6. Le Langage
Stéphanie Mathey and Virginie Postal
INTRODUCTION
Dans quelle mesure les performances langagières sont-elles modifiées par l’âge ? Quelles sont les caractéristiques des changements observés ? L’objectif de ce chapitre est d’apporter des éléments de réponse expérimentaux et théoriques à ces questions. Nous présenterons quelques études comparant les performances d’adultes jeunes et âgés pour différentes activités langagières et les discuterons au regard des théories issues de la psychologie du langage et du vieillissement [1], [2], [3] and [4].
LANGAGE ET VIEILLISSEMENT : UN DOMAINE DE RECHERCHE EN PLEINE EXPANSION
Le langage est une fonction cognitive réputée pour être peu sensible au vieillissement, comparé à la mémoire ou à l’attention. Cela explique que, dans l’ensemble, les études sur le langage n’ont pas été privilégiées dans le domaine du vieillissement. L’intérêt pour ce domaine ne cesse cependant de croître. Ainsi, Thornton et Light [4] indiquent qu’une recherche réalisée dans la base bibliographique PsycINFO avec les mots clés « language and aging » générait seulement 9 citations sur la période 1970–1979, puis 80 citations pour la période 1980–1989, et enfin 270 citations pour la période 1990–1999. Nous avons réalisé une recherche similaire pour la période de 8 ans actuelle 2000–2007 et obtenu 394 citations d’articles, ce qui confirme l’augmentation des études dans ce domaine. Notons cependant que ce domaine est toujours loin d’être central, les mots clés « memory and aging » générant 2 093 citations pour cette même dernière période.
Comment expliquer cette augmentation, modeste mais régulière, des études portant sur le langage et le vieillissement ? Une première explication liée aux apports théoriques de ces études peut être avancée. Comme le soulignent Thornton et Light [4], le langage est un domaine complexe, impliquant l’intégration de diverses sources d’informations perceptives et conceptuelles, qui peut fournir un cadre de travail privilégié pour tester à la fois les théories du langage et celles du vieillissement cognitif. Notons aussi qu’il a fallu attendre que les théories de la psycholinguistique et du vieillissement soient aussi suffisamment développées pour permettre cette approche. Les théories étant relativement récentes dans ces deux domaines, leur mise en correspondance apparaît comme particulièrement attrayante à l’heure actuelle. Une seconde explication à l’augmentation des recherches sur le langage et le vieillissement, complémentaire de la précédente, concerne les avancées technologiques dans le domaine de la psycholinguistique. L’utilisation croissante et la meilleure maîtrise des techniques dites on-line (comme les temps de réaction ou les mouvements oculaires) ont permis une analyse plus précise des processus en général et une meilleure appréhension des processus automatiques en particulier.
Bien que des études de plus en plus nombreuses indiquent aujourd’hui des modifications des performances langagières selon l’âge, le patron des données n’est pas homogène selon les activités langagières considérées. C’est ce que nous exposerons dans le présent chapitre. L’interprétation des données indiquant une conservation avec l’âge d’effets liés à des manipulations des caractéristiques cognitives de la tâche ou du matériel expérimental est aussi complexe. Deux hypothèses alternatives peuvent être avancées dans ce cas, la préservation ou la compensation des performances cognitives. L’hypothèse de préservation renvoie à l’absence d’atteinte de certains processus avec le vieillissement. L’hypothèse de compensation renvoie à l’annulation d’effets délétères du vieillissement sur les performances cognitives par les effets positifs de l’expérience sur ces mêmes performances cognitives. Dans le domaine langagier, l’augmentation du niveau de vocabulaire avec l’âge [méta-analyse in 5] doit en particulier être prise en compte afin d’examiner d’éventuels effets de compensation.
DIFFÉRENTES ACTIVITÉS LANGAGIÈRES
Dans les études de psychologie cognitive du langage, on distingue généralement les activités de production des activités de traitement du langage. La production langagière désigne l’ensemble des processus mis en œuvre pour générer du langage, sous une forme orale ou écrite. Le traitement langagier désigne l’ensemble des processus conduisant à la compréhension du langage. La différence majeure entre ces deux grands types d’activités est que le langage constitue la sortie du système langagier dans l’activité de production, tandis qu’il constitue l’entrée sensorielle dans les activités de traitement. Les modèles contemporains font généralement l’hypothèse selon laquelle des représentations et processus de type phonologique et/ou orthographique, ainsi que sémantique, interviennent de façon centrale dans les activités de production et de traitement des mots isolés. Dans les conceptions de type activation-interactive, on admet généralement que les différents types de représentation sont interconnectés et que l’information circule en parallèle (par exemple, pour la production [6], pour le traitement du langage écrit [7]). Des traitements spécifiques complémentaires sont postulés pour rendre compte des activités de traitement et de production de phrases et des textes ou discours [3].
La figure 6.1 propose un cadre théorique de travail permettant de situer les différentes activités langagières et les différents effets expérimentaux présentés dans ce chapitre, tant en ce qui concerne la production langagière que son traitement. Plusieurs niveaux de représentations sont représentés. Les représentations infralexicales orthographiques (les lettres, les graphèmes) et phonologiques (les phonèmes, les syllabes) permettent l’entrée dans le système langagier pour les activités de traitement et la sortie du système dans les activités de production. Ces unités sont connectées aux représentations des mots stockés dans le lexique, qui contient les propriétés orthographiques, phonologiques, sémantiques et syntaxiques des mots. Les connexions inter et intraniveaux transmettent de l’activation excitatrice [6, 7] mais aussi de l’inhibition dans certains modèles [7]. Les mots sont connectés à des unités langagières plus grandes, les phrases, dont les processus centraux sont l’analyse syntaxique et l’attribution de la signification. Les phrases sont généralement intégrées dans des représentations dites de plus haut niveau, les textes (à l’écrit) et le discours (à l’oral).
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Fig. 6.1 — Représentation schématique des représentations et processus mis en oeuvre dans la production et le traitement du langage pour les tâches présentées dans ce chapitre. |
Dans ce chapitre, nous présenterons des études comparant les performances d’adultes jeunes et âgés pour des activités de production et de traitement langagier. Dans chacune de ces parties, nous distinguerons deux niveaux d’analyse. Le niveau lexical concernera les processus mis en œuvre dans les activités spécifiques aux mots. Le niveau supralexical concernera les processus relatifs aux unités de taille supérieure au mot, ce qui concerne les phrases mais aussi le texte et le discours. Les données expérimentales seront interprétées dans le cadre de modèles spécifiques langagiers, dont certains ont été adaptés au vieillissement [3, 6, 8], ainsi que mises en lien avec des théories générales explicatives du vieillissement cognitif, comme le ralentissement de la vitesse de traitement [9] ou le déficit d’inhibition [10]. Enfin, en conclusion, nous présenterons une synthèse des grandes explications des différences liées à l’âge dans le domaine langagier et exposerons quelques perspectives de recherche concernant des aspects non résolus.
PRODUCTION DU LANGAGE
La production verbale commence par un message abstrait et se termine par l’exécution d’un programme moteur [11]. La sortie peut ainsi être articulatoire, dans le cas des tâches de prononciation, ou graphomotrice, dans le cas des tâches d’écriture. Les études portant sur la production langagière tentent d’isoler les différents processus et les différentes représentations mis en œuvre dans l’activité de production. Dans le domaine d’étude du vieillissement, une démarche similaire est nécessaire afin d’étudier les modifications des performances de production selon l’âge. En particulier, nous distinguerons les aspects lexicaux de la production, c’est-à-dire relevant du niveau des mots, de ses aspects supralexicaux, c’est-à-dire relevant d’unités de production supérieures au mot comme la phrase ou le texte.
PRODUCTION LEXICALE
La production des mots est-elle sensible à l’âge ? Cette activité, simple en apparence, intègre pourtant de nombreuses étapes. Dans cette partie, nous nous intéresserons à la modalité orale de la production, la modalité la plus étudiée dans la littérature. Lors de la production orale, des représentations lexicales sont tout d’abord sélectionnées selon des critères sémantiques, puis les représentations phonologiques sont récupérées et utilisées pour retrouver des programmes moteurs permettant l’articulation des phonèmes et des syllabes. Nous discuterons ici l’efficience des processus mettant en œuvre ces différents types de représentations selon l’âge. Dans cette perspective, nous présenterons les performances obtenues par des adultes jeunes et plus âgés dans deux grands types d’études portant sur la production, celles concernant le mot sur le bout de la langue et celles portant sur la fluence verbale.
Le mot sur le bout de la langue
L’état de mot sur le bout de la langue (Tip of the Tongue en anglais) est un problème cognitif estimé comme étant l’un des plus gênants par les personnes âgées [8]. Les personnes en état de mot sur le bout de la langue sont temporairement dans l’incapacité de produire un mot, alors qu’elles sont absolument certaines de connaître ce mot. L’information est ainsi disponible en mémoire, mais inaccessible à un moment donné. De nombreuses recherches ont été réalisées sur ce sujet, en particulier par Burke et al. [6, 8]. Deux types d’études ont été conduits, des études naturelles et des études en laboratoire. La recherche de Burke et al. [6] est particulièrement célèbre car elle a intégré ces deux types d’approche. De plus, les auteurs ont proposé une théorie explicative des performances de production lexicale adaptée au vieillissement. La première étude portait sur l’apparition naturelle des mots sur le bout de la langue. Pendant quatre semaines, des adultes jeunes (19,4 ans en moyenne), d’âge moyen (38,7 ans en moyenne) et plus âgés (71,0 ans en moyenne) ont accepté de noter dans un journal de bord les informations partielles relatives aux mots sur le bout de la langue (exemple : le type de mot recherché, certaines de ses caractéristiques phonologiques) qui se produisaient spontanément dans leur vie quotidienne. Les résultats ont montré que le nombre de mots sur le bout de la langue était supérieur pour les deux groupes d’adultes plus âgés par rapport au groupe d’adultes jeunes. La difficulté de récupération des noms propres augmentait tout particulièrement avec l’âge. Par ailleurs, les personnes âgées rapportaient moins d’informations partielles sur le mot recherché que les deux autres groupes de participants. Ce type d’approche présente néanmoins de sérieuses limites dans la mesure où elle repose sur les estimations des participants. Elle ne permet ainsi pas d’exclure l’hypothèse selon laquelle l’augmentation des mots sur le bout de la langue notés dans le journal selon l’âge, ainsi que la prédominance des plaintes des personnes âgées concernant le mot sur le bout de la langue, pourraient résulter du fait que les personnes âgées sont davantage centrées sur leurs performances cognitives que les jeunes adultes.
La seconde étude de Burke et al. [6] a été réalisée en laboratoire et permet de répondre à cette critique. Une tâche d’induction expérimentale de mots sur le bout de la langue a été utilisée. Deux sous-groupes d’adultes jeunes et plus âgés issus de la première étude ont été soumis à 100 questions de culture générale (exemple : « Quel était l’ancien nom de Taïwan ? ») suivies chacune de 3 réponses possibles : (a) le participant connaît la réponse, (b) le participant ne connaît pas la réponse, (c) le participant est en état de mot sur le bout de la langue. Après chaque réponse de type mot sur le bout de la langue, le participant devait répondre à des questions portant sur le mot recherché (ses caractéristiques phonologiques en particulier). La question initiale était ensuite reposée avec plusieurs réponses possibles intégrant la réponse correcte (exemple : Taipi, Canton, Ceylan, Formose), ce qui permettait de vérifier que l’état de mot sur le bout de la langue portait bien sur la réponse correcte (Formose). Les résultats ont montré une augmentation du nombre de mots sur le bout de la langue concernant les noms de personnes célèbres chez les adultes âgés par rapport aux adultes jeunes. Dans l’ensemble, quand la proportion de mot sur le bout de la langue était rapportée au nombre de réponses inconnues (ce qui a permis de compenser le fait que les adultes âgés fournissaient plus de réponses correctes que les jeunes adultes), une augmentation des mots sur le bout de la langue avec l’âge a été obtenue concernant tous les noms propres (personnes célèbres et noms de lieux), les noms d’objets, les adjectifs et les verbes. Les informations partielles ne variaient pas selon l’âge dans cette expérience, mais les résultats d’autres recherches ont généralement confirmé les données de la première étude indiquant une diminution du nombre d’informations partielles phonologiques sur le mot recherché selon l’âge [8].
Ainsi, les résultats des études naturelles et expérimentales convergent et indiquent une plus grande sensibilité des personnes âgées aux mots sur le bout de la langue par rapport aux jeunes adultes, cette sensibilité étant accrue pour les noms propres. Afin d’interpréter ces données, Burke et al. [1, 6, 8] ont proposé l’hypothèse d’un déficit de transmission dans le cadre d’une théorie d’activation interactive (Node Structure Theory). L’information langagière est stockée dans un réseau connexionniste sous la forme de représentations symboliques de type sémantique et phonologique. Les représentations appartenant à des niveaux adjacents dans le réseau sont interconnectées, ce qui permet la diffusion de l’activation. Dans une activité de production orale, l’activation débute au niveau sémantique, à partir des représentations des propositions puis des représentations lexicales. Elle se propage ensuite au niveau phonologique, par l’intermédiaire des représentations syllabiques puis phonémiques. L’articulation du mot est ensuite rendue possible lorsque le dernier niveau de représentation phonologique, les phonèmes, est activé. Avec l’âge, les connexions entre le niveau sémantique et le niveau phonologique seraient affaiblies, ce qui réduirait l’activation transmise aux représentations phonologiques et donc leur activation consciente. Cela explique l’augmentation des échecs de production ainsi que la diminution des informations phonologiques partielles disponibles selon l’âge. Le fait que les mots sur le bout de la langue sont souvent des noms propres s’explique par le nombre de connexions sémantiques dans le réseau qui est inférieur pour les noms propres que pour les noms communs. Ces noms propres, peu connectés dans le lexique, seraient ainsi particulièrement vulnérables au déficit de la transmission, ce qui explique leur grande difficulté de récupération chez les personnes âgées.
La théorie du déficit d’inhibition [10], qui est une théorie générale du vieillissement cognitif non spécifique au langage et élaborée à l’origine pour rendre compte des processus attentionnels, peut aussi être envisagée comme un cadre d’interprétation de l’augmentation des mots sur le bout de la langue avec l’âge [12]. Des candidats lexicaux non pertinents gêneraient ainsi la récupération du mot cible. Cependant, selon Burke [12], le fait que les personnes âgées restituent moins de mots non-pertinents et moins d’informations partielles [6] est incompatible avec cette théorie. Nous considérons qu’une position moins radicale, intégrant l’hypothèse combinée d’un déficit de transmission de l’activation et de l’inhibition mérite aussi d’être examinée. Le fait que les candidats lexicaux non pertinents et les informations phonologiques partielles n’obtiennent pas une activation suffisante pour être produits (déficit de transmission de l’activation), ne permet pas d’exclure l’existence d’effets inhibiteurs diminuant selon l’âge (hypothèse de déficit de l’inhibition) dans le processus de production. Enfin, selon Dahlgren [13], le niveau de vocabulaire fournit un meilleur facteur explicatif du nombre de mots sur le bout de la langue que l’âge. Des modifications des connaissances structurelles en mémoire sémantique pourraient aussi participer à la variation des performances entre les adultes jeunes et âgés.
La fluence verbale
Les épreuves de fluence verbale consistent à produire, en un temps limité généralement à une minute, le plus de mots possibles répondant à un critère précis, tout en évitant les répétitions et les noms propres. Les deux grands types de fluence les plus étudiés dans la littérature sont la fluence sémantique et la fluence littérale, également appelée fluence phonémique [14], [15] and [16]. Alors que les tâches de fluence sémantique consistent à générer des mots appartenant à une catégorie sémantique donnée (exemple : des noms d’animaux, ou de ce qui peut être acheté au supermarché), les tâches de fluence littérale consistent à donner des mots commençant par une lettre (en français, généralement les lettres P, F, R ou V). D’après Troyer et al. [16], de nombreuses études indiquent que les participants âgés produisent moins de mots que les participants jeunes dans la tâche de fluence sémantique, les performances de fluence littérale étant peu ou pas influencées par l’âge. Selon ces auteurs, l’utilisation d’indices supplémentaires est cependant nécessaire pour étudier les processus cognitifs mis en jeu dans la fluence verbale. L’originalité du travail de ces chercheurs est d’avoir proposé une nouvelle méthode d’analyse des processus cognitifs sous-jacents à la fluence (pour une présentation de cette méthode et une adaptation en langue française des sous-catégories d’animaux, voir [14]). Dans leur étude, en complément du nombre de mots produits, Troyer et al. [16] ont ainsi pris en compte les différents regroupements réalisés à l’intérieur d’une catégorie, ainsi que les changements de catégorie. Ces deux composantes de la fluence, appelées respectivement clustering et switching, reposent sur des processus distincts. Les regroupements sémantiques, comme le fait de citer d’abord les animaux de la ferme, puis de la forêt ou de la savane lors de la production de noms d’animaux, impliquent l’utilisation des catégories sémantiques stockées en mémoire. Les regroupements phonémiques impliquent une analyse phonologique, comme le fait de générer successivement des mots différant seulement par un phonème central (exemple : file, foule) ou partageant une rime (exemple : prendre, pendre). Ces différents types de regroupements, également appelés clusters, permettent une analyse qualitative des performances de fluence verbale. La taille des regroupements, ainsi que leur nombre permettent une analyse plus fine des données. La taille des regroupements serait ainsi un indicateur de processus d’activation automatique. La présence d’erreurs (répétitions ou intrusions de mots ne correspondant pas au critère de production) serait un indicateur du déficit du processus d’inhibition. Les changements de catégories seraient un indicateur de flexibilité mentale. Dans l’étude de Troyer et al. [16], des adultes jeunes (18–35 ans, moyenne 22,3) et plus âgés (60–89 ans, moyenne 73,3) ont participé à des tâches de fluence verbale sémantique et littérale. Les résultats obtenus à la tâche de fluence sémantique ont montré que les adultes jeunes produisaient plus de mots et changeaient plus souvent de catégorie que les adultes âgés. Dans la tâche de fluence littérale, il n’y avait pas d’effet d’âge sur le nombre de mots produits. Les adultes âgés produisaient cependant des regroupements plus importants que les adultes jeunes, ce qui peut être expliqué par le vocabulaire plus étendu des adultes âgés. Les auteurs ont conclu que les tâches de fluence sémantique et littérale étaient sous-tendues par des processus différents, les performances à ces deux tâches variant selon l’âge et selon la variable dépendante considérée.
En accord avec ces dernières données, Henry et Phillips [15] n’ont pas observé de déclin avec l’âge dans les performances de fluence littérale en comparant des adultes jeunes (18–40 ans, moyenne 22,3) et âgés (60–88 ans, moyenne 72,0). Au contraire, un bénéfice de l’âge a été obtenu sur le nombre de mots produits. Les auteurs ont attribué cette amélioration au niveau de vocabulaire, supérieur chez les personnes âgées [5]. Ainsi, un vocabulaire étendu permettrait de compenser les modifications de certains processus comme la récupération d’un mot ou sa recherche stratégique dans le système phonologique. Dans une tâche de fluence sémantique alternée où le participant devait produire en alternance des noms de couleurs et de métiers, Henry et Phillips [15] ont observé que le nombre de mots produits par les adultes âgés était inférieur à celui des jeunes. Cette diminution n’était cependant pas significative dans la tâche de fluence sémantique standard. Enfin, les adultes âgés produisaient plus de répétitions que les jeunes dans les tâches de fluence sémantique et littérale. Ces données suggèrent que le vieillissement est associé à une augmentation des comportements de persévération, ces persévérations étant sous-tendues par un déclin des fonctions exécutives, éventuellement sous-tendu par des modifications cognitives générales comme la vitesse [15].
Dans l’ensemble, les mécanismes sous-jacents à la fluence verbale sont complexes, leur identification et leur fonctionnement méritant de plus amples investigations. La vitesse exerce ainsi une influence considérable sur les performances de fluence et pourrait contribuer à expliquer les différences observées selon l’âge [12], le ralentissement provoquant une diminution du nombre de mots produits en un temps limité. Selon Burke [12], la théorie du déficit d’inhibition [10] permet aussi d’expliquer une diminution du nombre de mots produits avec l’âge, la production des adultes âgés étant ralentie par l’interférence provenant des réponses antérieures ou associées de façon non pertinente (rapidement inhibées chez les adultes plus jeunes). Le vocabulaire joue aussi un rôle important dans les performances de fluence verbale [16], qui intervient en particulier dans les modifications des effets phonologiques liées à l’âge [15, 16]. Enfin, comme le soulignent Henry et Phillips [15], les modifications de fluence verbale selon l’âge dépendraient d’un ensemble de zones cérébrales incluant le lobe frontal et le lobe temporal, ce qui devra être approfondi dans des études de neuro-imagerie structurale et fonctionnelle.
PRODUCTION SUPRALEXICALE
La production supralexicale est généralement abordée sous l’angle de la modalité d’émission du message (orale versus écrite), sous l’angle de la complexité (phrases versus discours) au moyen d’études longitudinales ou transversales [2], [3] and [4]. Nous avons choisi de nous attacher à décrire l’évolution de la production lexicale au cours du vieillissement en fonction des contextes de production. Ainsi, nous nous intéresserons dans un premier temps aux tâches dites de « production naturelle », tâches qualifiées d’écologiques dans la mesure où elles appréhendent la production dans sa globalité et sa complexité. Dans un second temps, nous décrirons des tâches permettant un contrôle plus étroit des facteurs susceptibles d’influencer la production dans des tâches dites « de production contrainte ». Dans chacune de ces parties, nous nous attacherons à décrire des données concernant la production écrite et orale, obtenues au cours d’études longitudinales ou transversales.
Les tâches de production naturelle
Les productions écrites
L’étude la plus célèbre concernant la production supralexicale lors du vieillissement est certainement celle réalisée par Kemper et al. entre 1990 et 1996 auprès de nonnes d’une communauté religieuse des États-Unis (the School Sisters of Notre Dame), the Nun Study[2, 17]. Dans cette étude longitudinale, les productions écrites de 180 religieuses originaires des couvents de Milwaukee et de Baltimore ont été analysées à différents moments de leur vie. La première analyse a été réalisée à partir des écrits relatifs à la prononciation de leurs vœux lors de leur entrée au couvent alors qu’elles étaient âgées en moyenne de 22 ans. Deux autres analyses ont été réalisées à partir d’autobiographies conservées dans les archives des couvents, 20 ans et 50 ans plus tard, c’est-à-dire à l’âge de 46 et 75 ans en moyenne. Enfin, 20 personnes sur les 180 de l’échantillon initial ont été amenées à rédiger une troisième et dernière autobiographie à l’âge de 83 ans. La possibilité d’avoir accès à des productions écrites sur près de 60 ans confère à cette étude un intérêt majeur dans le cadre de l’étude de l’évolution de la production écrite dans le vieillissement. La singularité de ce travail provient également de la méthode d’analyse des chercheurs qui ont choisi de distinguer deux aspects de la production écrite, un relatif à la complexité grammaticale et le second au contenu informatif des productions. Le premier indice, littéralement appelé complexité grammaticale, est appréhendé à partir d’un indice développemental (niveau D) consistant à assigner aux phrases un score de complexité en fonction de l’émergence des structures dans le langage des enfants. Cet indicateur est sensible aux différentes formes d’emboîtements et de subordinations utilisées pour créer des phrases. La seconde mesure, appelée densité propositionnelle (ou contenu propositionnel ou densité des idées), est un indicateur du contenu informatif des phrases. Cet indice est calculé en comptant le nombre de propositions (concepts sémantiques et relations entre eux) présents pour 100 mots (densité P [2 pour une description plus détaillée]). De façon simplifiée, il s’agit du nombre de mots nécessaires pour exprimer une idée. Les travaux de Kemper et al. [2, 17] montrent que les deux indicateurs (complexité grammaticale et densité propositionnelle) diminuent avec l’âge, suggérant une simplification de la structure grammaticale au cours du vieillissement normal.
Les productions orales
Alors que l’étude à partir des productions écrites des nonnes [17] montre un déclin graduel de la complexité grammaticale et de la densité propositionnelle avec l’âge, le discours oral [2] semble être marqué par une accentuation de cette diminution entre 74 et 78 ans avant de redevenir plus modérée par la suite. Cette simplification du discours oral est confirmée dans différentes études dans lesquelles il s’agissait soit de raconter des histoires ou des événements de sa vie, soit de répondre à des questions nécessitant une réflexion comme « Décrivez la personne qui a le plus influencé votre vie » ou « Racontez moi votre mariage – Est-il arrivé quelque chose d’inattendu ? ». Tout comme les productions écrites d’autobiographies, les personnes âgées utilisent un registre de discours qui se simplifie grammaticalement au cours des années et dont le contenu propositionnel est de plus en plus réduit.
Les résultats obtenus par Kemper et al. [2, 17] dans le cadre d’études longitudinales ont été confirmés lors d’études transversales [18]. En comparant 4 groupes d’âges différents (50–59 ans, 60–69 ans, 70–79 ans et 80–89 ans), Mitzner et Kemper [18] rapportent ainsi que les formes syntaxiques étaient moins diversifiées et que la structure syntaxique se simplifiait au fur et à mesure de l’avancée en âge, cette simplification était également associée à une augmentation des erreurs dans l’utilisation des structures syntaxiques. La modification de la complexité syntaxique se traduit également par le fait que les personnes âgées ont tendance à produire moins de phrases embranchées, surtout à gauche, que les jeunes [17, 19].
Cependant, si les études concernant le langage écrit et celles concernant le langage oral convergent vers une simplification grammaticale, il apparaît que le discours des personnes âgées est jugé plus intéressant et plus narratif que celui des adultes jeunes (jugements réalisés sur une échelle en 7 points) [20]. L’analyse des journaux écrits ou des histoires orales indique une plus grande complexité structurelle du discours chez les personnes âgées, marqué par un plus grand nombre d’épisodes et d’emboîtements. Les discours produits par les personnes âgées sont jugés globalement clairs, informatifs et parfois même plus intéressants que ceux des adultes jeunes. Les adultes âgés incluent de multiples épisodes, des épisodes emboîtés mais également des leçons moralisatrices et ce, de façon plus étendue que les adultes jeunes. Thornton et Light [4] rapportent une étude indiquant que lorsque l’on demande à des personnes âgées d’interpréter une histoire, elles produisent des phrases plus élaborées, plus intégratives et plus symboliques que les adultes jeunes bien qu’elles rappellent moins de contenu littéral. Cependant, plusieurs chercheurs ont également noté la tendance des adultes âgés à s’éloigner du sujet traité, ce qui se traduit par une diminution de la cohérence globale, ce que les auteurs appellent la verbosité verbale. Le taux de hors sujet, ou indice de verbosité, est déterminé en comptabilisant le nombre de positions hors sujet dans un récit. Les personnes âgées de plus de 60 ans ont tendance à s’éloigner du sujet dans 20 % des cas lorsqu’on leur demande de raconter un événement personnel ou de raconter leur vie. Cependant, lorsqu’il s’agit de décrire des images, les différences entre les participants jeunes et âgés s’estompent. Les adultes âgés utilisent plus de mots, font des pauses plus longues et ont tendance à s’éloigner du sujet de la conversation de façon plus étendue que les adultes jeunes mais cela uniquement dans le cas d’autobiographies. Cette tendance à la verbosité serait liée au déficit des processus inhibiteurs souligné par Hasher et Zacks [10]. En effet, les personnes âgées seraient dans l’incapacité d’inhiber les informations non pertinentes qui s’activent lors d’une narration. Cette diminution de la complexité structurelle associée à une augmentation de la qualité narrative est envisagée comme un processus d’accommodation à la baisse des ressources de traitement lors du vieillissement.
La relation entre productions écrites et productions orales
Très peu d’études ont porté sur la relation entre le langage écrit et le langage oral. La pertinence d’une telle comparaison fait elle-même débat, certains auteurs considérant qu’il s’agit de deux systèmes non comparables, largement dépendants de la fonction et du contexte de communication. Mitzner et Kemper [18] rapportent deux études comparant les productions écrites et orales chez les personnes âgées. La première a montré que le vieillissement est plus largement associé à une diminution de la complexité grammaticale du discours écrit que du discours oral, respectivement 44 % versus 23 % de propositions grammaticales par énoncé. S’ajoute également une diminution du nombre d’embranchements à gauche avec le vieillissement, plus marquée dans les productions orales qu’écrites. La seconde étude, plus récente, souligne au travers de la comparaison d’autobiographies orales et écrites obtenues dans le cadre de la Nun Study que le discours écrit est plus complexe que le discours oral aussi bien grammaticalement que conceptuellement. Cette étude a également montré que la complexité de la production écrite était liée au niveau d’éducation des individus. Les personnes ayant les niveaux plus élevés produisent des phrases plus longues et plus complexes que les personnes ayant de plus faibles niveaux éducatifs.

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