Les débats autour de la question culturelle en clinique
Marie Rose Moro
La différence culturelle entre le patient et le thérapeute est-elle une donnée théorique, clinique et pragmatique bonne à penser et pertinente en clinique ?
Toute relation est culturelle
Depuis longtemps déjà, la question de la culture a été posée par la psychiatrie et par la psychanalyse. Freud lui-même l’a fait tout au long de son œuvre et tout particulièrement dans Totem et Tabou mais aussi Roheim, Winnicott , Bion , Lacan , Kristeva , etc. Actuellement, cette question semble trouver des éclairages nouveaux tant cliniques qu’éthiques. Cette question, en effet, se trouve non seulement au cœur de la souffrance de nos patients migrants et de leurs enfants, mais elle est aussi déterminante pour la création en France de dispositifs de soins pertinents et efficaces pour ces familles venues d’ailleurs, dispositifs qui partent de la technique psychanalytique et, sans doute, la renouvellent à partir de l’expérience de ces situations particulières.
Cette tradition déjà bien constituée aurait dû inciter les cliniciens à s’interroger sur les interactions réciproques entre le dehors (la culture au sens anthropologique) et le dedans (le fonctionnement psychique de l’individu) et d’une manière plus générale sur la construction de l’identité et des liens qui nous unissent les uns aux autres. La reconnaissance de la dimension culturelle de toute interaction y compris de la relation thérapeutique a été longue et conflictuelle tout particulièrement en France. Ainsi, la psychanalyse et l’anthropologie ont trop longtemps cherché à se distinguer et à éviter le dialogue même s’il existe des contre-exemples illustres comme le travail collectif mené sous l’impulsion de Lévi-Strauss sur l’identité (1977). Malgré cette réticence, les disciplines se sont suffisamment influencées pour qu’un mouvement se cristallise et admette qu’effectivement la clinique est une anthropologie et que les données culturelles sont des ingrédients de toute relation humaine.
Pourtant, même parmi ceux qui admettent les présupposés culturels constitutifs de la relation thérapeutique au même titre que les éléments affectifs conscients et inconscients, on note deux positions épistémologiques différentes qui, on peut le déplorer, conduisent à des débats passionnés, plus idéologiques que cliniques. Les deux positions qui apparaissent dans ce champ sont schématiquement les suivantes : certains ont choisi une perspective essentiellement comparatiste : quels sont les invariants que l’on retrouve dans telle culture de nos patients et dans la nôtre ? Cette perspective comparatiste conduit à construire des équivalences et des parallélismes entre des éléments culturels de mondes distincts mais aussi entre des éléments culturels d’un groupe et des conduites pathologiques d’individus appartenant à d’autres groupes. Cette option était présente dans certains textes de Freud et tout particulièrement dans Totem et Tabou. Sur le plan clinique, ce choix conduit à introduire la langue du patient dans certains dispositifs voire à apprendre à connaître les représentations culturelles du patient. Mais tous ces éléments sont posés comme une coloration de la relation clinique, le noyau (la partie efficiente) étant le même que celui que l’on établirait en situation intraculturelle. L’approche peut alors être psychologique, psychiatrique ou, plus rarement, psychanalytique. D’autres ont pris, à la suite de Georges Devereux, une perspective complémentariste. Le complémentarisme donnera naissance à l’ethnopsychiatrie , perspective qui servira de base à la question de la clinique culturelle en France : certains vont s’en inspirer et proposer des dispositifs spécifiques pour accueillir et soigner les migrants, d’autres vont la rejeter ou la caricaturer mais tous vont se positionner par rapport à cette interaction entre clinique et culture.
Les fondements théoriques et méthodologiques de l’ethnopsychanalyse
La rigueur complémentariste
Devereux est le fondateur de l’ethnopsychanalyse (1968 ; 1970; 1972). Il en a construit les soubassements théoriques, l’a constituée en tant que discipline et en a défini la méthode originale et encore subversive aujourd’hui, le complémentarisme. Il a construit le champ à partir de l’anthropologie et de la psychanalyse , les deux apports sont clairs et bien définis. La discipline devrait donc s’appeler ethnopsychanalyse. Or, dès le début, on perçoit une oscillation dans la nomination de la discipline qu’il appelle tantôt ethnopsychiatrie , tantôt ethnopsychanalyse. Ceux qui se réclament de lui aujourd’hui continuent à entretenir une ambiguïté sur la nomination du champ. Pour notre part, nous le pensons comme une psychothérapie d’orientation psychanalytique. Le nom d’ethnopsychanalyse rend bien compte de ses apports fondateurs, celui d’ethnopsychiatrie permet d’envisager l’ouverture sur d’autres champs de la psychiatrie tels que la chimiothérapie ou d’autres techniques psychothérapiques non psychanalytiques. Nous emploierons donc les deux termes en fonction de la dimension que l’on souhaite souligner.
Devereux (1978, p. 11-12) reconnaît trois types de thérapies en ethnopsychiatrie : « 1. Intraculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à la même culture, mais le thérapeute tient compte des dimensions socioculturelles, aussi bien des troubles de son patient que du déroulement de la thérapie. 2. Interculturelle : bien que le patient et le thérapeute n’appartiennent pas à la même culture, le thérapeute connaît bien la culture de l’ethnie du patient et l’utilise comme levier thérapeutique (…). 3. Métaculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à deux cultures différentes. Le thérapeute ne connaît pas la culture de l’ethnie du patient ; il comprend, en revanche, parfaitement le concept de « culture » et l’utilise dans l’établissement du diagnostic et dans la conduite du traitement. » Dans les pays anglo-saxons, à partir de cette classification, on distingue la Cross-Cultural Psychiatry (interculturelle) et la Transcultural Psychiatry (psychiatrie transculturelle ou métaculturelle).
Devereux va mener une seule thérapie interculturelle, celle d’un Indien wolf (1969). Cependant, tout au long de son œuvre, il soulignera l’importance des thérapies métaculturelles, thérapies qui étaient appelées en 1951 transculturelles, terme qu’il renoncera bientôt à utiliser vu son utilisation abusive pour désigner aussi bien des thérapies inter que métaculturelles. Le terme métaculturelle se fonde sur « une reconnaissance systématique de la signification générale et de la variabilité de la culture, plutôt que sur la connaissance des milieux culturels spécifiques du patient et du thérapeute » (ibid., p. 11). Ceci permet d’envisager des traitements de patients appartenant « au sous-groupe culturel du thérapeute » ainsi que « d’individus de culture étrangère ou marginale » (ibid.). Devereux est le premier à avoir conceptualisé l’utilisation de leviers culturels à des fins de facilitation des insights et donc à des fins thérapeutiques, et ce dès 1951. Cependant, il insiste jusqu’au bout de son œuvre sur l’importance des insights, les leviers culturels ne sont pas des fins en soi et s’effacent lorsqu’ils ne remplissent plus leur rôle de potentialisateurs de récits, de transfert ou d’affects : « au fur et à mesure qu’on s’implique dans le combat que le patient mène pour se réaliser (…) plus va s’estomper l’intérêt focalisé sur les différences ; nous prenons inévitablement conscience de la qualité humaine universelle de ce combat (…) le trait le plus fondamental de sa personnalité est son appartenance à la condition humaine » (Devereux, 1969, p. 10).
La théorie : universalité psychique/spécificité culturelle/diversité humaine
Pour Devereux, l’ethnopsychiatrie repose sur deux principes. Le premier est celui de l’universalité psychique : ce qui définit l’être humain c’est son fonctionnement psychique. Il est le même pour tous. De ce postulat découle la nécessité de donner le même statut (éthique, mais aussi scientifique) à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques, à leurs manières de vivre et de penser mêmes si elles sont différentes et parfois déconcertantes ! (Devereux, 1970). Énoncer un tel principe peut paraître une évidence, les implicites de nombreuses recherches dites scientifiques menées hier et aujourd’hui sont là pour rappeler que ce principe théorique n’est pas toujours respecté. Il s’agit donc d’une universalité de fonctionnement, de processus, d’une universalité structurelle et de fait. Mais si tout homme tend vers l’universel, il y tend par le particulier de sa culture d’appartenance. Ce codage est inscrit dans notre langue et les catégories à notre disposition qui nous permettent de lire le monde d’une certaine manière, dans notre corps et notre façon de percevoir et de sentir à travers le processus d’enculturation (Mead, 1928 ; 1930), dans notre rapport au monde, à travers nos systèmes d’interprétation et de construction de sens. La maladie n’échappe pas à ce codage culturel. Notons que Devereux reste à notre sens un universaliste, la culture n’est pour lui qu’un détour : sa théorie entraîne le rejet d’une définition ethnocentrique – mais non d’une définition absolue – de la personnalité « normale ». De même, la psychanalyse reste pour lui une théorie et une technique qui ne peut être mise sur le même plan que les autres thérapies traditionnelles en ce sens qu’elle est métathéorie (1969). En somme sur certains points, il reste très prudent. Là où il est « révolutionnaire », c’est sur la méthode.
Une révolution méthodologique
L’ethnopsychiatrie a été construite à partir d’un principe méthodologique et non d’un principe théorique, c’est là une de ses originalités : « le complémentarisme n’est pas une “théorie”, mais une généralisation méthodologique. Le complémentarisme n’exclut aucune méthode, aucune théorie valables – il les coordonne » (Devereux, 1972, p. 27). Il est vain d’intégrer de force dans le champ de la psychanalyse ou dans celui de l’anthropologie exclusivement certains phénomènes humains. La spécificité de ces données réside justement dans le fait qu’elles nécessitent un double discours qui ne peut être tenu simultanément : « une pluridisciplinarité non fusionnante, et “non simultanée” : celle du double discours obligatoire » (ibid., p. 14). Pour construire cette méthodologie, Devereux a emprunté son modèle à la « physique des quanta ». Bohr, en effet, a généralisé le principe d’indéterminisme énoncé par Heisenberg en proposant la notion de complémentarité : « ce principe affirme qu’il est impossible de déterminer (mesurer) simultanément et avec la même précision la position et le moment de l’électron. En effet, plus nous mesurons avec précision la position de l’électron (à un instant donné), plus notre détermination de son moment devient imprécise – et inversement bien entendu » (ibid., p. 24). Les deux discours obligatoires et non simultanés, celui de la psychanalyse et celui de l’anthropologie, sont alors dits complémentaires. Ce double discours conditionne l’obtention de données : « ainsi, lorsque l’explication sociologique1 d’un fait est poussée au-delà de certaines limites de “rentabilité”, ce qui survient n’est pas une “réduction” du psychologique au sociologique, mais une “disparition” de l’objet même du discours sociologique » (ibid., p. 25). Et il en va de même pour l’explication psychologique. Mais la question qui est posée ici est : comment prendre successivement deux places différentes par rapport à l’objet sans le réduire l’une à l’autre et sans les confondre ? Un apprentissage du décentrage, au sens piagétien du terme, est ici nécessaire mais ardu. Il faut débusquer ces paresseuses habitudes en sciences humaines qui tendent à ramener les données à soi ou à ce que l’on connaît déjà et à se méfier de l’altérité de l’objet d’étude (Moro, 2002). Mais il est plus encore ; si certains faits relèvent de deux discours complémentaires, ceci ne tient pas au fait lui-même mais à la démarche scientifique qui prétend l’expliquer : « un “fait brut” n’appartient d’emblée ni au domaine de la sociologie, ni à celui de la psychologie. Ce n’est que par son explication (dans le cadre de l’une ou de l’autre de ces deux sciences) que le fait brut se transforme en donnée, soit psychologique, soit sociologique. (…) Le principe de complémentarité semble donc jouer au niveau de la transformation du fait brut en donnée relevant de l’une ou l’autre de ces sciences. » (Devereux, 1972, p. 23). Sur le plan épistémologique, le principe de complémentarité rejoint des théories appartenant à des champs différents comme la notion d’information chez Bateson (1979). Cet auteur postule, en effet, que c’est la différence entre deux visions du même objet qui informe l’observateur.
Un dispositif technique : celui de la psychanalyse
La grande préoccupation de Devereux, il le confirmait dans la préface en 1969 de Psychothérapie d’un Indien des plaines (p. 15), fut la distinction entre « la Culture en soi, en tant que phénomène humain universel, et les cultures individuelles ». Ceci l’a d’ailleurs conduit à faire la distinction entre la psychiatrie interculturelle et la psychiatrie transculturelle . Or, dit-il « j’ai pratiqué de plus en plus la psychothérapie “transculturelle”, en particulier dans le cadre de la psychanalyse freudienne classique2 ». Lorsqu’il proposa une psychothérapie à Jimmy Picard, le fameux Indien des plaines, Devereux le fit dans le cadre d’entretiens psychanalytiques dont le seul aménagement du cadre fut l’utilisation de leviers culturels, tout le reste appartenait au cadre classique, et l’utilisation de ces leviers se fit dans ce cadre. Les deux leviers caractéristiques de la culture wolf utilisés furent la signification culturelle des rêves et du fait de rêver chez les Wolfs, statut largement « surnaturaliste » dira-t-il, et « l’encouragement à identifier son thérapeute à l’esprit-gardien wolf », ce qui est un élément fort audacieux ! L’importance du travail du rêve n’est plus à démontrer en psychanalyse, quant à l’identification du thérapeute à l’esprit-gardien wolf, cela entraîna chez le patient « de nouveaux insights pénibles qui, à leur tour, renforcèrent son Moi suffisamment pour rendre possible une “démythologisation” complète de l’esprit-gardien – et donc, également du thérapeute ». L’interprétation du transfert permettra à la fois de se libérer du thérapeute et de l’esprit-gardien.
Pour Devereux, passionné de clinique et d’une grande rigueur psychanalytique, l’utilisation de représentations culturelles dans le cadre de traitements psychanalytiques n’est pas un a priori idéologique ou un acte purement théorique. C’est au contraire un acte nuancé, critique et complexe qui est fait avec la rigueur complémentariste, qui présente des limites, mais qui est particulièrement créateur de complexité et d’approfondissement. Le passage par le culturel a pour but d’accéder à l’universel en chacun de nous, à l’universel incarné dans le particulier et non pas à l’universel ou ce qui est décrété comme tel par celui qui est désigné comme le donneur de sens : l’universel du sujet, approximation énigmatique et sublime de l’être.
La notion de « clôture culturelle » : nécessité et limites
Ceux qui suivront vont rompre avec la prudence de Devereux et entraîner de véritables ruptures épistémologiques dans la théorie mais surtout dans la pratique de l’ethnopsychiatrie. Plusieurs cliniciens ou anthropologues se réclament de lui, nous évoquerons essentiellement les travaux de Tobie Nathan. Notre but ici n’est pas de rendre compte de l’ensemble des apports de Nathan à ce champ ni de ses limites (1986). Nous voudrions simplement souligner quelques points soit parce qu’ils sont maintenant acceptés par d’autres et validés, soit parce qu’ils restent polémiques, soit encore parce qu’ils ont abouti à des excès qui ont été utilisés comme alibis par d’autres pour rejeter globalement cette perspective3.
La théorie : traumatismes et rupture des contenants
Nathan va adjoindre aux théories de Devereux des apports autres, et tout particulièrement à sa première période ceux d’Anzieu (1985) avec la notion de Moi-peau . Il va extrapoler la notion de Moi-peau dans sa fonction contenante (contenant psychique) à celle de contenant culturel et d’enveloppe culturelle, ce qui va lui permettre de penser en termes de contenants, de cadres et pas seulement de contenus. Rapidement va apparaître dans ses travaux la conceptualisation de la migration et du trauma secondaire à cet événement de vie. La notion de traumatisme migratoire et de ses conséquences psychiques pour la première et la deuxième génération, voire celles qui suivront tient une place centrale dans sa théorisation. Pour Nathan, toute migration est traumatique parce qu’elle rompt l’homologie entre le cadre culturel externe et le cadre culturel interne intériorisé (1986).
Une autre de ses particularités est un rapport à l’universel beaucoup plus ambigu que Devereux. L’universel n’est pas inféré ou de manière secondaire et la différence est érigée en objet d’étude en soi. Pour défendre cela, il s’appuie sur une théorie de la culture comme système clos, d’où la nécessité de reconstituer une clôture pour se restructurer psychiquement : « Il ne suffit pas d’appartenir à une espèce biologique, il faut en plus être membre d’un groupe culturel qui, tout comme les espèces biologiques, possède un mode spécifique de clôture (…) la langue n’est un système d’échange généralisé (…) que pour autant qu’il est limité au groupe clos qui le pratique » (Nathan, 1990, p. 16). Cette théorie de la clôture va à contre-courant des théories anthropologiques actuelles sur la notion d’ethnie et d’identité qui montrent que tous les groupes sont ouverts. Ainsi, Lévi-Strauss (op. cit.) démontre que l’identité culturelle est plus un processus qu’un contenu, plus une dynamique qu’une entité. De même pour Amselle (1990), l’ethnie est un découpage artificiel qui ne rend pas compte des métissages, des échanges, des passages d’une communauté à une autre, l’ethnie est donc une construction poreuse, mouvante et essentiellement politique. En opposition avec ces données anthropologiques, la position de Nathan aboutit à la notion de communauté et à celle de dispositif spécifique.

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