La Rééducation Cognitive des Déments

13. La Rééducation Cognitive des Déments

Anne Jacquemin1




Jusqu’il y a environ une vingtaine d’années, la « rééducation » des troubles cognitifs des patients déments était principalement réalisée en groupe. Les principales interventions décrites dans la littérature étaient la Reality Orientation Therapy (ROT) [1] et la Reminiscence Therapy[2]. La ROT est une technique qui vise à faciliter la réorientation spatio-temporelle. Il en existe deux variantes. La « 24h ROT » où, lors de chaque intervention avec un patient, un soignant délivre des informations d’orientation et les « classes ROT » où les informations sont délivrées massivement dans des locaux adaptés avec différentes aides externes (horloge, tableau avec le nom des participants, date, le temps qu’il fait dehors…). La Reminiscence Therapy, a pour but d’aider le patient à se remémorer des événements autobiographiques du passé en utilisant différents matériels d’époque (photos, musiques, films objets…). La thérapie comportementale [3]était une des rares approches pratiquée en individuel. Dans les nouvelles méthodes, dites de stimulation cognitive [4], la prise en charge des patients peut se faire en groupe et/ou en individuel. Les thérapies de groupe, quelles qu’elles soient, font habituellement l’impasse à la fois sur la réflexion théorique concernant la nature des troubles cognitifs et sur l’hétérogénéité de la population concernée si bien qu’un même programme est proposé à tous les participants. Il n’y a pas de données fortes concernant une amélioration du fonctionnement cognitif des patients après thérapie de groupe [5]. De plus, dans les thérapies de groupe, on ne sait pas ce qui est réellement stimulé, quelle fonction cognitive est impliquée. Par ailleurs, une « pseudo-homogénéité », mesurée par des échelles globales, peut non seulement masquer des capacités préservées différentes chez chaque individu mais, peut aussi masquer des déficits individuels (déficits en mémoire de travail, en attention soutenue…) mettant en difficulté certains patients au sein du groupe. Non seulement ils peuvent ne tirer aucun bénéfice de la stimulation, mais ils risquent d’être angoissés et alors, de réagir avec des comportements non adaptés (agressivité, agitation…). C’est pourquoi il nous semble préférable d’envisager la prise en charge des patients de façon individuelle. Cette prise en charge, celle du cas unique, tient compte de l’hétérogénéité des troubles, des capacités préservées mais aussi de la variabilité de l’évolution de la maladie chez chaque individu. Elle tient compte également des besoins et des désirs propres à chaque individu rencontré en thérapie.

L’apport de la neuropsychologie cognitive a été de démontrer que la maladie d’Alzheimer n’atteignait pas de manière uniforme et globale l’ensemble des fonctions cognitives [6, 7]. Non seulement certaines fonctions cognitives sont épargnées, mais à l’intérieur d’une même fonction, différentes sous-composantes peuvent également être affectées ou préservées selon les cas (par exemple, la mémoire épisodique d’un côté et la mémoire procédurale de l’autre). L’éclairage théorique fourni par la psychologie cognitive a été essentiel pour la prise en charge des patients, car il a permis de réfléchir à la mise en place de stratégies rééducatives individualisées. Si les équipes qui s’occupent des déments ont toutes pour objectif de les aider à maintenir, autant que faire se peut, un fonctionnement cognitif (mnésique ou langagier) satisfaisant, certains auteurs s’interrogent sur le sens et l’utilité d’une telle démarche. Rigaux [8] par exemple, se pose la question du sens de la prise en charge des patients déments telle que la conçoivent les acteurs de terrain, y compris les cognitivistes. Pour elle, la prise en charge cognitive ne situe pas le patient au centre de la démarche comme sujet à part entière mais comme « porteur d’un ou plusieurs symptômes » à rééduquer. Cette critique ne nous paraît pas pertinente dans la mesure où la prise en charge cognitive du patient n’a pas comme objectif limité de traiter un symptôme parmi d’autres, même si certains travaux ne sont pas explicites à ce sujet. Par exemple, dans notre description de la thérapie du manque du mot, nous n’avons qu’illustré la technique utilisée pour rééduquer un symptôme lié à une plainte [9] mais nous n’avons pas situé la thérapie dans son contexte plus global qui est l’aide au patient, à l’individu en souffrance ; or, l’objectif central de la revalidation cognitive est de contribuer au bien être et à la qualité de vie du patient [10] en lui proposant d’appliquer des stratégies ou d’utiliser des aides externes qui lui permettront de continuer ou de reprendre les activités qui l’intéressent. Les objectifs des programmes seront donc orientés par la demande du patient. Ce qui qualifie l’approche cognitive, c’est la prise en compte individualisée de l’état cognitif du patient dans ses faiblesses et ses forces ainsi que de l’étendue de ses expertises particulières acquises de son passé. Il est donc important de dialoguer avec le patient pour connaître les domaines qui l’ont passionné (lecture, tricot, jardinage, musique…) et de mettre en évidence lors d’une anamnèse fouillée ses domaines d’expertise particuliers, les expertises (ou sur-apprentissages) étant des comportements qui « tiennent » malgré la maladie. Les résultats de ces analyses, cognitive et fonctionnelle, peuvent ensuite servir des objectifs plus larges d’épanouissement de la personne dans ses centres d’intérêts (vignette clinique 1).



PRISE EN CHARGE INDIVIDUELLE : PRINCIPES GÉNÉRAUX


La prise en charge cognitive individuelle du patient dément repose au minimum sur deux principes généraux : la compréhension du trouble, y compris l’évaluation de son impact sur les activités quotidiennes et l’établissement d’un contrat thérapeutique.

La compréhension du trouble se fait en référence à un modèle du fonctionnement cognitif. Le but visé par cette évaluation est de mettre en évidence à côté des déficits, les capacités préservées du patient dans le but de les utiliser pour la poursuite d’objectifs en revalidation.

Cette démarche peut être illustrée par la revalidation dans notre centre d’une patiente souffrant d’une maladie d’Alzheimer probable selon les critères de Mc Khann et al. [11]. La patiente souffrait entre autres choses de difficultés de lecture des nombres arabes. Ces difficultés ont été analysées par Noël et Seron [12]. Une analyse des erreurs commises par la patiente a montré qu’elles survenaient le plus souvent pour les nombres composés de trois chiffres. De plus, les erreurs observées étaient de type syntaxique, c’est-à-dire des erreurs qui modifient la grandeur du nombre (par exemple, 374 est lu 3704, les chiffres 3, 7 et 4 sont lus correctement, leur identification lexicale étant correcte) 2. Par ailleurs, les erreurs produites pour la lecture des nombres à trois chiffres présentaient une structure régulière : la patiente lisait chaque chiffre comme une unité et elle faisait suivre la première unité de MILLE, la deuxième de CENT et elle lisait la troisième sans ajout. De telle façon que le nombre 236 était lu 2 + MILLE, 3 + CENT et 6 donc « deux mille trois cent six ». Dans la suite de l’analyse, les auteurs ont montré que les erreurs provenaient d’une mauvaise lecture des nombres arabes (236) et non d’une mauvaise production verbale des numéraux verbaux (deux cent trente-six). Un programme spécifique de rééducation a permis à la patiente de dépasser son déficit et de lire à nouveau correctement les nombres à trois chiffres. Cela lui a permis de reprendre ses courses et de ne plus hésiter sur la valeur des produits qu’elle achetait. Le programme de rééducation mis au point est précis et pointu puisqu’il vise un composant très spécifique dans une architecture cognitive (la comprehension syntaxique des numéraux arabes) mais il est mis au service d’une activité quotidienne pour aider la patiente lorsqu’elle fait des achats. Un produit étiqueté « 236 » était lu « 2306 » et donc estimé plus cher qu’un produit étiqueté à quatre chiffres (par exemple, « 1306 » qui était lu correctement). Le programme mis au point par les auteurs visait à améliorer la syntaxe, l’agencement des différents éléments qui eux étaient bien identifiés au niveau lexical.


Néanmoins, comprendre le trouble sous l’angle d’une analyse cognitive ne signifie pas pour autant être en mesure de comprendre son impact dans le quotidien ni quel fardeau il peut représenter pour le patient et ses proches (conjoint, enfants…). Même si une étude récente [13] montre qu’isoler les processus contrôlés des processus automatiques dans une tâche mnésique est une mesure plus écologique que les mesures réalisées par des tâches traditionnelles (par exemple : rappel de listes de mots), il reste qu’une analyse fonctionnelle des difficultés doit également être envisagée. Pour ce qui est des difficultés mnésiques, différents outils fonctionnels ont été élaborés [14]. Des questionnaires d’auto-évaluation et d’hétéro-évaluation peuvent être proposés, comme par exemple, le Questionnaire d’Auto-évaluation de la Mémoire (QAM) [15]. Cet outil permet de recenser les difficultés rencontrées dans la vie quotidienne et ce, par grands domaines d’activités (lectures, conversation, rétention des faits autobiographiques…). Le QAM permet également d’avoir une idée de l’anosognosie du patient, en confrontant ses réponses à celles d’un proche. Un autre outil fonctionnel qui peut être utilisé est d’inviter le patient à noter dans un agenda ses oublis pendant une semaine. L’avantage de l’agenda par rapport au questionnaire est la notation on-line de l’oubli et le fait qu’il fait moins appel à la remémoration alors que lors de la complétion du questionnaire, le patient peut avoir « oublié qu’il a oublié ». Dans l’agenda, le patient est également invité à noter le contexte externe (bruit dans la pièce…) ou interne (stress, fatigue, médication…) de l’apparition de l’oubli. Il lui est également demandé de noter ce qui lui a fait prendre conscience de l’oubli : lui a-t-on fait remarquer ? En a-t-il pris conscience lui-même spontanément ou est-ce la conséquence de l’oubli qui a en été le révélateur (exemple : au moment de se brosser les dents, il a remarqué qu’il avait oublié d’acheter du dentifrice). L’utilisation de ce type d’outil nécessite cependant de nombreuses ressources cognitives : de la mémoire pour penser à noter dans l’agenda et pour ne pas oublier de l’emporter avec soi, des mécanismes attentionnels et de mémoire prospective pour penser utiliser l’agenda lors d’un épisode d’oubli, de la métacognition pour identifier ces épisodes et pour analyser les éléments du contexte, etc. Cet outil ne peut donc être proposé que dans les stades précoces de la maladie. Aux stades modérés de la maladie, il est préférable d’utiliser une check-list détaillée où le patient et/ou un proche coche(nt) sur une liste les oublis rencontrés dans la vie quotidienne. L’analyse fonctionnelle la plus pertinente reste cependant la mise en situation du patient. Skurla et al. [16] proposent une évaluation de ce type où le patient doit réaliser quatre tâches de la vie quotidienne (s’habiller, faire une tasse de café, téléphoner et effectuer un achat). Chaque tâche est subdivisée en sous tâches. Des consignes verbales et différents indices sont structurés de manière à obtenir un score à la fin du test. Dans la pratique courante, il est sans doute préférable de proposer au patient la simulation de situations qui lui posent problème plutôt que proposer les situations d’évaluation proposées par Skurla qui peuvent ne pas être représentatives des difficultés rencontrées par le patient. Néanmoins, cet outil se rapporte à des situations fréquentes et il pourrait être utilisé comme ligne de base pré et post-thérapeutique pour observer une éventuelle généralisation des acquis après thérapie.





– il peut être incapable de lire les chiffres sur le clavier (problème visuel périphérique ou trouble gnosique ?) ;


– il peut ne plus se souvenir du numéro à composer (mémoire à long terme s’il s’agit d’un numéro ancien et connu versus mémoire de travail s’il s’agit d’un numéro qu’il utilise pour la première fois, et, dans ce dernier cas, on pourra aussi se demander quel composant de la mémoire de travail est déficitaire : administrateur central ? boucle phonologique ?) ;


– il peut oublier le nom de la personne à appeler ou l’endroit où se trouve l’annuaire (mémoire épisodique) ;


– il peut avoir des problèmes langagiers, de compréhension ou de production qui peuvent rendre la conversation difficile (troubles sémantiques, fuite des idées, mémoire de travail…).

Après cette première étape d’analyse du trouble, un contrat thérapeutique est proposé au patient. Il précise par écrit qui sont les intervenants (patient, proche du patient, thérapeute…) et quels sont les objectifs poursuivis (par exemple : apprendre les têtes de liste de partis lors des élections communales, réapprendre les noms de politiciens pour un ancien homme politique, utiliser un GSM, apprendre la technique de macrostructure pour retenir les textes lus…). La durée du contrat (minimum trois mois) et le rythme des séances sont également fixés (variable en fonction des objectifs et du stade de la maladie). Ce contrat est essentiel car il formalise le fait que le patient est bien au centre du projet rééducatif. Le contrat précise que rien ne peut se faire sans son accord. Les objectifs sont discutés avec lui, cette discussion tient compte de la demande formulée par le patient, tout en tenant compte de sa faisabilité et de l’écologie du projet. Cela a, a priori, plus de sens d’apprendre à utiliser un téléphone portable ou de mémoriser les prénoms des petits-enfants que d’apprendre à réciter des listes de mots. Le contrat thérapeutique ne s’élabore pas dès les premières séances. Celles-ci servent à expliquer au patient et à son conjoint ce qui a été observé lors de l’évaluation et la façon dont nous envisageons la rééducation. On insiste sur le fait que nous n’allons pas permettre au patient de « redevenir » comme avant mais que nous allons l’aider à reprendre des activités « plaisir » ou l’aider à accomplir certaines tâches quotidiennes qu’il avait abandonnées et auxquelles il tenait. C’est aussi une étape d’informations pour le patient et le proche. On leur explique pourquoi certaines tâches sont problématiques dans la vie quotidienne et que le problème n’est pas à situer au niveau de la volonté ou non du patient. En effet, on entend souvent « il retient bien ce qu’il veut ! ». Ce type d’interventions du thérapeute n’est d’ailleurs pas limité aux premières séances. Le thérapeute devra rester disponible pour toutes les questions ou observations apportées par les proches et ce, tout au long de la prise en charge.

Par ailleurs, le fait d’adopter un point de vue cognitif lors de la prise en charge du sujet dément n’exclut pas le recours à d’autres interventions auprès du malade. En ce sens, c’est un truisme que de souligner que l’approche pluridisciplinaire est idéale. Ainsi, le psychiatre peut intervenir pour aider le patient, identifier les sources de conflit dans la vie familiale, aider les proches si on voit apparaître de la dépression ou des conduites de retrait social, il peut aussi aider le thérapeute dans ses attitudes… L’assistante sociale est également un acteur important pour aider, par exemple, le patient et sa famille dans la recherche de moyens de transport, pour proposer des centres de jour ou des activités. Le neurologue indispensable au diagnostic, répondra aux questions médicales et assurera le suivi du traitement, le médecin généraliste sera le garant du suivi à domicile.


STRATÉGIES D’INTERVENTION


L’efficacité de différents types d’intervention cognitive n’est plus à démontrer [17, 18]. Ces interventions consistent à utiliser des stratégies adaptées à chaque patient qui pourra ainsi apprendre ou réapprendre des activités qui ont un sens pour lui (lecture de textes en fonction de ses intérêts, retenir des noms ou prénoms de proches, apprendre à utiliser un téléphone portable, apprendre à utiliser un agenda…). Si aider le patient à retrouver une relative autonomie peut être un objectif légitime de la revalidation, il est important d’être attentif à ses désirs. En effet, aider le patient en répondant à une demande précise, en lui permettant par exemple de reprendre une activité « plaisir » telle le tricot [19], contribue à améliorer sa qualité de vie.

Au sein de l’orientation cognitive, les stratégies d’intervention peuvent être regroupées en trois grands types [17]: les stratégies de facilitation, les techniques d’apprentissage ou de réapprentissage et l’utilisation d’aides externes ou l’aménagement de l’environnement.


STRATÉGIES DE FACILITATION


Van der Linden et al. [7] différencient deux types de stratégies de facilitation, la facilitation temporaire et le procédé facilitateur. La facilitation temporaire permet au patient d’encoder une information ponctuelle en utilisant un processus mnémotechnique, par exemple la rétention d’une association noms-visages [20]. Cette technique permet d’apprendre au patient à retenir le nom du thérapeute ou des prénoms d’amis. Par exemple le prénom Raymond peut être mémorisé par technique d’imagerie mentale en sélectionnant sur le visage de la personne dont le prénom doit être mémorisé, un trait saillant (par exemple, une raie dans les cheveux, deux bonnes joues « semblables à des monts »…). Ensuite, on crée par image mentale une association avec la phonologie de son prénom. On fait visualiser mentalement une énorme raie dans les cheveux de l’ami (on peut travailler sur photo, par exemple) et lorsque le patient rencontrera son ami, la vision de la « raie » activera la première syllabe du prénom dont la production complète sera ainsi « facilitée ». L’utilisation de facilitations temporaires peut par ailleurs être apprise au conjoint (vignette clinique 2).





Vignette clinique 2


Nous avons traité au centre de revalidation un patient de 68 ans atteint d’une maladie d’Alzheimer. Il présentait des difficultés mnésiques importantes, surtout dans les tâches de rappel libre. Il était par ailleurs bien aidé par la présentation d’indices de rappel ou par la reconnaissance. Compte tenu de cette analyse, la thérapie a eu pour objectif d’apprendre à la conjointe, par des jeux de rôle, à utiliser ce processus de facilitation. Le patient et sa conjointe étaient dans des pièces différentes. Le thérapeute, dans une troisième pièce, transmettait par téléphone une information au patient. Ensuite, les trois intervenants étaient réunis dans la même pièce et la conjointe était amenée à découvrir l’information fournie au patient. Le patient était incapable de répondre à une consigne explicite de récupération en condition de rappel libre, telle que : « Qui a téléphoné ? » Son épouse a alors appris à formuler des questions de telle manière que le patient puisse bénéficier du rôle facilitateur d’indices de rappel et de ses capacités de reconnaissance. Le conjoint formulait ainsi différemment ses questions : « Quelqu’un a-t-il téléphoné, oui ou non ? ». Après une réponse positive, elle ajoutait : « Était-ce un ami, un de nos enfants, une connaissance, un fournisseur ? ». En fonction de la réponse du patient, d’autres propositions plus restreintes étaient alors produites et ainsi de suite jusqu’à ce que l’information soit retrouvée.

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May 4, 2017 | Posted by in GÉNÉRAL | Comments Off on La Rééducation Cognitive des Déments

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