4. La réalité virtuelle pour penser son corps
E. Lallart and R. Jouvent
Depuis une quinzaine d’années, les psychothérapeutes ont pu repérer les avantages offerts par la réalité virtuelle. Scientifiques et cliniciens se sont alliés pour mettre au point des recherches et des applications, et ont témoigné de l’efficacité thérapeutique de cette nouvelle technique. Leur domaine d’utilisation repose sur les thérapies d’exposition du patient à des stimuli complexes et interactifs en 3D. Jusqu’à ce jour, cette technique s’est montrée fructueuse notamment dans le traitement des phobies, des désordres alimentaires et sexuels.
On a eu tendance à assimiler la thérapie d’exposition par réalité virtuelle (TERV) à la thérapie cognitive et comportementale (TCC), du fait que ces deux types de thérapies servent de substitution à un déficit de l’imagerie mentale. En effet, les études d’exposition par la réalité virtuelle se sont nettement inspirées des principes de la TCC. Pour le cas de l’anxiété, par exemple, l’exposition aux situations anxiogènes doit se faire progressivement et selon différents types d’exposition (Cottraux, 2004).
Cependant, à la différence de la TCC, la TERV permet un contrôle des stimuli présentés aux patients, ainsi que l’évaluation des fonctions cognitives. D’autre part, la comparaison de ces deux techniques a maintenant un recul suffisant pour mieux identifier les spécificités propres à chacune d’elles. Si la TERV est différente de la TCC, ce n’est pas seulement parce qu’elle supplée à un déficit d’imagerie mentale, mais aussi, et surtout, parce qu’elle comporte une interactivité entre les mouvements du sujet et l’environnement virtuel représenté. Il y a de ce fait une implémentation permanente du corps présent, dans l’activité imaginative proposée.
Dans ce chapitre, nous proposons d’étudier cette relation du corps avec le monde virtuel.
Réalité virtuelle en psychiatrie
Bien souvent, dans l’esprit du grand public, la notion de « réalité virtuelle » provoque un questionnement entre fantasme et technologie, entre rêve et réalité. Ici, on s’alarme d’une perte de prise du sujet sur le réel ; là, on insiste a contrario sur l’aspect technologique, à la fois révolutionnaire et ludique. Cette contradiction ne prouve qu’une chose : la compréhension incomplète, voire l’incompréhension de ce que signifie scientifiquement la dénomination de « réalité virtuelle ». Cette ignorance générale serait-elle à l’origine de la frilosité, pour ne pas dire de la méfiance, de la psychiatrie à l’encontre de la réalité virtuelle comme mode de traitement de symptômes lourds ? Toujours est-il que l’intérêt majeur de la réalité virtuelle pourrait bien être (tel n’est pas le moindre de ses paradoxes), malgré les malentendus qu’elle génère tant auprès du grand public que de la sphère médicale, d’aider à apprivoiser le monde, et ce, sans risque. Aussi le patient schizophrène est-il sans cesse confronté à ce même questionnement, mais de façon plus aiguë. Trois interprétations semblent alors graviter autour de la question du virtuel :
1. La réalité virtuelle représente-t-elle une transformation, une fragmentation, du réel ?
2. Le recours à la réalité virtuelle engendre-t-il un risque d’enfermement et d’autisme ?
3. Enfin, la réalité virtuelle ne se substituerait-elle pas dangereusement au monde réel ?
En psychiatrie, la réalité virtuelle est couramment utilisée pour les traitements des troubles anxieux et les troubles alimentaires. De la même manière, en neuropsychologie, les techniques de réalité virtuelle sont fréquemment choisies pour explorer les différents domaines cognitifs tels que, entre autres, l’attention, la mémoire, la planification ou encore le contrôle du mouvement. Cependant, le recours à ces techniques nouvelles reste encore marginal dans le traitement d’autres pathologies psychiatriques, comme la schizophrénie notamment, à cause de risques diversement évalués d’une perte de réalité chez le sujet.
Phobies
L’objectif de la TERV est de désensibiliser le patient en l’exposant à des stimuli provoquant de l’angoisse. Les séances devraient ainsi aider le patient à s’adapter et à modifier son comportement lors de situations anxiogènes.
Quelques études ont été menées notamment sur la peur de parler en public (North 1998) : un environnement virtuel était constitué d’un podium et d’une audience composée d’une centaine de personnes. Le patient, debout sur le podium, devait s’adresser à l’auditoire. Après cinq séances hebdomadaires d’une quinzaine de minutes, les thérapeutes ont remarqué une réduction notoire des symptômes anxieux des patients.
D’autres expériences ont été mises au point pour participer au traitement de l’aérophobie (ou peur de tomber). La scène virtuelle présente une ville vue d’avion. Au bout de quelques séances, une patiente a été capable de voyager en avion avec un niveau d’anxiété supportable.
Troubles des conduites alimentaires
Riva a mené quelques études dans lesquelles il utilise la réalité virtuelle afin de modifier l’image corporelle des patients atteints de troubles des conduites alimentaires (Riva, 1998 and Riva, 2008). Il développe le système VEBIM (The Virtual Environment for Body Image Modification) pour déterminer l’image que l’utilisateur a de son corps dans un environnement dans lequel il peut faire certaines activités comme se nourrir, se peser, etc.
Les résultats obtenus témoigneraient de l’efficacité de ce traitement en ce qui concerne en particulier la satisfaction corporelle et la motivation au changement des patients.
Schizophrénie
Les dernières études qui se sont intéressées à l’utilisation de la réalité virtuelle dans la schizophrénie portent essentiellement sur l’aspect mnésique, social ou perceptif dans la schizophrénie.
Weniger et Irle (2008) ont étudié la mémoire allocentrée des patients, et ont montré que cette dernière est déficitaire dans la schizophrénie, alors que la mémoire égocentrée reste intacte. Sorkin et coll. (2008) utilisent la réalité virtuelle pour évaluer la distorsion de la perception de la réalité chez les patients schizophrènes. Dans cette étude, 43 patients schizophrènes et 29 témoins devaient naviguer dans un environnement virtuel et relever les incohérences qui se présentaient à eux dans cet environnement. Les résultats montrent que 88 % des patients ont échoué dans ce test. Enfin, plusieurs auteurs se sont intéressés à la réalité virtuelle pour développer les compétences sociales des patients, et remédier ainsi à un retrait social, symptomatique de la pathologie (Freeman, 2008 ; Ku et coll., 2007 ; Kim et coll., 2007).
Le corps dans la réalité virtuelle
Réalité virtuelle et réalité
Si l’utilisation de l’oxymore « réalité virtuelle » conduit si souvent à des confusions, c’est parce que, derrière cette appellation, deux univers sont mêlés : celui de la réalité et celui du rêve et/ou du fantasme. Cependant, sa signification exacte ne présente aucune contradiction avec la définition du réel. Au contraire, le virtuel indique ce qui est de l’ordre du possible. La réalité virtuelle se définit ainsi comme une représentation réaliste (au moyen de techniques informatiques) d’un monde imaginaire, bien sûr, mais tout aussi bien, réel. La réalité virtuelle, in fine, n’est qu’un produit de la simulation qui reproduit, en temps réel et le plus fidèlement possible, une partie du monde physique, mais elle ne s’y oppose pas. Ainsi, selon Fuchs et coll. (2001), « les techniques de la réalité virtuelle sont fondées sur l’interaction en temps réel avec un monde virtuel, à l’aide d’interfaces comportementales permettant l’immersion pseudo-naturelle des utilisateurs dans cet environnement ». Il s’agit donc, pour l’ordinateur, de reproduire en temps réel le monde réel, et non de plonger l’utilisateur dans un monde irréel, fictif, fantastique, éthéré, libéré de toute contrainte. La réalité virtuelle consiste ainsi à entrer dans un univers de synthèse, créé par ordinateur, avec, en outre, la possibilité d’effectuer en temps réel des tâches définies par des programmes informatiques.
Pour cela, le concept de réalité virtuelle suppose deux choses :
1. elle doit être immersive et entourer le spectateur soit directement (avec écrans ou lunettes par exemple), soit indirectement (le spectateur est représenté par un avatar à l’intérieur du monde virtuel) ;
2. ce spectateur (ou son avatar) doit pouvoir se déplacer dans cet environnement virtuel, voire même interagir avec lui ou avec les autres participants. L’une des particularités majeures de la réalité virtuelle est donc l’interaction entre l’humain et l’ordinateur dans laquelle l’utilisateur n’est plus simplement un observateur extérieur d’images qui défilent sur un écran, mais un participant actif dans un monde virtuel en 3D.
Recalibrer le corps et l’imaginaire
Tous les dispositifs sont fondés sur une interaction avec le temps physique présent par le biais de capteurs (figure 4.1). Par définition, la réalité virtuelle comporte une interaction entre l’individu et le monde virtuel présenté. C’est la différence avec le cinéma et la vidéo, où les images présentées sont indépendantes des mouvements du sujet sur son fauteuil. Dans la pratique de la réalité virtuelle, l’ordinateur reçoit en permanence des informations sur les mouvements du sujet par le biais des capteurs de position, situés sur les membres et/ou la tête. Il modifie en conséquence les images qu’il renvoie dans le casque. Si le sujet tourne la tête par exemple, l’environnement virtuel présenté dans le casque au sujet se modifie immédiatement, en fonction de l’amplitude de la rotation de la tête. Cela a pour conséquence une inscription permanente de l’individu dans le monde réel et dans le temps présent.
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Figure 4.1 Immersion dans le monde virtuel : technique. |
À l’extrême, il n’y a pas de situation qui rappelle plus le réel que les mondes virtuels. Plus exactement, il n’y a pas de situation qui maintienne autant la perception du corps pendant l’activité de l’imaginaire. Être immergé dans un casque dont les images dépendent de ses mouvements est une garantie contre la désertion du monde réel, en particulier des aspects temporels de la réalité.
C’est l’un des intérêts essentiels de ces nouvelles techniques, et c’est d’ailleurs pour cette raison que souvent, lors de la première séance, les sujets déclenchent des réactions végétatives (nausées, mal de tête…).
Le corps selon les points de vue
La réalité virtuelle offre la possibilité de mettre en relief le rôle du corps, en particulier dans l’espace. Riva (2008) qualifie la réalité virtuelle de « technologie embodied », à cause des effets qu’elle provoque sur les perceptions corporelles. L’utilisateur devient en effet conscient de son propre corps pendant la navigation (du fait par exemple, que les mouvements de la tête modifient ce qu’il voit dans un casque). Selon l’approche de la « cognition embodied », le corps joue un rôle central pour modeler l’esprit. Il s’agit d’aborder l’esprit dans la façon dont le corps physique interagit avec le monde. Ainsi la cognition humaine, plutôt que d’être abstraite, et indépendante de tout module d’input et output périphérique, aurait ses racines dans le processus sensorimoteur.

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