La prose
Dans la prose, on peut parler au passé ; on s’inscrit alors dans le déroulement chronologique d’un récit, avec ses enchaînements et ses causalités, alors qu’au présent on donne à voir en quelque sorte le surgissement d’un événement avec toute la brutalité que cela suppose ; bien évidemment, dans tout récit à l’imparfait peut apparaître le présent qui viendra souligner l’imprévu, le drolatique, le suspens, etc. Le Bescherelle nous dit que l’indicatif « sert à exprimer la certitude, la déclaration, le jugement, la pensée, une croyance », que le présent « marque un fait actuel ou habituel et une pensée d’ordre général », tandis que l’imparfait indique « une action simultanée par rapport à une autre, la répétition de l’action, la supposition, une action en cours dans le passé ». Il s’agit donc du « temps » grammatical qui vient se juxtaposer au « temps » interne de celui qui écrit. Le travail de la narration, qu’il soit celui du rêveur, de l’analysé ou du romancier, a toujours un caractère de ce « saut en parachute » dont parle Georges Perec (Je suis né) ; le récit au présent cherchera à partager des émotions tandis que le récit à l’imparfait partagera des « représentations » ; et dans les deux cas nous retiendrons le partage avec l’autre, le besoin de l’altérité, afin de les étayer .
Qu’il s’agisse d’émotions et/ou de représentations, afin de favoriser leur expression, nous fournirons comme consignes des modalités très différentes dans le but d’aider le patient à pouvoir exprimer des émotions et des représentations, qui seront au fur et à mesure de l’atelier d’abord plus construites et enfin plus distanciées. Pour cela et de même que la poésie est présentée sous des formes différentes, il nous semble important de proposer aussi pour la prose des formes très diverses, chacune ayant des caractéristiques qui lui sont propres. Avec toujours l’idée du triptyque théorique afin que nos patients puissent s’orienter spatio-temporellement dans leurs écrits, et se confronter à des formes littéraires inconnues, permettant ainsi par la contrainte formelle de se situer, en fonction de leur problématique psychopathologique, soit dans un présent, soit dans un passé, soit dans les deux, et de voir ainsi évoluer leurs thématiques internes. Nous verrons alors des modifications au niveau du temps vécu qui apparaîtront dans la construction grammaticale ; l’écrivant pourra de mieux en mieux se représenter certaines thématiques qui lui étaient douloureuses à appréhender. Comme en poésie , nous observerons combien la contrainte formelle va favoriser le « surgissement » de certaines émotions et thématiques non accessibles par le conscient. Afin d’illustrer ce propos, nous citerons cette phrase souvent exprimée par les participants de l’atelier : « Ah, je ne pensais vraiment pas que j’allais parler de ça aujourd’hui » ; ou encore : « Mais d’où me vient cette idée étrange ? »
À propos de la contrainte formelle dans la création, nous avons l’habitude d’entendre que, par leur rigueur, ces contraintes entraveraient la création ; en effet, elles pourraient détourner la spontanéité créatrice vers des données techniques et finalement accessoires par rapport à ce qui constitue l’essentiel : les images et les visions qui peuvent habiter l’âme de l’artiste. Certes, il s’agit d’un point de vue tant historique que logique (les surréalistes avaient prôné une pratique de la poésie fondée directement sur l’absence de toute règle et aussi de tout contrôle de l’esprit sous forme d’écriture automatique). On serait donc tenté de s’en tenir au proverbe latin Fiunt oratores, nascuntur poetae (on devient orateur, mais on naît poète), qui signifie que, alors que l’éloquence est une technique que l’on peut acquérir avec de l’entraînement et du temps, la poésie, elle, serait un don inné, d’une autre essence, plus mystérieuse, plus délicate, autrement dit qu’elle résulterait de la seule inspiration, sans avoir à s’encombrer de contraintes techniques. D’un point de vue purement littéraire, nous nous rangerons à l’avis de Paul Valéry (éd. 2009) qui soutenait que non seulement les règles étaient inévitables mais qu’elles étaient même des stimulants très efficaces pour féconder l’inspiration, et à celui d’André Gide (éd. 2009) : « L’art naît de contraintes, vit de luttes, meurt de liberté. » Du point de vue de la psychopathologie , nous soulignerons l’importance de la diversité des contraintes qui non seulement sont un aiguillon certain pour l’inspiration mais qui surtout permettent l’accès à un imaginaire refoulé ; elles donnent une impression de sécurité afin de consentir à lâcher un ressenti douloureux ou inhibant (par exemple cette patiente qui dit avoir besoin de contraintes comme garde-fou contre les horreurs qu’elle va dire). D’ailleurs, il est très intéressant de noter que bien souvent les patients ajoutent de leur propre initiative une ou plusieurs contraintes à la contrainte initiale, et aussi de constater qu’à l’unanimité la séance la plus mal vécue reste la séance « libre », sans titre ni forme imposés.
Quelques exemples de récit en prose
La lettre
Elle permet de représenter le « cri-écrit » dont parle Cocteau (1925) ; il s’agit de la transmission d’un message, d’un désir de communication , sans que celle-ci soit réellement effective, ce qui permet au patient d’aller au-delà des barrières émotionnelles ou conflictuelles. C’est aussi un moyen pour exprimer une souffrance et ainsi toucher l’autre.
Consignes : qu’avez-vous à dire ? À qui ? Pourquoi ? Comment le manifester ?
« Il y a plusieurs façons de se jeter à l’eau : plonger, tomber, se débattre. Je me jette à l’eau des phrases comme on crie, comme on a peur ; ainsi tout commence… » (, 1969.)
La fable
Ce mot vient du latin fabula, « propos, récit », et sa racine étymologique signifie « parole ». La fable se propose de raconter une histoire où peuvent se mêler le vrai et l’imaginaire ; elle comporte toujours une partie narrative importante car l’anecdote et la morale en sont deux éléments constitutifs. Son originalité tient au fait qu’elle met en scène une grande variété de personnages et d’animaux, depuis les minuscules puces jusqu’aux éléphants, en passant par les hommes, les dieux de la mythologie, les végétaux, les éléments naturels, etc.
Selon La Fontaine (éd. 2002), « l’apparence de ces fables est puérile, mais ces puérilités servent d’enveloppe à des vérités plus importantes ».
Et pour Sainte-Beuve (éd. 2004), les fables sont universelles : « La fable est un genre naturel, une forme d’initiation inhérente à l’esprit de l’homme et elle se retrouve en tous lieux et en tous pays. »
Pourquoi la fable ? Le patient sera alors auteur, acteur, metteur en scène, soit en se glissant dans la peau de l’animal, soit en se nommant « le malade » ; et convenons avec les Anciens que l’imitation est la première étape de la création : en effet, si une première étape consiste à s’approprier un texte, la deuxième à le transformer, la troisième sera celle de sa propre production.
L’inventaire
C’est faire une énumération, « j’aime, j’aime pas » (Perec, 1978), faire d’un mot le point de départ d’où peuvent naître de multiples associations, ordonner ses mots, utiliser une autre syntaxe, déclencher une séance, ranger des mots dans une liste ; c’est déjà une façon de classer, de définir un champ sémantique puisqu’on inclut certains articles et qu’on en exclut d’autres ; cela peut être efficace pour les troubles mnésiques, pour un début de séance… La formule « je me souviens » fait appel au rêve tout en facilitant une énumération, et ce pouvoir d’évocation ouvre de multiples perspectives et peut aussi provoquer le désir d’écrire pour fixer les mots. « Écrire, c’est remettre en ordre ce que le cœur possède en désordre. » (Perec.) Cette liste implique une limite, un commencement et une fin.
Le dictionnaire
Avec un dictionnaire, le thérapeute choisit plusieurs mots difficiles, voire inconnus, et en demande leur définition ; on peut ainsi faire un dictionnaire du groupe , un dictionnaire des lieux imaginaires : nous avons en effet créé au sein de l’atelier notre propre dictionnaire des lieux imaginaires qui n’existent dans aucun ouvrage littéraire, en nous référant à Alberto Manguel qui, lui, a colligé dans son merveilleux Dictionnaire des lieux imaginaires les lieux inventés de la littérature (comme ceux que l’on rencontre dans les romans de Jules Verne).
Le hasard des mots
On choisit au hasard dix mots d’un livre ou recueil avec lesquels les patients doivent composer un poème.
Le scénario
Nous proposons une situation, et c’est aux patients de choisir la trame de leur nouvelle, sous la forme soit d’un roman policier, soit d’un roman de science-fiction, soit d’une pièce de théâtre, soit d’une œuvre romantique, etc.
Le slam
Ce style oratoire récupère le phrasé rap mais en replaçant le texte au centre de la diction ; c’est un retour au verbe et à la diction sans fioritures ; ou encore une chanson pour les plus jeunes.
Le bestiaire
On le construit avec des animaux exotiques placés dans de grands espaces, afin de développer plus aisément chez les enfants la capacité de rêver, puisque ces animaux ne font pas partie de leur univers quotidien.
Le calligramme
Il s’agit d’un poème où les vers sont assemblés pour former des objets, des animaux ou des formes géométriques. Il y a donc un but visuel du texte sur la page. C’est Apollinaire qui a employé pour la première fois le mot « calligramme » en 1918, après avoir parlé d’« idéogrammes lyriques ».
Le but ici est toujours de développer le plaisir d’écrire à travers une activité ludique, ce qui est important chez l’enfant scolarisé qui perçoit souvent l’écriture comme une contrainte et non comme un plaisir.
Le conte
Le conte possède-t-il des propriétés spécifiques par rapport au mythe, à la légende, à la tragédie ou au folklore ? Son usage est-il si particulier pour lui valoir cette affinité avec le rêve (Kaës, 2004) ? Le conte est la représentation et le récit de formation et de processus de la réalité psychique : son matériau est le rêve, le fantasme, le roman familial, la représentation des mécanismes de défense psychotiques et névrotiques ; tout ce que la psychanalyse a découvert du psychisme humain se retrouve dans le conte. D’où l’importance que nous donnons à cette consigne formelle. Sur les rapports du conte et du rêve, Freud s’est exprimé à maintes reprises, et maintes fois il aura recours au conte afin de faire avancer l’analyse du rêve (1900, L’Interprétation des rêves ; 1907, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen ; 1908, La Création littéraire et le rêve éveillé ; 1911, « Rêves dans le folklore » in Résultats, idées, problèmes ; 1913, le thème des trois coffrets in Essais de psychanalyse appliquée ; 1914, « Remémoration, répétition et élaboration » in La Technique psychanalytique ; 1919, « L’inquiétante étrangeté » in Essais de psychanalyse appliquée). Il a souligné combien le conte offre à l’enfant une façon de penser appropriée avec la représentation qu’il a de lui-même. La contrainte d’écrire un conte est aussi importante pour l’adulte afin d’observer avec lui ce qu’il a perçu de l’imaginaire de son enfance , ce qu’il en reste et ce qu’il a pu en faire. Ce que nous allons alors observer chez lui est la fonction psychique propre au conte, c’est-à-dire que le conte est le récit d’une problématique et la réponse à cette problématique. Bettelheim (1976) l’a souligné : « Le conte introduit une incertitude, provoque l’anxiété et le calme. » C’est cela même que nous allons analyser avec le patient, comment il présente la problématique et sa manière de la résoudre, toujours en restant au niveau formel du conte. Afin de comprendre et de faire comprendre comment peut se réduire une tension interne, Charles Guérin (1980) a développé une théorie sur la fonction contenante du conte, c’est-à-dire sur sa fonction de transformation des affects, non pensés parce que destructeurs, en représentations tolérables et même en représentations capables d’engendrer d’autres représentations. Nous pouvons extrapoler cette idée jusqu’aux transformations possibles et importantes à appréhender en ce qui concerne les métamorphoses de l’image du corps, que ce soit pour l’enfant, l’adolescent , l’adulte ou le sujet âgé. L’étendue et la richesse de l’utilisation de cette forme expliquent notre choix fréquent de l’utilisation du conte. Marthe Robert (1972) a souligné la fonction psychique du conte dans ce qu’il accomplit comme fonction dans le roman familial. Et avec des patients d’origines différentes, quelle richesse cela représente tant pour le groupe que pour le sujet lui-même que la considération de la dimension sociale et culturelle du conte, comme transmission et partage de ce qui a été structurant pour eux.
Pour résumer, nous dirons que cette contrainte littéraire va tenter d’appréhender, par sa construction et tous ses tenants sous-jacents, l’angoisse psychique et corporelle, et de lui donner un sens par la forme même du conte ; le conte peut être un lieu pour accueillir l’angoisse et la transformer.
Bien évidemment, dans nos ateliers la contrainte proposée sous forme de contes est toujours accompagnée d’une thématique qui nous semble importante pour tel ou tel sujet. Nous avons des thématiques plus évocatrices que d’autres, telles que « les trois portes », « le vent » ou encore « l’île ».