Les soins en situation transculturelle
Marie Rose Moro et Thierry Baubet
« L’analyste reste en effet facilement prisonnier de sa formation. Son savoir spécifique, lui-même acquis et fortement marqué par des affects de transfert, risque non seulement de propager un certain terrorisme théorique – ce qui entrave la liberté de penser et de questionner – mais aussi de gêner sa pratique. Tout ce que l’analyste a manqué d’explorer dans sa psychanalyse personnelle est à l’origine de son aveuglement et de sa surdité à l’égard de ses futurs patients »
McDougall, 1978, p. 8
La relation thérapeutique, c’est-à-dire celle que le thérapeute tente d’établir avec son patient, est une relation complexe dont on commence à peine à identifier les composantes. On a trop longtemps pensé que pour en préserver l’efficacité, il fallait qu’elle reste énigmatique, construite par une sorte d’alchimie. L’ouverture du champ psychothérapique sur des recherches pluridisciplinaires a permis de transformer cette relation clinique en un véritable objet d’étude reconnaissant sa rationalité spécifique. L’apport, en effet, des sciences du langage et tout particulièrement de la pragmatique, des sciences cognitives, des théories de la communication, des recherches sur les psychothérapies, etc. a permis d’imaginer que l’on pourrait analyser, avec des outils extérieurs à l’entretien, les processus à l’œuvre dans nos dispositifs. Dans cette perspective, on a essentiellement à notre disposition des travaux américains et canadiens1. Ces recherches sont novatrices dans la mesure où elles appréhendent l’entretien d’abord selon la perspective de l’efficacité et du changement et pas seulement en termes de définition et de procédure. La relation thérapeutique s’appuie sur des implicites culturels partagés par ceux qui l’engagent. Ainsi en ce qui concerne la psychothérapie avec des migrants, ces présupposés ne sont pas nécessairement partagés, ce qui nécessite une complexification de nos manières de faire permettant de construire, ce qui d’habitude est premier et implicite, le contenant même de l’interaction : la culture . Il importe alors de définir brièvement la culture .
Penser
Un point est admis par tous : « Il n’existe pas d’homme sans culture ». Roheim l’avait souligné dès 1943 : « (…) culture signifie humanité, car même les manifestations les plus élémentaires de l’existence humaine (…) peuvent être considérées comme les commencements de la culture » (p. 31). L’idée d’un homme à l’état de nature, d’un homme universel existant en dehors de toute culture correspond à une hypothèse maintenant réfutée.
La culture du dedans
La philosophie définit habituellement la culture comme un découpage rationnel pour appréhender le monde. Toute culture définit des catégories qui permettent de lire le monde et de donner un sens aux événements. Ces catégories, arbitraires dans la mesure où elles varient d’une culture à une autre (réalité/non-réalité ; humain/non-humain ; le même/l’autre, etc.), peuvent être considérées comme des schèmes culturels transmis de manière implicite. Se représenter, c’est, « tailler dans le réel », c’est choisir des catégories communes pour percevoir le monde de manière ordonnée. Ces mondes partagés fondent la pertinence des représentations pour un groupe donné. Ainsi, un système culturel est constitué d’une langue, d’un système de parenté, d’un corpus de techniques et de manières de faire, la parure, la cuisine, les arts, les techniques de soins, les techniques de maternage, etc.2 Tous ces éléments épars sont structurés de manière cohérente par des représentations. Ces représentations culturelles sont les interfaces entre le dedans et le dehors, elles sont le résultat de l’appropriation par les individus de systèmes de pensée d’origine culturelle. Elles permettent l’expérience subjective. Le sujet incorpore ses représentations et, il les retravaille à partir de ses propres mouvements, ses conflits internes et ses traits de personnalité. Qu’en est-il alors de la culture du point de vue du sujet lui-même ? La culture permet un codage de l’ensemble de l’expérience vécue par un individu, elle permet d’anticiper le sens de ce qui peut survenir et donc de maîtriser la violence de l’imprévu, et par conséquent du non-sens. La culture cherche à mettre à la disposition du sujet une grille de lecture du monde. Ce codage est un processus constitué d’ingrédients complexes, d’inférences ontologiques (la nature des êtres et des choses), mais aussi d’inférences de causalité permettant de donner un sens à un événement répertorié (Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi moi à ce moment-là ?, etc.) (Sindzingre, 1989). À l’intérieur de ces systèmes culturels d’une extraordinaire complexité et toujours en mouvement, il faut identifier certains des éléments efficients pour comprendre et soigner la souffrance psychique en situation transculturelle.
L’énigme de la maladie
Tomber malade soi-même, être en difficulté avec son enfant, perdre un de ses proches… est non seulement le signe d’un grand désordre et d’une grande souffrance, mais aussi un grand scandale que l’on va tenter d’apaiser en cherchant un sens, des sens possibles même s’ils sont transitoires. Toutes les sociétés tentent de penser l’insensé selon la belle expression de Zempléni (1985) pour définir les théories étiologiques, c’est-à-dire les théories culturelles sur lesquelles on s’appuie pour survivre à la douleur et au non-sens. On évoquera l’intervention d’êtres culturels : divinités, génies des eaux, des marigots ou de la terre (possession ) ; des processus techniques, sorcellerie , maraboutage, interventions magiques, etc. ; la transgression de tabous ou d’interdits ; l’intervention des Ancêtres, le retour des morts, etc. Ces énoncés sont d’abord des processus avant que d’être des contenus. Ils sont constitués d’un corps organisé d’hypothèses qui n’appartiennent pas en propre à l’individu mais qu’il s’approprie en partie, à un moment donné de sa vie, quand il en a besoin. Ces hypothèses sont mises à sa disposition par le groupe et sont transmises sous de multiples formes : par l’expérience, par le récit, par des énoncés non langagiers comme les rituels, par les techniques du corps, par les techniques de soins, etc. Ce sont des mécanismes de production de sens, in fine individuel, et donc très variables de l’un à l’autre et très mouvants dans le temps. Les théories étiologiques sont des « formes vides » suffisamment générales et implicites pour être pertinentes à tous les individus d’un même groupe culturel (ibid., p. 21).
L’être, le sens et le faire
Enfin, toute théorie étiologique énoncée implique ipso facto une technique de soins particulière. Ici, si l’on est possédé par un esprit, il faut alors négocier avec lui en effectuant un rituel de possession ; là-bas, si les Ancêtres ont été offensés, il est impératif de réparer cet acte par un sacrifice … Le couple efficient est constitué par la théorie étiologique associée à la technique thérapeutique correspondante. Donc toute théorie étiologique contient, en elle-même, une forme, une parole et un acte. L’on comprend alors la fonction dynamique des théories étiologiques : loin de révéler la cause ultime du mal, elles « imposent » en fait une « procédure » (Nathan et Moro, 1989). L’efficacité est dans la procédure et ses conséquences pour le groupe et l’individu et non dans le contenu de l’énoncé lui-même. On a montré que trois niveaux doivent être plus particulièrement explorés pour coconstruire un cadre culturellement pertinent3 :
• le niveau étiologique, le sens : quel sens donner au désordre qui l’habite ? Comment tenter de répondre aux questions par rapport à la maladie ? Comment penser les conséquences de ce désordre ? Pourquoi suis-je tombé malade ? Pourquoi mon bébé ne se développe t-il pas bien ?
• les logiques thérapeutiques, le faire : quelle est la logique de l’action de soins à entreprendre ? Comment faire pour réordonner les mondes après la confusion du désordre… ? Par quelles logiques doit passer la transformation de l’être pour guérir… ?
Ainsi, par exemple devant une attaque sorcière (théorie étiologique culturelle qui peut donner un sens à un désordre psychique), la logique étiologique est celle de l’effraction d’un être en devenir, en passage (théorie ontologique) et celle de la vulnérabilité de cet être à un moment de sa vie – vulnérabilité à cette violence qui lui est faite. La logique thérapeutique correspondante est celle de la gestion des conflits (violence, agressivité, sexualité, jalousie, etc.) et de la protection de l’être (par des objets, des réunions familiales, etc.). Ces trois niveaux (l’être, le sens et le faire) participent à la construction d’une pensée pour un individu donné à un moment précis de son histoire.
La culture devient ainsi un ensemble dynamique de représentations mobiles en continuelles transformations s’emboîtant les unes dans les autres ; un système ouvert et cohérent avec lequel le sujet est en constante interaction. À cette dimension de l’appartenance culturelle, il faut adjoindre la dynamique de l’événement migratoire, ses conséquences potentiellement traumatiques pour l’individu et toujours, l’acculturation secondaire à cette migration.
Le trauma migratoire
Un homme, une femme décident d’agir sur le monde et de construire leur destin en quittant leur pays. Le corps se projette vers l’avant et le futur, et l’âme ? Elle suit, disent ces Indiens qui, lorsqu’ils chevauchent longtemps, font régulièrement des pauses car « l’âme chemine plus lentement et le corps – en avant – doit lui laisser le temps. Qu’elle puisse le rejoindre » (Bertina, 2001, p. 14). Dans la migration, le corps se propulse en avant, dehors, dans le nouveau monde et l’âme, derrière, virevolte, avance puis s’arrête, suspend son mouvement comme effrayée par la rencontre, puis reprend son chemin, elle doit suivre le corps. Parfois dans ce périple, l’âme s’égare. Il en est de même pour le fonctionnement psychique. Dans ce mouvement, reste un point fixe : le corps qui parfois souffre et se rebelle. Quelles que soient les formes de la souffrance, quelques principes guident notre travail de clinique transculturelle, nous allons les décrire.
Faire
Notre pratique transculturelle, parfois appelée en France ethnopsychanalyse parce qu’elle s’appuie sur l’anthropologie et la psychanalyse, repose sur la méthode du complémentarisme.
Complémentarisme, décentrage et universalité psychique
Il est vain d’intégrer de force dans le champ de la psychanalyse ou dans celui de l’anthropologie exclusivement certains phénomènes humains. La spécificité de ces données réside justement dans le fait qu’elles nécessitent un double discours obligatoire mais non simultané (Devereux, 1972, p. 14). Cette pratique s’appuie sur un second principe déjà analysé, celui du décentrage – construire une position intérieure qui permette de ne pas ramener de l’inconnu à du connu. Le complémentarisme implique une double lecture au moins de chaque récit et contribue à ce décentrage. L’unicité ramène au même et donc à moi, alors que le pluriel contraint à la multiplicité des références et donc à la distance. C’est cet écart qui permet le décentrage. Complémentarisme et décentrage sont des composantes essentielles de la clinique plurielle et donc de la clinique de demain. Pour ce faire, elle doit s’appuyer sur une identité professionnelle assurée et des principes sans faille, en particulier, celui de l’universalité psychique.
Sur le plan théorique, en effet, il est un postulat sans lequel l’ethnopsychanalyse n’aurait pu se construire, c’est celui de l’universalité psychique, c’est-à-dire l’unité fondamentale du psychisme humain (Devereux, 1970). De ce postulat découle la nécessité de donner le même statut éthique mais aussi scientifique à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques, à leurs manières de vivre et de penser, pour différentes et parfois déconcertantes qu’elles soient… Énoncer un tel principe peut paraître une évidence, les implicites de nombreuses recherches dites scientifiques menées hier et même encore aujourd’hui sont là pour rappeler que ce principe est trop souvent oublié. De même l’exclusion de fait de certains patients migrants des dispositifs psychothérapiques doit aussi nous interroger sur cette question. Une autre caractéristique humaine universelle est bien entendu le fait que tout homme a une culture et que c’est peut-être cela qui fonde son humanité et son universalité (Nathan, 1986). Travailler sur le particulier sans spéculer sur un universel, non connaissable d’emblée mais trop souvent inféré sans le détour du particulier, telle est une des approches de l’ethnopsychanalyse – l’universel étant un point vers lequel tend toute connaissance en sciences humaines sans être jamais certaine de l’avoir trouvé. Complémentarisme et décentrage sont ici deux des positions qui nous semblent à même de nous aider à le faire.
Sur ces principes s’est d’abord construite la théorie (Devereux), puis a été lancée la technique avec ses multiples variantes et parfois controverses (Nathan, Moro, Kouassi, Ferradji, Yahyaoui, Mestre, etc. en France, Von Overbeck en Suisse , Pierre en Belgique ou encore Rousseau, De Plaen au Canada , etc.)4. La technique, elle aussi nécessairement complémentariste, est toujours en construction. Cependant certains paramètres semblent maintenant bien établis (Moro, 1994 ; 1998 ; 2002) : la nécessité d’un groupe de thérapeutes dans certaines situations, l’importance de la langue maternelle du patient et surtout la possibilité du passage d’une langue à l’autre, la nécessité de partir des représentations culturelles du patient, etc.
Analysons quelques-uns des paramètres importants du dispositif à géométrie variable qui propose des suivis en individuel et en groupes de cothérapeutes (De Plaen et coll., 1998).
Un dispositif métissé et cosmopolite
Décrivons le dispositif d’Avicenne à Bobigny dans la banlieue Nord de Paris. À cette consultation, nous travaillons avec une équipe de cothérapeutes (médecins et psychologues mais aussi infirmières, travailleurs sociaux, etc.), d’origines culturelles et linguistiques multiples, formés à la clinique et pour la majorité d’entre eux à la psychanalyse et initiés à l’anthropologie . Nous consultons toute la semaine en individuel et en groupe de thérapeutes. Être soi-même migrants n’est ni une condition nécessaire ni suffisante pour faire de l’ethnopsychanalyse . Ce qui importe c’est d’avoir fait l’expérience du décentrage et de se familiariser avec certains systèmes culturels. Le groupe permet que les expériences des uns et des autres se potentialisent. C’est l’apprentissage et la pratique intime de l’altérité et du métissage qui sont recherchés et pas ceux du même : un patient kabyle ne sera pas reçu par un thérapeute kabyle … Le dispositif proposé est par nature métissé et centré par la notion d’altérité.
Nous recevons des patients de tous horizons. Certains viennent d’Afrique noire, d’autres du Maghreb , d’autres encore d’Asie du Sud-Est , des Antilles , de Turquie , du Sri Lanka , d’Europe centrale, etc.
Soigner de manière plurielle
Nous recevons la plupart des enfants et de leurs familles en individuel avec l’aide d’un traducteur si nécessaire et dans certains cas, nous nous faisons aider d’un groupe de cothérapeutes. Même si ce dispositif groupal n’est utilisé que dans une minorité de situations, c’est lui que nous allons décrire ici en détail car c’est le plus spécifique ; c’est aussi celui qui nous a permis d’expérimenter des approches nouvelles ; c’est enfin celui qui soulève le plus d’interrogations car c’est le plus éloigné de la pratique habituelle en Europe.
Ce dispositif est constitué par un groupe de thérapeutes qui reçoit le patient et sa famille (en général, une dizaine de cothérapeutes). Dans les sociétés traditionnelles, l’individu est pensé en interaction constante avec son groupe d’appartenance. D’où l’importance d’un groupe dans les situations de soins. De plus, la maladie est considérée comme un événement ne concernant pas seulement l’individu malade, mais aussi la famille et le groupe. Par conséquent, elle est soignée sur un mode groupal : soit par le groupe social, soit par une communauté thérapeutique . Le traitement collectif de la maladie permet un compromis entre une étiologie collective et familiale du mal et une étiologie individuelle.
Les soignants qui nous ont adressé la famille participent en général à cette consultation, au moins la première fois, dans la mesure où ils sont porteurs d’un « morceau de l’histoire de la famille ». Nous souhaitons qu’ils participent à l’ensemble de la thérapie ou des consultations thérapeutiques. Cette présence active évite que la prise en charge transculturelle soit une nouvelle rupture dans le chemin long et souvent chaotique de ces familles qui ont, le plus souvent, un parcours thérapeutique antérieur conséquent.
En plus de ces fonctions – modalité culturelle de l’échange et du soin, coconstruction d’un sens culturel, étayage du patient –, le groupe permet aussi une matérialisation de l’altérité (chacun des thérapeutes étant d’origine culturelle différente) et une transformation de cette altérité en levier thérapeutique , au sens de Devereux (1972), c’est-à-dire de support de l’élaboration psychique. Le métissage des hommes et des femmes, des théories, des manières de faire est un facteur implicite du dispositif.
De même quel que soit le symptôme pour lequel on nous consulte, quel que soit l’âge du patient, bébé, enfant, adolescent, adultes, la famille est conviée à venir avec le patient, l’entourage étant souvent porteur d’une partie du sens.

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