour les troubles du langage (ministères de la Santé et de l’Éducation nationale) et internationale pour le bilinguisme . Il a une mission d’évaluation, de soins, de recherche et de formation. Du fait de la population multiculturelle qu’il reçoit (enfants de parents migrants venant selon les années de plus de 25 pays différents en moyenne), il a été confronté rapidement aux carences d’outils pour évaluer et soigner les enfants dont la langue maternelle n’est pas le français (Fantini et Beviliacqua, 2007). De ce constat est né notre projet de recherche sur le bilinguisme, dans la continuité des recherches transculturelles menées par l’équipe avec les enfants (Bialystok, 1991 ; De Plaen et coll., 1998 ; Réal et Moro, 2002 ; Moro, 2003) et du travail réalisé avec les parents migrants et les familles (Moro, 2004).
D’après les travaux réalisés sur le sujet en France (ibid.), 5 à 15 % des enfants auraient développé un bilinguisme équilibré et bénéficieraient des avantages cognitifs et affectifs associés à cette double compétence linguistique. D’autres études, basées sur des données déclaratives démographiques se sont intéressées aux pratiques langagières chez les enfants de migrants et ont montré par exemple que 15 % des enfants d’origine algérienne déclaraient un usage exclusif de l’arabe avec leurs parents, contre 41 % pour un usage mixte et 43 % pour usage exclusif en français. Par ailleurs, parmi les jeunes d’origine étrangère en mesure de parler leur langue maternelle (sur les déclarations : 69 % des jeunes d’origine algérienne, 91 % des jeunes d’origine espagnole et 84 % des jeunes d’origine portugaise) une majorité en ont abandonné l’usage avec leurs propres enfants (deux tiers des jeunes d’origine algérienne, 80 % des jeunes d’origine espagnole et 75 % des jeunes d’origine portugaise (Tribalat et al., 1996). Ainsi, le bilinguisme se vit de façon singulière d’un sujet à l’autre et pour un même individu, cette expérience prend des formes différentes selon les âges de la vie, les lieux et les niveaux atteints dans les différents idiomes (Rezzoug et Moro, 2011).
En population clinique, nous rencontrons des enfants, migrants eux-mêmes ou enfants de migrants qui apprennent la langue française notamment à l’entrée à l’école. Certains d’entre eux restent dans l’interlangue : ils ne peuvent réaliser le passage d’une langue à l’autre, d’autres présentent des troubles du langage qui nécessitent une évaluation bilingue.
État de la question
Définition du bilinguisme
Le bilinguisme est relatif. La difficulté à préciser le seuil à partir duquel le bilinguisme est considéré comme effectif souligne que, de fait, la maîtrise des deux langues est inégale. De multiples facteurs propres à l’histoire du sujet, à la place et aux fonctions des langues dans son environnement, contribuent à la dissymétrie de compétence dans les deux langues. Le bilingue est le sujet qui, placé dans une configuration familiale ou sociale l’incitant à développer et à entretenir des compétences linguistiques doubles, possède des compétences minimales dans les deux langues qui lui sont données à apprendre (Hamers et Blanc, 1983 ; Bialystok, 1991 ; Grosjean, 1982).
Pour Hamers et Blanc (1983), il convient de distinguer la bilingualité du bilinguisme. La bilingualité est comprise comme « un état psychologique de l’individu qui a accès à plus d’un code linguistique » (ibid.). Dans ce cas, le degré d’accès aux codes varie selon un certain nombre de dimensions, notamment d’ordre cognitif, sociologique, culturel et linguistique. Dans la situation « idéale », le bilinguisme est équilibré (ibid.), l’individu étant également compétent dans les deux langues. Dans cette situation, la maîtrise de deux idiomes linguistiques permet une expression fluide et en même temps suffisamment riche dans les registres factuel, émotionnel et symbolique.
Le bilinguisme est considéré comme dominant lorsque la compétence dans une langue est supérieure à l’autre. La dominance n’est pas nécessairement à l’avantage de la langue maternelle, comme le montre la situation des enfants issus de la migration, chez lesquels l’acculturation et la scolarisation dans le pays d’accueil restreignent les compétences en langue maternelle, alors même qu’ils sont considérés par les professionnels comme des allophones (ayant une langue maternelle autre que le français). Bien entendu, une multiplicité de facteurs comme l’intensification des échanges linguistiques dans une langue seconde et la diminution des communications dans la langue maternelle contribuent à ce déséquilibre entre les deux. Notre pratique professionnelle dans le domaine de la santé mentale, dans un contexte d’hétérogénéité culturelle, nous a permis de constater qu’à ces deux facteurs s’ajoute celui de la dévalorisation des langues dites « d’origine ».
Bilinguisme et acquisition : les effets cognitifs positifs du bilinguisme
Dès la fin de la vie intra-utérine, les fœtus ont certaines capacités auditives. À la naissance, ils disposent d’une remarquable sensibilité auditive qui leur permet, potentiellement, de distinguer les phonèmes de toutes les langues. On pourrait presque parler d’oreille universelle. S’ils étaient exposés à une grande diversité de langues à cette époque de la vie, ils pourraient percevoir puis produire n’importe quel phonème. Mais sous l’influence de la langue qui est parlée autour d’eux, leur système phonologique se spécialise et se restreint (De Boysson-Bardies, 2004). En étudiant les compétences phonologiques d’un enfant acquérant le langage dans un milieu bilingue, on a montré que la capacité à distinguer à quelle langue appartiennent des signaux acoustiques différents émerge très tôt. L’enfant est capable de différencier sa langue maternelle d’une autre dans la période prélinguistique, c’est-à-dire avant un an, lorsque les phonèmes de sa langue commencent à se mettre en place (Bijeljac-Babic, 2000).
Ainsi, grâce aux processus de plasticité, plus l’exposition à une langue est précoce, plus son apprentissage est aisé. En ce sens, il semble préférable de favoriser la mise en place d’un système langagier double dans la période où l’enfant structure son langage. De plus, les bilingues précoces bénéficient de leur condition d’enfant ; ils sont moins inhibés et peu influencés par la crainte de se tromper qui intervient davantage à l’adolescence. Dès lors que l’on admet que le plurilinguisme précoce est un levier du développement de l’enfant, on peut affirmer le caractère bénéfique de la pratique du bilinguisme et des langues familiales des migrants.
Avant les années 1960, les recherches sur le bilinguisme tendaient plutôt à démontrer les désavantages cognitifs du bilinguisme. Venant en particulier des États-Unis, elles s’inscrivaient dans le contexte de la migration hispanique provenant de milieux socioculturels très défavorisés. Depuis plusieurs années, les avantages du bilinguisme aux plans cognitif et psychopathologique (Epstein et coll., 2003 ; Vuorenkoski et coll., 2000) ont été de plus en plus soulignés dans la littérature, par exemple à l’adolescence dans les études de Chen et coll. (2000), de Chien et coll. (2002), de Gfroerer et Tan (2003) ou de Moro (2007).
Une recherche d’Ellen Bialystok (Bialystok et coll., 2004) a montré, chez des sujets âgés, les effets positifs du bilinguisme, qui permettrait d’atténuer l’impact négatif du vieillissement sur les fonctions cognitives.
En 1962, l’étude de Peal et Lambert a été la première à proposer une méthodologie rigoureuse comparant bilingues et monolingues appariés par l’âge, le sexe, le niveau socio-économique et s’appuyant sur une définition claire du bilinguisme. Depuis, la plupart des études ont mis en évidence la flexibilité cognitive permise par le passage d’un système de symboles à un autre (Bialystok et coll., 2004).
Aujourd’hui, il existe un relatif consensus sur l’idée (Hamers et Blanc, 1983 ; Bialystok, 1991) que la coexistence de deux systèmes linguistiques génère des connaissances d’un ordre métalinguistique, avec une meilleure conscience phonologique et de meilleures aptitudes dans les jugements de grammaticalité ou les tâches de catégorisation. D’autre part, les facteurs personnels interviennent dans la qualité du bilinguisme, en lien avec la configuration sociolinguistique dans laquelle le sujet vit (Mackey, 1976). Ces contraintes psychologiques et sociales influencent l’expression du bilinguisme.
Les enfants de migrants qui sont au centre de notre projet bénéficient-ils des mêmes avantages du bilinguisme ? Ces enfants ont la particularité d’avoir pour parents des immigrés issus de pays divers, d’appartenir aux catégories les moins favorisées et de venir de pays où le multilinguisme est prépondérant. Dans de tels cas, les familles que nous rencontrons, lorsqu’elles ne sont pas déjà bilingues, ont au moins une langue à transmettre à leurs enfants qui doivent par ailleurs apprendre le français dès l’école maternelle.

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