Les Approches Pharmacologiques des Démences

12. Les Approches Pharmacologiques des Démences

De la Maladie D’alzheimer aux Autres Formes de Démences

Régis Bordet





Si la notion de démence existe depuis l’antiquité, un long cheminement a été nécessaire pour aboutir à la classification nosographique actuelle des démences. Sont maintenant clairement identifiées : la maladie d’Alzheimer, les démences frontotemporales (dont la maladie de Pick), la démence vasculaire, la démence parkinsonienne, la maladie à corps de Lewy… Parmi toutes ces formes de démence, la maladie d’Alzheimer a été la première à bénéficier de traitements spécifiques, expliquant que, dans ce chapitre, elle serve de modèle pour appréhender les approches thérapeutiques de la démence [1]. L’autre argument est épidémiologique et prend en compte l’impact, en termes de Santé Publique, de cette affection, dont on estime que 800 000 sujets sont atteints, en particulier au-delà de 65 ans. Cependant, les médicaments utilisés ou développés dans la maladie d’Alzheimer peuvent également être indiqués ou étudiés dans d’autres formes de démences. Deux approches pharmacologiques peuvent être envisagées compte tenu de la physiopathologie de la maladie d’Alzheimer : une approche thérapeutique symptomatique visant à pallier les symptômes cognitifs et psychocomportementaux de la démence ; une approche pharmacologique étiopathogénique, qualifiée par un terme anglo-saxon de disease modifying strategy visant à prévenir l’apparition des lésions et/ou, ralentir ou stopper l’évolution des lésions et de la démence et/ou restaurer l’intégrité cérébrale [2, 3]. Actuellement, seuls sont disponibles des médicaments répondant à la première approche pharmacologique et jouant le rôle de stimulants de la cognition, mais un certain nombre de mesures préventives sont caractérisées et les recherches sont intenses pour mettre au point des stratégies thérapeutiques modifiant le cours évolutif de la maladie. Il n’en demeure pas moins que compte tenu de la complexité des mécanismes en jeu, une stratégie thérapeutique réaliste ne pourra reposer sur une seule approche mais devra être multimodale, par l’association de plusieurs traitements ou par l’utilisation de médicaments à effets multiples, comme dans d’autres pathologies médicales.


DES MÉCANISMES PHYSIOPATHOLOGIQUES AUX CIBLES PHARMACOLOGIQUES ET À LEUR ÉVALUATION


Une meilleure connaissance de la physiopathologie des démences, et de la maladie d’Alzheimer en particulier, a permis de mieux définir les stratégies thérapeutiques possibles et de progresser dans leur évaluation même s’il reste beaucoup de progrès à faire dans la découverte et la caractérisation des médicaments eux-mêmes. On connaît maintenant les lésions cellulaires et les processus moléculaires qui conduisent à la neurodégénérescence au cours de la maladie d’Alzheimer. La maladie d’Alzheimer résulte de deux processus neuropathologiques spécifiques : la formation et l’agrégation sous forme de plaques extracellulaires d’un peptide, nommé Aβ, fragment protéolytique de l’APP (amyloid protein precursor) ; une dégénérescence neurofibrillaire liée à une hyperphosphorylation anormale des protéines tau, protéines constitutives des microtubules de la cyto-architecture neuronale. La conjonction des deux types de lésions conduit à une toxicité pour le neurone et à une perte de fonction synaptique puis à la mort neuronale qui explique l’atrophie cérébrale. Ces deux voies moléculaires constituent la cible privilégiée pour le traitement étiopathogénique. Cependant, elles génèrent et agissent conjointement avec d’autres phénomènes délétères (inflammation, stress oxydant, excitotoxicité) qui sont également des cibles pour une action visant à modifier le cours évolutif de la maladie.

Les symptômes cliniques, qu’ils soient cognitifs ou psychocomportementaux, résultent de la perte de fonction synaptique et de la mort neuronale, expliquant une altération du fonctionnement de nombreux neurotransmetteurs, notamment un déficit cholinergique et une altération de la transmission glutamatergique [4]. D’autres systèmes de neurotransmission (sérotonine, dopamine, GABA, histamine…) peuvent être altérés au cours de l’évolution de la maladie, rendant compte de l’apparition des symptômes psychocomportementaux. Cela explique que les traitements symptomatiques visent à restaurer une transmission chimique plus performante, par la modulation pharmacologique du fonctionnement synaptique à l’échelon des enzymes de dégradation des neurotransmetteurs ou des récepteurs sur lesquels les neurotransmetteurs agissent physiologiquement.

L’évaluation préclinique et clinique des deux stratégies thérapeutiques, symptomatique et étiopathogénique, est une étape cruciale dans le développement et la mise sur le marché de nouveaux médicaments. Sur le plan préclinique, des tests cellulaires permettent d’identifier des composés chimiques prometteurs mais la suite du développement se heurte à l’absence de modèles animaux réellement prédictifs de la réponse chez l’Homme. Les tests comportementaux réalisés chez l’animal permettent d’extrapoler d’éventuels effets cognitifs et psychocomportementaux de molécules à visée symptomatique tandis que de nombreux modèles murins génétiquement modifiés permettent de reproduire, plus ou moins fidèlement, les lésions neuropathologiques afin d’évaluer l’effet spécifique d’agents pharmacologiques ou de stratégies vaccinales. L’évaluation chez l’Homme n’est pas plus facile puisqu’elle nécessite la preuve d’un effet fonctionnel des candidats-médicaments, fondé sur des modifications d’échelles psychométriques, dont la valeur métrologique reste toujours partielle. L’imagerie, en particulier celle permettant de visualiser certains marqueurs comme le peptide Aβ, ou le dosage de biomarqueurs (Aβ1-40, Aβ1-42, formes phosphorylées de protéine tau) devraient aider, dans les phases précoces du développement des médicaments, à prédire un effet thérapeutique potentiel avant de s’engager dans les études cliniques de phase III.


TRAITEMENTS SYMPTOMATIQUES


Les traitements symptomatiques sont représentés par l’ensemble des classes médicamenteuses qui visent à diminuer les symptômes cognitifs et non cognitifs observés pendant l’évolution naturelle de la maladie d’Alzheimer, ou d’autres formes de démence. On peut schématiquement distinguer : les traitements spécifiques qui ont été développés pour leur action sur la symptomatologie clinique via leur capacité à moduler des systèmes de transmission dont l’implication dans la physiopathologie de la maladie d’Alzheimer est bien établie ; les traitements non spécifiques utilisés pour le traitement des symptômes psychocomportementaux.


TRAITEMENTS SYMPTOMATIQUES SPÉCIFIQUES OU STIMULANTS DE LA COGNITION




Les approches cholinergiques










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Fig. 12.1
— Schéma d’une synapse cholinergique et mode d’action des inhibiteurs de l’acétylcholinestérase.


L’acétylcholine, après vésiculisation, peut être libérée dans la fente synaptique, où elle peut être dégradée par l’acétylcholinestérase, voire d’autres cholinestérases moins sélectives, comme la butyrylcholinestérase. Avant d’être dégradée, l’acétylcholine va agir via deux types de récepteurs membranaires : les récepteurs muscariniques, dont il existe cinq sous-types (M1 à M5) qui sont des récepteurs couplés à une protéine G (le terme de récepteur muscarinique venant de la muscarine, issue de l’amanite tue-mouche, qui reproduit une partie des effets de l’acétylcholine) ; les récepteurs nicotiniques qui sont des récepteurs-canaux, dont la composition moléculaire est complexe en raison de l’existence de nombreuses sous-unités (α7, α4β2). À l’échelon cérébral, les récepteurs nicotiniques et muscariniques sont impliqués dans le contrôle des fonctions cognitives. La stimulation des récepteurs nicotiniques, par la nicotine en particulier, induit un effet psychostimulant et d’augmentation de la vigilance et de l’attention. L’acétylcholine via le récepteur muscarinique M1 est particulièrement impliquée dans les phénomènes de mémorisation et d’apprentissage. Les neurones du noyau basal de Meynert synthétisent de l’acétylcholine libérée au niveau de l’hippocampe pour contrôler les fonctions mnésiques [2].

Étant donné la diminution des concentrations cérébrales en acétylcholine dans la physiopathologie des troubles cognitifs de la maladie d’Alzheimer, une des cibles d’action est de restaurer une transmission cholinergique proche de la normale [5]. L’acétylcholine étant dégradée dans la fente synaptique par l’acétylcholinestérase, l’inhibition de cette enzyme par des inhibiteurs sélectifs (les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase) permet d’augmenter les concentrations synaptiques en acétylcholine (figure 12.1). L’augmentation des concentrations synaptiques en acétylcholine favorise son action sur ses récepteurs muscariniques et nicotiniques qui tous les deux sont impliqués dans la stimulation cognitive. Il a fallu attendre des inhibiteurs passant la barrière hémato-encéphalique, comme la physiostigmine pour que l’effet sur les fonctions cognitives et non cognitives puisse être évalué dans la maladie d’Alzheimer. Parmi les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase, trois médicaments sont actuellement utilisés : donépézil, rivastigmine, galantamine. Si la tacrine a été la première sur le marché en 1990, elle n’est plus prescrite en raison de son hépatotoxicité[3].

Les inhibiteurs de l’acétylcholinesterase permettent d’améliorer les performances cognitives chez des patients atteints de formes légères à modérément sévères de maladie d’Alzheimer [4, 5]. Cet effet est attesté au moyen d’échelles cognitives, en particulier l’ADAS-cog, ainsi que des échelles d’amélioration globale. Les troubles psychocomportementaux qui émaillent le cours évolutif de la maladie sont également améliorés par les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase. Certaines études ont pu établir un lien entre le degré d’inhibition de l’acétylcholinestérase périphérique et l’amélioration cognitive, qui est habituellement dose-dépendante. Les échelles d’évaluation étant globales, il est difficile de déterminer quelles fonctions cognitives ou psychiques sont en cause dans l’amélioration globale. L’effet des inhibiteurs de l’acétylcholinestérase sur l’apathie semble jouer un rôle. En cas d’arrêt, le patient va présenter rapidement l’état cognitif qu’il aurait dû avoir s’il n’avait pas été traité : l’effet est donc bien un effet de stimulation de la cognition et non un effet de modification du cours évolutif de la maladie [6].

Au-delà du traitement symptomatique de la maladie d’Alzheimer, certains de ces inhibiteurs de la cholinestérase ont montré leur efficacité dans d’autres formes de démences : maladie d’Alzheimer à composante cérébrovasculaire, maladie à corps de Lewy, démence de la maladie de Parkinson. L’analyse des études cliniques, à l’aide de critères combinés, révèle que seule une fraction des patients sont répondeurs, sans que des facteurs prédictifs puissent être réellement proposés. L’hétérogénéité de l’évolution naturelle des patients, en particulier l’existence de « déclineurs rapides », pourrait, en partie, expliquer les différences observées dans la réponse au traitement. Le polymorphisme de l’apolipoprotéine E pourrait intervenir. La démence à corps de Lewy est réputée plus sensible aux inhibiteurs de l’acétylcholinestérase. En revanche, les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase aggravent les symptômes de la démence frontotemporale.

Les effets indésirables les plus fréquents sont des troubles digestifs en particulier des nausées et vomissements, des troubles dyspeptiques et des diarrhées. Des troubles neuropsychiatriques (confusion, troubles de la vigilance, insomnie, vertiges…) peuvent survenir fréquemment et sont souvent favorisés par la pathologie sous-jacente. Plus rarement (> 1/10 000 et < 1/1 000), peuvent survenir des syncopes, des épisodes de bradycardie, une hypokaliémie, des troubles psychocomportementaux. L’association à un antagoniste des récepteurs muscariniques (anticholinergiques cachés ou non) doit être absolument évitée sous peine de rendre inefficace le traitement.



Les approches glutamatergiques


Le glutamate, acide aminé excitateur présent dans 30 à 40 % des neurones, agit par deux types de récepteurs : des récepteurs-canaux ou ionotropiques dont il existe trois sous-types (NMDA, AMPA, kaïnate) ; des récepteurs couplés à une protéine G ou métabotropiques dont il existe huit isoformes connus (figure 12.2). Parmi les récepteurs au glutamate, le récepteur NMDA est un récepteur-canal à conductance calcique dont l’activation entraîne une entrée de calcium dans le neurone responsable de l’activation neuronale. Le glutamate est impliqué de manière complexe dans la physiopathologie de la maladie d’Alzheimer. Si physiologiquement le glutamate favorise, par ses récepteurs ionotropiques NMDA, le phénomène de potentialisation à long terme qui est le processus neurobiologique de l’apprentissage et de la mémorisation, l’excès de glutamate observé dans la maladie d’Alzheimer vient quant à lui brouiller ce processus en raison d’une stimulation continue, et non plus phasique, des récepteurs NMDA [4]. De plus, le glutamate en excès contribue à la perte neuronale via les phénomènes d’excitotoxicité [1, 3].








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Fig. 12.2
— Schéma d’une synapse glutamatergique et mode d’action de la mémantine.


La mémantine est un antagoniste des effets du glutamate au niveau du récepteur NMDA (figure 12.2). Son affinité pour le récepteur NMDA est faible expliquant qu’aux concentrations thérapeutiques, seuls 50 % des récepteurs sont antagonisés. En outre, la mémantine ne reste que transitoirement piégée dans le récepteur NMDA car dès que le neurone s’active, la mémantine se dissocie du récepteur. Des travaux expérimentaux ont bien montré que lorsque la potentialisation à long terme est altérée par une activation permanente des récepteurs NMDA, la mémantine, contrairement à d’autres antagonistes plus puissants (kétamine, dizocilpine), permet de restaurer partiellement la potentialisation à long terme. Ce profil pharmacodynamique permet à la mémantine d’exercer un effet de stimulation de la cognition dans des modèles lésionnels de maladie d’Alzheimer [4]. La modulation de la transmission glutamatergique dans d’autres structures cérébrales, comme le système limbique, où le glutamate régule certains comportements comme les réactions anxieuses ou d’agression, peut également rendre compte d’un effet symptomatique sur certains signes psychocomportementaux.

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May 4, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on Les Approches Pharmacologiques des Démences

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