10. Les douleurs pelviennes chroniques et les douleurs du sexe
S. Mimoun
Selon Dellenbach et al. (1996), elle concerne 10 % des consultations de gynécologie aux États-Unis et elle est à l’origine de 40 % des cœlioscopies et de 12 % des 600 000 hystérectomies.
Actuellement, la plupart des études cherchent à déterminer la part organique ou psychogène de cette symptomatologie, pour décider des différents protocoles thérapeutiques.
De nombreuses théories ont été mises en avant pour expliquer ces douleurs. Le gynécologue aura une autre « grille de lecture » que le gastro-entérologue, le psychiatre ou le psychothérapeute ; le biologiste se distinguera de l’éthologue ou de l’anthropologue, etc. Toutes ces théories apportent leur contribution à l’édifice de compréhension ; elles sont donc toutes utiles, mais il ne nous faudra pas perdre de vue que le premier but du clinicien est de ne pas oublier la femme qui est « derrière » la douleur.
La douleur, lieu de pratiques médicales
Quand une femme se plaint de douleurs gynécologiques chroniques et qu’elle consulte un gynécologue, celui-ci est en général partagé entre la recherche rigoureuse de la moindre lésion microscopique qui aurait pu passer inaperçue jusqu’alors, et la tentation de qualifier de psychogène la douleur de cette femme.
Il est logique et légitime que, devant une pelvialgie chronique, le praticien recherche dans l’arbre diagnostique une infection génitale chronique, une dystrophie ovarienne ou des kystes de l’ovaire, une endométriose, des varices pelviennes, un cancer génital infecté ou à un stade avancé.
Dans la zone pelvienne, il peut y avoir aussi des lésions d’organes non gynécologiques (douleurs vésicales, digestives, ou rhumatologiques).
Mais quand le médecin se place du côté du chercheur biologique, il risque de n’étudier que l’objectivité du phénomène en ignorant la subjectivité et l’état de conscience qui en résulte.
Si l’on entre dans le monde mécaniste d’où émerge la sensation de douleur, on rencontre des événements périphériques : influx nerveux, transmissions chimiques, signaux ascendants, compétitions entre fibres, modulations descendantes, mobilisations affectives, etc. La douleur est une émotion et, à ce titre, elle nous renvoie à une autre manifestation de notre affect, celle du plaisir.
Elle constitue une expérience existentielle subjective, chargée de nombreuses significations psychologiques, émotionnelles et somatiques désagréables, quelquefois même vécues comme menaçantes.
Le phénomène douloureux, complexe neuropsychophysiologique, se caractérise de fait par les diverses interprétations de la personne qui en souffre. Plus qu’un symptôme, la douleur nous semble être un mécanisme réactionnel physique et psychique de l’individu à une maladie ou à un traumatisme, réel ou supposé ; c’est la raison pour laquelle toute approche de la douleur doit passer par une communication verbale et non verbale avec la patiente.
L’écoute et ses difficultés en consultation
En pratique, les multiples facettes organiques et psychologiques peuvent induire des comportements diamétralement opposés.
Certains médecins n’auront qu’un activisme technique, d’autres s’abstiendront de toute thérapeutique, voire rejetteront la patiente en considérant qu’il ne s’agit « que » de douleurs psychogènes. Soulignons que, pour la malade, c’est un non-sens. Pour elle, la douleur psychogène n’existe pas. Elle a mal dans son corps, donc elle vient consulter un médecin pour qu’il l’aide à vaincre cette douleur. Si la douleur est qualifiée de psychogène, la patiente le vit comme une non-« validation », une non-acceptation de sa plainte. D’autant que ce diagnostic est souvent accompagné d’un renvoi (plutôt que d’un envoi) chez le psychiatre ou le psychothérapeute.
Si une femme n’a pas de lésion organique et qu’elle manifeste son mal-être par des douleurs physiques, c’est sur ce terrain qu’il sera plus facile de l’accompagner. Si elle a des lésions organiques, cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas y avoir une implication psychologique de cette douleur dans son histoire.
Souvent, la femme s’accroche de manière « vitale » à son symptôme. Il lui sert en fait de « carte d’identité », et elle supporte très mal que l’on soit autre chose qu’un technicien. Elle réclame que l’on reconnaisse qu’elle souffre de son corps.
Certaines femmes consultent un médecin pour déposer leur corps dans le cabinet médical afin qu’il le répare, comme si elles-mêmes n’étaient pas concernées. Chez ces femmes, il y a comme une distance entre leur corps, objet de la consultation, et elle-même, sujet consultant. Elles semblent tout attendre du savoir et du pouvoir qu’elles prêtent pour un temps au médecin. Et s’il y a un « échec », cela les rend d’autant plus agressives qu’elles ne se sentent pas en cause dans ce qui leur arrive.
De notre place de praticien, il nous semble indispensable de repérer un tant soit peu les divers codes de compréhension de cette algie chronique, de prendre en compte les difficultés d’écoute pour mieux les contourner, afin de mettre en place une prise en charge thérapeutique, spécifique et particulière, adaptée au cas par cas.
E. Ferragut (1995) nous dit que, dans le cas de la composante organique dominante, « il faudra savoir évaluer où se situe la demande et ne pas répondre systématiquement par une prescription d’antalgiques sous prétexte que la maladie causale est organique ».
Si la douleur organique est correctement évaluée et traitée, la dimension psychologique qui l’accompagne (anxiété, dépression, etc.) peut être mieux entendue, et la patiente peut être calmée parfois avec des doses médicamenteuses diminuées.
E. Ferragut distingue deux types de populations de patientes :
– avec douleurs « centrifuges » (la douleur est destinée à autrui, à l’environnement, à la famille, etc.) ;
– avec douleurs centripètes : celles-ci ne sont pas tant destinées à autrui qu’une « façon d’être au monde dans une dynamique de repli narcissique ». La douleur vient ici atténuer la souffrance indicible d’un manque à être et aide à survivre.
Précisons avec E. Ferragut que, bien que le rôle du médecin et de tout soignant soit de soulager la douleur, il ne doit pas oublier que la douleur chronique assure parfois une fonction de défense ayant une réelle valeur protectrice pour le sujet. Il faut donc être prudent et ne pas chercher à la faire disparaître à n’importe quel prix. Et revoyons les bénéfices secondaires classifiés par cet auteur :
– obtenir des gratifications informulables (vis-à-vis de la dépendance affective) ;
– donner une excuse honorable à des manques et à des demandes inacceptables consciemment ;
– s’aménager un espace vital hors de l’envahissement de l’autre ;
– lâcher le masque social sans faillir ;
– permettre un évitement (le handicap soustrait le sujet à certaines situations non assumables par lui).
Il existe aussi des traits communs :
– une demande d’attention jamais satisfaite ;
– une immaturité et une dépendance excessive vis-à-vis de l’entourage ; même si ce besoin régressif est parfois minimisé, la douleur est alors « la cause » qui explique tout ;
– une agressivité sous-jacente qui peut être importante ;
– une fréquence particulière d’angoisse de séparation, la présence de failles narcissiques où la douleur fait office d’étayage personnel et relationnel chez les patientes fragiles ;
– la notion de carence affective précoce retrouvée en proportion élevée dans la population des malades douloureux chroniques, et confirmée lors d’enquêtes épidémiologiques ;
C’est pourquoi l’investigation de la douleur ne devra pas se faire selon un modèle linéaire de compréhension. Selon E. Ferrahut, l’abord de la douleur chronique toujours au confluent d’une somation de problèmes devra prendre en compte :