2. Historique et situation actuelle
Bien que les TCC aient pris leur forme actuelle seulement à partir des années 1950, dans des travaux anglo-saxons, les précurseurs sont très nombreux dès l’Antiquité. En fait, il existe des antécédents dans toutes les parties du monde et sous des formes parfois surprenantes. On trouvera une analyse plus complète de la filiation des TCC inCottraux (2004).
Les anciens
Hippocrate a utilisé sans doute le premier des méthodes d’exposition pour traiter les phobies. Locke a décrit, au xviiie siècle, les principes de l’exposition au stimulus anxiogène chez un enfant présentant une phobie des grenouilles. Le contrôle volontaire des fonctions physiologiques a été mis en évidence, il y a des millénaires, par les yogis qui ne parlaient pas de biofeedback, de relaxation ou de contre-conditionnement. La modification cognitive des systèmes de croyances a été utilisée par toutes les religions et tous les partis politiques. On la décrit alors soit sous le nom de conversion spirituelle, soit sous celui de prise de conscience idéologique. L’utilisation de systèmes de récompenses ou de promotion est aussi vieille que l’humanité qui ne savait pas alors qu’elle faisait du conditionnement opérant. La Morita Therapy, thérapie traditionnelle japonaise, traite les problèmes dépressifs, phobiques et obsessionnels par l’isolement social, la relaxation mentale et physique suivis par un ré-apprentissage de la vie. Cette méthode est proche de l’exposition progessive aux situations anxiogènes. On pourrait poursuivre sans difficulté cette quête des origines qui montre simplement que les principes de l’apprentissage et de modification cognitive sont dans toutes les tentatives humaines de changement.
Les précurseurs français
C’est à la France du xixe siècle que l’on attribue une certaine antériorité dans les premiers essais de thérapie comportementale. Le livre de François Leuret, publié en 1840, Fragments psychologiques sur la folie et traitement moral de la folie représente un premier essai de traitement de patients psychotiques par une modification directe du délire.
Itard a appliqué le premier des méthodes qui seront systématisées plus tard dans le traitement des enfants autistiques. Le travail qu’il fit avec le sauvage de l’Aveyron, Victor, enfant abandonné et vivant dans les bois, représente certainement un travail de pionnier. Son échec tient plus au fait que la période sensible d’apprentissage du langage était depuis longtemps révolue, lors de sa thérapie, qu’à ses méthodes et sa personnalité.
Mais l’auteur le plus proche des méthodes actuelles est sans doute Pierre Janet (1889). Beaucoup d’auteurs étrangers en font le précurseur par excellence. Car Janet est sans doute l’inspirateur aussi bien de la psychanalyse que des thérapies comportementales et cognitives, ainsi que des méthodes modernes de traitement du stress post-traumatique (Van der Kolk, 1996).
Ses idées ont été, sans le citer, empruntées par Freud après son passage à la Salpêtrière, où Janet enseignait. On trouve d’ailleurs déjà chez Janet les notions de subconscient, d’idée fixe (fantasme), de traumatisme, de refoulement et de fragmentation du moi.
L’influence de son œuvre fut aussi importante dans les pays anglo-saxons où les techniques qu’il a décrites ont été souvent utilisées. Marks, 1981 and Marks, 1987, pionnier des TCC en Angleterre, avoue avoir puisé la plupart des idées qui l’ont inspiré pour mettre au point les traitements par exposition aux situations anxiogènes, dans l’ouvrage de Janet : « Les médications psychologiques, seul ouvrage de psychothérapie dont la lecture lui ait servi à quelque chose » (communication personnelle).
Janet a décrit aussi l’état mental des hystériques, et les précautions pour éviter de renforcer leurs comportements, en termes proches des comportementalistes modernes. Il a développé un système psychodynamique fondé sur la notion de baisse de la tension psychologique pour expliquer obsessions et phobies. Celle-ci laisse émerger des tendances régressives et entraîne un déficit des conduites par perte de la synthèse mentale. Une technique, le « désaccrochage » des pensées répétitives et des raisonnements circulaires, a été décrite par Janet (1919) pour traiter l’« épuisement psychologique ». Elle est très voisine des techniques de résolution de problèmes avec mise à l’épreuve dans la réalité que l’on propose aux déprimés au cours des thérapies cognitives actuelles.
Perroud, médecin de l’hôpital de la Charité à Lyon, a rapporté dès 1873 deux cas d’agoraphobie traités par exposition progressive au stimulus anxiogène : c’est la première communication scientifique sur le sujet. Peu de temps après, Legrand du Saulle, à Paris, traite ainsi les agoraphobes et reconnaît le travail princeps de Perroud, dans son ouvrage classique sur l’agoraphobie de 1878.
L’hypnose peut représenter un précurseur des thérapies par inhibition réciproque, où la parole du thérapeute diminue l’angoisse du patient, pour lui permettre d’affronter sa phobie. De ce point de vue, les suggestions hypnotiques annoncent la désensibilisation systématique de Joseph Wolpe. Plus près de nous, le rêve éveillé dirigé de Desoille est également un ancêtre de la désensibilisation systématique et de la sensibilisation interne de Cautela. Desoille cite Pavlov et considère que certaines guérisons vérifient sa loi d’extinction.
En France, le premier travail important recensant les thérapies comportementales est dû à Jacques Rognant dans un rapport au Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française de 1970 (Rognant, 1970). Jacques Rognant a également traduit l’ouvrage pionnier de Joseph Wolpe : La pratique de la thérapie comportementale en 1975. J’ai publié en 1978, le premier livre français sur le sujet : Les thérapies comportementales ? Stratégies du changement. Les éditions Masson ont assuré la publication de ces trois ouvrages qui ont été à l’origine de la diffusion des TCC en France.
Freud : un comportementaliste malgré lui ?
Freud et surtout Ferenczi peuvent être considérés comme des comportementalistes malgré eux. La façon de concevoir la psychanalyse dans les années 1910-1920 était plus proche des thérapies cognitivo-comportementales que la psychanalyse actuelle. La durée de la cure était brève, de six mois à un an dans bien des cas, et se bornait à une dizaine de séances pour des cas célèbres comme l’a montré Le Livre noir de la psychanalyse (Borch-Jacobsen et al., 2004). La technique était plus active et mêlait souvent fantasme et réalité : injonctions, prohibitions, termes fixés au traitement, renforcement par des bonbons des associations libres, promenades au Prater et invitations à dîner chez le Maître pour dénouer le transfert, étaient monnaie courante. Freud devait d’ailleurs recommander l’exposition aux stimuli anxiogènes chez les agoraphobes dans un article de 1919 : Progrès en psychothérapie psychanalytique (Freud, 1919), où il reconnaît qu’il est impossible de guérir une agoraphobie, si en fin d’analyse on n’incite pas la patiente à aller dans les rues pour affronter l’angoisse jusqu’à ce que celle-ci disparaisse.
Deux musiciens célèbres ont été traités par Freud. L’un est le chef d’orchestre Bruno Walter qui, à la suite d’une cabale contre lui, présentait une crampe professionnelle : il ne pouvait plus lever le bras droit pour diriger, ni jouer du piano. Freud lui conseilla un voyage en Italie, sans résultats, puis au cours de six séances lui donna le conseil de recommencer à diriger de manière progressive tout en se concentrant sur la musique et non sur son bras et sans se soucier du résultat. Cette méthode d’exposition avec diversion d’attention et concentration sur le « flux » créatif s’avéra efficace. Bruno Walter dirigea des orchestres, sans difficulté jusqu’au-delà de ses 80 ans. Mahler, pris dans une tourmente conjugale, bénéficia, au cours de quatre promenades, de conseils de bon sens : s’occuper plus de sa femme et de ses créations musicales (Alma Mahler était aussi musicienne) pour éviter qu’elle ne le quitte (Poulain-Colombier et Christophe, 2007). De nos jours, avec ces deux cas peu orthodoxes, Freud réussirait la première année d’un diplôme de TCC, mais serait refusé par l’Association internationale de psychanalyse qu’il a créée.
On peut voir aussi en Alfred Adler (1870-1937), après sa rupture avec Freud, comme un précurseur reconnu de la thérapie cognitive (Sperry, 1997). Il a eu une influence importante aux États-Unis et a inspiré A.T. Beck, pour la création de la thérapie cognitive. Dans son ouvrage de 1929 : La science de la vie, Adler a en mis au jour la notion de schéma d’aperception pour rendre compte de la vision personnelle que chacun a du monde et de lui-même. Il décrit aussi ce que l’on appelle aujourd’hui les stratégies dysfonctionnelles d’adaptation. Il reste célèbre pour sa description de la surcompensation narcissique qui résulte d’un sentiment d’infériorité. Il propose une thérapie directive qui se fonde sur la modification du style de vie, la recherche de nouveaux buts existentiels et l’augmentation de l’estime de soi
Les behavioristes
Blaise Pascal est l’auteur qui a introduit le mot « comportement » dans la langue française classique. Pourtant, l’on a eu recours à un néologisme pour la langue scientifique moderne : le « behaviorisme », autrement dit le Comportementalismecomportementalisme, est un mot importé littéralement de l’anglais. Il s’est implanté en France à la suite d’ouvrages publiés par Naville puis Tilquin, dans les années 1940-1950, ouvrages qui présentaient le travail initial de Watson sur le behaviorisme de 1925 (version française, 1972). Ce terme est le label général d’un courant de recherches et d’applications pratiques au sujet du comportement humain.
Selon Skinner, le behaviorisme n’est pas la science du comportement humain : c’est la philosophie de cette science. Sa tâche est de répondre aux questions fondamentales. Une telle science est-elle possible ? Ses lois sont-elles validées comme celles de la physique ? Cette science rend-elle compte de tous les aspects du comportement humain ?
Cependant, l’usage désigne par le terme de behaviorisme les recherches théoriques et philosophiques sur le comportement humain à partir des théories de l’apprentissage. L’aspect appliqué et pratique est appelé : « thérapie comportementale » (sens large) ou « modification comportementale » (sens étroit) correspondant aux applications du Conditionnement classiqueconditionnement opérant par l’école de Skinner (à partir de 1937).
Le premier behavioriste avant la lettre est certainement Pavlov, prix Nobel 1904, dont l’ouvrage sur les réflexes conditionnels date de 1927. Son œuvre est trop connue pour que nous insistions. Cependant, les applications cliniques de ses découvertes fondamentales ont été tardives. Il crée une méthode qui peut s’appliquer à l’ensemble des phénomènes psychologiques, y compris l’activité nerveuse supérieure et le langage.
Watson crée le terme de : « behaviorisme » et publie, en 1919, un essai : Le monde tel que le voit le behavioriste, où il critique violemment la psychologie mentaliste et associationniste du siècle précédent. Ce manifeste, ainsi que son livre de 1925 : Le behaviorisme, lancent une tendance nouvelle en psychologie. D’autre part, il effectue avec Rayner une expérience de conditionnement des peurs chez l’enfant (le petit Albert). Mary Cover Jones, qui effectue une expérience analogue, est considérée comme la première à avoir déconditionné un enfant chez qui elle avait créé une phobie. Après un trop bref passage dans l’université comme enseignant et chercheur, Watson deviendra un « Wizard of Madison Avenue », autrement dit un expert en publicité. Tout autant que l’ancêtre du behaviorisme, il demeure celui du marketing.
Naville (1942) dans son livre La psychologie du comportement, définit le comportement de la façon suivante : « Se comporter, c’est agir. » Le comportement, c’est ce que l’organisme fait et dit. Dire, c’est faire, c’est-à-dire se comporter. Selon Watson, la pensée consiste « à se parler à voix basse ». Il identifie la pensée au phénomène de sub-vocalisation. On objectera avec raison qu’on peut penser sans avoir de larynx. Mais la pensée conçue comme ce que le sujet se dit à lui-même permet d’avoir une définition fonctionnelle, proche de celle de Platon qui parlait de dialogue interne, et en permet de l’auto-observation.
Le comportement ne se limite pas aux mouvements du corps : il regroupe l’ensemble des réponses internes (couvertes) et externes (ouvertes) aux événements qui se déroulent dans l’environnement. Cela inclut les réponses motrices verbales, les réponses motrices physiologiques, les images mentales, les émotions, les affects (phénomènes psychologiques correspondant aux phénomènes physiologiques que sont les émotions), les pensées et les systèmes de croyance, les perceptions, la mémoire, l’attention (figure 2.1).
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Figure 2.1 |
Donc le comportement peut s’exprimer de la manière la plus simple dans un schéma S-R (stimulus-réponse) en différenciant des Réponses couvertes et ouvertesréponses couvertes et ouvertes. L’étude du comportement, c’est l’étude des relations fonctionnelles (de cause à effet) entre les stimuli et les réponses, de manière aussi objective que possible. Ce schéma initial a été reformulé par les différentes théories de l’apprentissage, puis les théories cognitives.
Le behaviorisme de laboratoire (1930-1950)
Entre 1930 et 1950, le behaviorisme se développe, mais non pas la thérapie comportementale. Plusieurs faits peuvent l’expliquer. Tout d’abord un fait sociologique. Les conceptions psychanalytiques se sont implantées de plus en plus solidement dans les milieux psychologiques et psychiatriques aux États-Unis et en Europe. Un fait scientifique est également important. Les chercheurs se sont enfermés dans des laboratoires pour faire de la recherche fondamentale. Cette recherche n’a pas débouché sur des applications cliniques immédiates qui puissent sérieusement ébranler les convictions concernant les psychothérapies traditionnelles. La seule application importante est le système de traitement de l’énurésie, par un signal qui réveille l’enfant, mis au point par Mowrer et Mowrer (1938).
De plus, certains chercheurs comme Dollard et Miller ont tenté de valider en laboratoire les hypothèses psychanalytiques : ce qui n’a abouti qu’à une reformulation en termes de théorie de l’apprentissage des concepts psychanalytiques.
Skinner, dès 1937, distingue le conditionnement opérant du conditionnement pavlovien. Son livre Le comportement des organismes (1953) marque une étape. On peut retrouver un ancêtre de ses conceptions chez Thorndike (1913) qui énonça le premier la loi de l’effet : un comportement est appris en fonction de son effet sur l’environnement. Mais il faudra attendre 1954 et Lindsley, puis Ayllon et Azrin en 1965, pour voir appliquer le conditionnement opérant dans les hôpitaux psychiatriques. Puis les méthodes diffuseront dans la psychothérapie, l’éducation, l’enseignement et la solution des problèmes sociaux. Le mouvement dit de « modification comportementale » est né.
Skinner (1971) en fut à la fois le théoricien et l’idéologue. Il proposait un modèle du comportement selon lequel un organisme relativement passif est modelé par l’environnement qui apprend au sujet à établir une série de réponses qui réussissent. L’environnement sélectionne les comportements adaptatifs qui se trouvent renforcés ou éliminés en fonction de leurs résultats positifs ou négatifs. D’après ce modèle behavioriste radical, la pensée et les mécanismes d’acquisition et de rappel de l’information ne pouvaient être soumis à une étude scientifique. Les seules variables objectivement observables sont les stimuli et le débit des réponses.
Skinner demeure cependant une figure contestée. Ses travaux et la méthodologie de laboratoire qu’il a mise au point ne justifient en rien une extension de son interprétation à l’ensemble des comportements humains. Il sera assez vite critiqué de plusieurs côtés. Tout d’abord celui de l’éthologie animale et humaine qui souligne que l’apprentissage se heurte aux caractéristiques de chaque espèce animale. Ces caractéristiques sont génétiquement programmées et l’apprentissage a lieu au moment de périodes sensibles limitées dans le temps. Ensuite celui de la physiologie, en particulier la physiologie des émotions dont l’importance a été toujours sous estimée par Skinner. Enfin, la psychologie cognitive qui montrait la valeur de l’étude des mécanismes d’acquisition et de traitement de l’information. Le débat culmine lors d’une célèbre polémique avec Chomsky sur le comportement verbal et ses relations avec les structures cognitives qui représentent une contrainte sur l’apprentissage linguistique.
Développement des thérapies comportementales
Wolpe, en 1952, expérimente en Afrique du Sud sur les animaux, à la suite des travaux de Masserman, effectués en 1943, sur les névroses expérimentales. Après une série d’expériences, il met au point la désensibilisation systématique des phobies. Son livre de 1958 Psychothérapie par inhibition réciproque met en avant le premier traitement véritablement efficace des phobies, avec des données scientifiques et statistiques pour étayer ses vues.
En Angleterre, l’école du Maudsley Hospital, en particulier Shapiro et Eysenck, développera des recherches sur les effets des psychothérapies et des études de cas individuels. Cependant, l’événement « historique » le plus marquant fut le travail d’Eysenck sur les effets des psychothérapies, car c’est lui qui déclencha véritablement le développement du courant comportementaliste. Eysenck (1952) avait sélectionné vingt-quatre des études les plus approfondies portant sur un total de 7 000 cas. Ayant établi une ligne de base grossière, il compara des cas non traités avec des cas traités par des méthodes psychanalytiques ou des Psychothérapie psychanalytiquepsychothérapies psychanalytiques. Après analyse statistique, il tira les conclusions suivantes :
• les patients traités par la psychanalyse s’améliorent dans une proportion de 44 % ;
• les patients traités de manière éclectique dans une proportion de 76 % ;
• les patients internés à l’hôpital psychiatrique ou traités par des médecins praticiens s’améliorent dans une proportion de 72 %.
Il y avait donc dans cette étude une relation inverse entre la guérison et le traitement par la psychanalyse. L’effet essentiel de ce travail fut de lancer la thérapie comportementale. Eysenck soulignait en effet que le choix ne serait bientôt plus entre psychanalyse ou rien, ou entre psychanalyse ou psychopharmacologie, mais bien entre psychanalyse d’une part, et thérapie comportementale de l’autre. L’on doit reconnaître que ce travail restait tout à fait critiquable d’un point de vue strictement méthodologique. Nous reprendrons en détail ce problème au chapitre 20. Les travaux récents confirment de manière plus sophistiquée l’étude initiale d’Eysenck qui eut l’immense mérite de mettre le feu aux poudres.

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