6. Les menstruations
H. Jacquemin
Introduction
Le passage de l’enfance vers le monde adulte pour le sexe féminin est marqué par l’arrivée des menstruations. La période de fécondité de la femme est rythmée par les saignements qui surviennent à intervalles plus ou moins réguliers. La notion du temps chez la femme est influencée par cette répétition, ce rythme ; à l’inverse, chez l’homme, l’absence de séquençage donne une dimension plus linéaire du temps qui s’écoule.
Recommencement incessant, sensation de flux et de reflux, périodes fécondes et stériles alternent chez la femme. Ne dit-on pas qu’elle est cyclique avec parfois une pointe de moquerie ?
Ce sang caché dans la plus profonde intimité est en même temps régi par des lois sociales universelles. Les femmes dites modernes en sont-elles libérées ? Elles ont évolué, mais le signifiant féminin que représente les règles a-t-il toujours la même importance ?
Les questions qui se posent peuvent être : peut-on être une femme sans avoir de règles ? Le sang serait-il le marqueur du féminin ?
L’évolution de la place de la femme dans nos sociétés occidentales et, surtout, l’avènement de la contraception ont fait évoluer les mentalités. Depuis deux à trois décennies, nombre de femmes n’attribuent plus la même importance à la présence ou à l’absence de saignement mensuel, sauf si une pathologie est suspectée. Ce sang est devenu plus un marqueur de bonne santé qu’un marqueur du féminin, et beaucoup de femmes tolèrent ou même apprécient l’absence de saignement lors de traitements contraceptif ou de substitution à la ménopause ; il s’agit d’une mini-révolution dans la perception du corps féminin.
Comment désigne-t-on les règles ? Comment les femmes parlent-elles des règles ?
Les différents termes utilisés
Le langage commun ou populaire français dispose d’expressions nombreuses et variées :
– règles, indisposition, cycle, périodes, époques ;
– perdre ;
– voir, s’en aller, être fatiguée, avoir ses choses, ses affaires, les mauvais jours, les Anglais débarquent, les fleurs, la couronne de roses, avoir des copains, avoir compagnie, avoir une lettre, mettre ses mocassins (dans le nord de la France).
Dans les autres langues, on trouve : en anglais, menstruations ; en allemand, die Tagen (les jours) ; en chinois, Xue (mois)-Jing (traverser) ; en hébreu, marzor qui signifie rituel, où l’on retrouve la notion de règle (Le Marzor est le livre de prières et vient du verbe azora : revenir) ; en arabe, dem (sang).
La plupart des expressions se réfèrent à deux thèmes principaux : le corps et la temporalité.
Corps
– être indisposée. L’indisposition désigne une « légère altération de la santé » qui peut accompagner bien entendu la survenue des règles, mais qui peut tout aussi bien désigner une symptomatologie autre : digestive, virale, fébrile, etc. Or, le terme « indisposition » spécifie, en l’absence de tout autre précision, la présence des règles ;
– voir. Il s’agit d’une expression assez commune ; voir ne s’accompagne pas de la désignation de ce qui est vu. Le verbe « voir » est à lui seul à même de désigner la chose qui n’est pas nommée. À ce propos, on peut se demander comment les amblyopes vivent leurs règles et par quel mot elles remplacent le verbe « voir ».
Temporalité
Les expressions utilisées se réfèrent au temps, à la durée et à la répétition de l’événement :
– le mot « menstruation » est dérivé de mens, mois en latin ;
– « périodes » vient du grec periodos, qui désigne le circuit, la durée que parcourt un astre pour accomplir sa révolution ;
– cycle : l’idée est similaireà celle de périodes ;
– au singulier, la règle renvoie à l’ordre, la loi ; le pluriel ajoute au sens précédent celui de multiplicité et de répétition.
Imaginaire et fantasme
Beaucoup d’expressions procèdent de l’imaginaire et du fantasme, et aboutissent à des métaphores, comme « les Anglais débarquent » ; probablement est-ce la couleur rouge des uniformes anglais lors des guerres napoléoniennes qui est sous-entendue, mais aussi l’ennemi tout simplement.
Par ailleurs, l’imaginaire populaire est très riche. Citons : avoir ses lunes, j’ai les cardinales, cuisiner ses rougets, écraser la tomate, traverser la mer Rouge, avoir ses ours, les ragnagnas, je repeins ma grille en rouge, avoir ses Mickeys, avoir les peintres, relire Poil de carotte, j’ai mes isabelles, j’ai mes parents de Montrouge, j’ai ma lettre mensuelle, toucher sa paye en rubis, manger de l’onglet, je porte le drapeau du chef de gare, le feu rouge, avoir son coulis, les garibaldiens, avoir le roi rouge, avoir ses roucasses.
Les femmes du XXIe siècle sont encore gênées de parler de leurs règles en société. Elles n’en parlent en général qu’entre femmes et à mots couverts.
Le sang des femmes et les religions monothéistes
De tout temps, les sociétés humaines ont édicté des lois à propos de la menstruation des femmes ; ainsi, l’interdit du coït pendant les règles est quasi universel. Les trois religions monothéistes ont une histoire commune rapportée dans la Bible. Beaucoup de nos croyances et de nos préjugés découlent des interdits qui sont encore appliqués chez les pratiquants très stricts.
L’interdit est une manifestation collective à laquelle une personne adhère pour rendre concrète son appartenance à un groupe. La connaissance des textes, des interdits et de leur signification nous permet de mieux comprendre les différents modes de vie.
Il y a beaucoup d’analogies entre les interdits qui régissent les menstruations et la sexualité. La sexualité comme la mort sont si mystérieuses pour l’être humain que toutes deux sont régies par des lois très strictes qui délimitent ce qui est permis, interdit, pur, impur, sacré ou profane pour tout ce qui les entoure.
La sexualité est aussi soumise aux lois qui régissent le cycle de la femme. La sexualité humaine est caractérisée par sa permanence dans le temps. La femme est la seule primate à se montrer active sexuellement de façon permanente ; elle ne dépend pas de l’estrus par exemple pour vivre sa sexualité.
Par ailleurs, les sociétés ont toujours eu le souci d’endiguer la sexualité avec des limites bien précises pour maîtriser les débordements presque telluriques qu’elle représente, et surtout afin qu’elle ne soit pas dangereuse pour le groupe social. Un certain nombre de principes lient le sang et la nourriture, le sang et le sexe, métaphores de la vie puisqu’il n’y a pas de vie humaine sans alimentation, ni perpétuation de la vie humaine en l’absence de sexualité.
Religion juive
Cette alternance d’impureté puis de pureté retrouvée grâce au rituel de purification rythme la vie sexuelle des couples, calquée sur le cycle de la fertilité féminine, puisque les rapports reprennent pendant la période périovulatoire. L’aménorrhée de la grossesse suspend la loi de Nidda qui réapparaîtra après la naissance.
C’est par l’attention portée à l’observance de ces lois d’essence divine que la vie quotidienne et intime des croyants pratiquants s’inscrit dans une optique de sanctification les rapprochant de Dieu. Pour les juifs, faire l’amour à condition de respecter les interdits n’est pas un péché. L’union de l’homme et de la femme rétablit l’unité divine ; la réussite du couple porte la marque du sacré. L’abstinence totale est condamnée comme une faute grave.
Certains rabbins ont justifié l’existence des règles par la malédiction d’Ève, coupable de la chute d’Adam et de sa mort. En effet, dans la Bible hébraïque, la notion d’impureté est reliée à la mort (la vie voulue par Dieu est sacrée, la mort est impure).
Par analogie avec le sang versé par blessure, le sang menstruel qui sort du corps féminin est impur car évocateur de mort ; le retour des règles d’une femme mariée signifie l’absence de fécondation.
La même notion d’impureté féminine après l’accouchement rappelle que donner la vie sur Terre, c’est aussi, à terme, donner la mort.
En pratique, il est très important, au cours d’une consultation pour infécondité, si on examine la femme en période d’ovulation (par exemple pour faire un test de Hühner), de ne pas la faire saigner. En effet, si elle et son conjoint suivent strictement les lois de Nidda, elle sera considérée impure du fait de ce saignement, même si c’est la période ovulatoire, et les rapports seront impossibles tant qu’elle n’aura pas à nouveau fait les bains de purification.
Religion chrétienne
Le sang, dans le Nouveau Testament, c’est avant tout le sang du sacrifice du Christ répandu pour le rachat de l’humanité, à jamais. Les allusions au sang des femmes y sont rares, évasives et peu explicites.
On ne trouve pas mention, dans la pratique chrétienne, de rituel de purification après la naissance. Cependant, la jeune mère était traditionnellement tenue de rester à l’intérieur de la maison après l’accouchement. Elle n’assistait pas au baptême de son enfant et ne reprenait sa place dans la communauté religieuse qu’après un délai d’environ 40 jours, à l’occasion de la messe des relevailles où elle recevait la bénédiction du prêtre.
Religion musulmane
Pour le croyant, homme ou femme, tout ce qui sort du corps est impur et transmet la souillure. En d’autres termes, la vie terrestre, par ses diverses fonctions physiologiques d’excrétions, est source d’impureté, incompatible avec l’exercice du sacré que sont les obligations cultuelles (prières et jeûnes rituels notamment).
Mais la souillure n’est pas définitive et la pureté originelle se reconquiert grâce aux rites de purification qui rythment la vie religieuse du croyant dans sa recherche de Dieu. Deux formes de purification, mineure et majeure, répondent l’une à l’impureté mineure qui accompagne toute excrétion urinaire ou intestinale, l’autre à l’impureté majeure qui résulte de l’émission de sperme, des menstrues et des lochies.
Il existe une définition détaillée des deux sources d’impureté spécifiques aux femmes que sont les menstrues et les lochies. Rendue impure par le flux de sang qui sort de son vagin, la femme menstruée ou accouchée ne peut plus avoir de contact avec le sacré. Il lui est interdit de pénétrer dans la mosquée (sauf urgence vitale), de réciter des prières, de lire et de toucher les livres saints.
Le coït est interdit pendant les règles et les 40 jours qui suivent l’accouchement ; cependant, les attouchements au-dessus du nombril et en dessous des genoux n’ont pas d’effet contaminant.
Les textes permettent de distinguer d’une part les religions juive et musulmane, qui parlent de façon concrète du sang génital des femmes, et la religion chrétienne, au discours beaucoup plus évasif, même si la notion d’impureté demeure implicitement. Témoignant du fonctionnement physiologique du corps sexué, les règles et ce qui s’y apparente sont presque occultés dans la doctrine chrétienne au profit du sang non génital. Ce déplacement est à la mesure de la dichotomie qui, jusqu’à très récemment, a prôné pour les chrétiens : l’élévation de l’âme au détriment du corps.
Autour des règles, symbole de la maturité génitale, les trois religions monothéistes ont « organisé » la vie sexuelle avec des différences. Les deux premières religions édictent un code de bonne conduite au service des desseins de Dieu ; l’autre incite à oublier le sexe. Pour juives et musulmanes, l’intérêt porté au corps par le biais des rituels de purification permet de se rapprocher de Dieu ; pour les chrétiennes, l’accès à Dieu est longtemps passé par le désintérêt du corps, sa mortification ou la négation de sa génitalité, en contrepartie de la sacralisation d’une chasteté entièrement offerte à Dieu.
Ambivalence par rapport aux règles et notion de tabou
Notre attitude face au sang et particulièrement face au sang des règles est toujours ambivalente. En effet, le sang porte en lui-même sa contradiction existentielle ; à chaque instant, il est une chose et ce qui lui est diamétralement opposé. L’association triomphante de la vie n’occulte jamais celle sous-jacente du sang de la mort. Le sang est à la fois du domaine du masculin et du domaine du féminin, il peut tout à la fois souiller et purifier, il peut être bon ou mauvais de le voir en rêve ou dans la réalité, il est utile ou nuisible, le répandre est crime ou acte sacré.
Les menstruations sont particulièrement « taboues » dans presque toutes les civilisations. D’ailleurs, l’étymologie du mot « tabou » est tapoua, qui signifie « les règles » en polynésien. Le mot « tabou » a une double signification : sacré et impur. La prohibition du tabou n’a de signification qu’en fonction de l’ambivalence affective face au tabou.