La poésie
Du grec poiêsis, « fabrication, création », essentiellement verbale, du latin pro[ver]sa, « discours tourné vers l’avant, qui va en ligne droite », nous retenons de cette étymologie l’idée de trajectoire, de composition et de création qui pousse vers l’avant, une tradition initialement orale mais qui est devenue écrite depuis bien longtemps.
Historique
Les Grecs nous ont appris qu’Asclepius, le maître de la guérison, était fils d’Apollon, roi de la poésie : la médecine et les arts sont ainsi mêlés historiquement. Les Grecs anciens seraient les premiers à avoir ressenti l’importance des mots et des émotions, tant pour la poésie que pour les phénomènes de guérison de l’âme (Leedy, 1970).
Dans sa Poétique, Aristote parlait déjà de la catharsis comme d’un facteur important qui pouvait avoir un effet sur la cure des émotions. Même si la thérapie par la poésie est relativement nouvelle, elle est aussi ancienne que les premiers chants autour du feu des peuples primitifs. Le chant/chanson/poème est ce qui « guérit » le cœur et l’âme.
Même si un physicien romain du nom de Soranus (Ier siècle avant Jésus-Christ) prescrivait de la poésie pour ses patients, le lien entre poésie et médecine n’est pas très connu dans l’Antiquité.
Composantes de la poésie-thérapie
À chaque séance d’atelier, un poème est présenté en fonction de la thématique du jour. Il est lu plusieurs fois pour que son rythme soit bien intégré. Une large place est accordée au rythme qui relâche la tension. Le rythme et la répétition ont pour certains un effet apaisant, structurant. La forme est importante : quand de fortes émotions sont exprimées de manière sécurisante, l’émotion se pacifie. Le son des mots a aussi sa valeur, leur scansion et la manière dont on les utilise nous définissent.
La poésie a la capacité de susciter maintes émotions et de les garder intactes. C’est ce qui est demandé à un environnement thérapeutique. À ce sujet, Henninger dit en 1994 : « La forme arrange (ou construit) dans le dérangement (ou déconstruction), met de l’harmonie dans la désharmonie et de l’ordre dans le chaos. » Quand de fortes émotions sont exprimées dans un lieu sécurisant (un contenant), et qu’ensuite elles sont élaborées, elles sont atténuées. Il y a du relâchement, de la joie dans le partage avec les autres. L’équilibre est restauré. La poésie a la capacité d’entraîner plusieurs émotions à la fois et de les garder intactes, d’où l’importance d’un environnement thérapeutique. Ce qui montre bien la différence entre un atelier d’écriture et un atelier thérapeutique d’écriture.
Même s’il existe une thèse « romantique » qui soutient que la poésie non seulement pense mais est la pensée même, il existe aussi une autre thèse « formaliste » sceptique pour laquelle la poésie, au contraire, ne pense pas. Pour la première de ces thèses, la poésie pense parce qu’elle atteint la source de l’être et du sens ; pour l’autre, elle ne pense pas, parce qu’elle ne cherche pas à produire un sens communicable, paraphrasable, partageable, échappant au contraire, par le travail de la forme, aux facilités de la communication littéraire. Définie comme pensée hyperbolique et hyperesthésique du sens, la poésie est, dans la conception « romantique », intuition fulgurante de l’absolu, instauration de la vérité de l’être. Selon Thomas S. Eliot (1932), la poésie est un jeu qui peut apporter connaissance et information, en même temps qu’elle nous amuse sur un plan intellectuel, émotionnel et même sensuel ; citant Dante, Goethe et Shakespeare, il va même jusqu’à suggérer qu’elle est le « langage le plus capable de transmettre la sagesse ».
La conception eliotienne de la poésie comme amusement ou jeu, comme moyen d’atteindre un subtil plaisir intellectuel, fait essentiellement référence à la lecture de la poésie, alors que pour nous il s’agit de l’écriture de la poésie.
Et le plaisir de lire, d’entendre la poésie ne pourrait-il pas aussi passer par l’écriture ?
Cadre
Cette idée nous est venue lors d’une séance d’atelier d’écriture où était annoncée une séance de poésie ; une patiente interloquée a demandé pourquoi. Et nous de répondre, « pour le plaisir ».
« Pour le plaisir ? », rétorqua-t-elle, d’un air inquiet, pincé et dubitatif. Oui, pour le plaisir ! Et c’est ainsi que pour enrayer la difficulté d’écrire un poème sont proposées des formes tout à fait différentes (haïku, rubaïyat, tautogramme, poème pyramidal, etc.) avec, quand la forme est choisie, un contenu libre et, quand le contenu est spécifié, un contenant libre, ou les deux à la fois.
On peut écrire de la poésie selon des formes pour la structuration de la pensée (5/7/5) mais on peut aussi rédiger ce qui vient à l’esprit, sans rien y changer, où le tracé conscient de la recherche d’une forme est nié. « Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. » (Breton, 1962.)
On peut ne pas comprendre la poésie, mais on est touché par ce qu’elle procure : des images, des sons, la beauté.
Effets positifs de l’écriture poétique
Ces effets positifs sont :
À partir du moment où il y a du plaisir à penser, on remarque chez certains un assouplissement de la pensée (variété de la thématique) et pour d’autres une structuration de la pensée (avec le début, le milieu et la fin d’une histoire, dans un temps respecté ; sujet tenu ; forme tenue ; etc.).
On pourrait avancer que pouvoir passer du plaisir à penser à penser le plaisir va avoir une incidence sur certains troubles de la pensée : inhibitions de la pensée, pensée monothématique, flou de la pensée, peur de penser. Une fois que l’on pense le plaisir, on a d’une certaine façon une pensée renouvelée. Pour beaucoup ce plaisir est enfoui, car il leur semble qu’ils perdraient leur temps à le réveiller.
À vouloir toujours aller plus vite, à être toujours plus performants, certains plaisirs liés à la pensée tendent à disparaître. Hors de la pensée rationnelle, les pensées liées aux émotions quelles qu’elles soient ne surviennent plus dès lors que fugitivement ou de façon anarchique. Selon Anzieu (1994), les pensées sont « en expansion illimitée comme l’univers des étoiles, des pensées ça et là naissent, brillent, s’attirent, s’équilibrent, explosent, se morcellent, s’agglutinent. […] Penser les contient, les transforme, leur donne forme ou mots ». Cela nous conforte dans notre manière de mener notre atelier , et la poésie favorise amplement ce processus. Il nous semble que fournir un cadre approprié afin que ces pensées puissent émerger et deviennent sources de plaisir ne peut être que profitable à nos patients. La poésie semble y contribuer de manière privilégiée.
Le cadre de l’atelier, le cadre contraignant de l’écriture et le cadre du groupe constituent une structure dans laquelle le plaisir à penser peut s’épanouir. Et la poésie facilite ce processus tant au niveau de sa forme contenante que de sa présence philosophique (c’est-à-dire au niveau de la philosophie sous-jacente de la poésie comme étant la pensée même).
On peut aussi faire remarquer que la signification étymologique du mot poème est « composition ». Le cadre de la poésie même, tout comme le cadre du groupe , permet la reconstruction d’une pensée obérée par des émotions refoulées et l’expression de ces dernières avec distance.