Familles tamoules du Sri Lanka ayant un enfant en grande souffrance psychique: Parcours de soin atypique et thérapeutique bousculant les traditions


Familles tamoules du Sri Lanka ayant un enfant en grande souffrance psychique


Parcours de soin atypique et thérapeutique bousculant les traditions


Anita Mahakavy



Introduction


Une grande population de langue tamoule, d’origine sri lankaise, migre dans notre pays depuis les années 1980, afin d’y trouver refuge et échapper au contexte hostile de leur pays d’origine. Les nombreuses ruptures, subies par ces personnes au cours de leur parcours périlleux, se poursuivent par des difficultés que leurs enfants rencontrent dans la scolarité, dans l’apprentissage et au sein de la famille. Ce que nous partageons avec ces patients est la langue tamoule bien que nous soyons d’origine indienne. Une langue qui a des bases communes avec la nôtre, mais qui a connu des modifications « au cours de son périple » jusqu’au Sri Lanka, il y a des siècles. Nous partageons également les mêmes références et attitudes culturelles.


La question de la prise en charge, bien que les besoins en ce domaine soient réels, dépend des rencontres avec les familles. En effet, l’accès des familles tamoules à un parcours thérapeutique est semé d’embûches. C’est dans un premier tourbillon d’incompréhension entre la famille et souvent les acteurs de la vie scolaire que s’érige une muraille dans la communication. Parfois, il ne suffit que d’une rencontre : une assistante sociale démunie en quête de compréhension, une psychologue scolaire reconnaissant sa difficulté dans la rencontre de l’autre… Mais souvent, les enfants comme les parents font face à une maîtresse intolérante (méconnaissance, sentiment d’échec face à l’enfant…), à une psychologue qui n’a pu se détacher suffisamment de ses propres références culturelles… Lorsqu’il y a un déni de la différence de l’autre, beaucoup de raccourcis sont empruntés quant à l’interprétation de chaque geste, de chaque fait, et il s’instaure une communication impossible entre les protagonistes.


Dans cette étude, au-delà du voyage tantôt en Inde, tantôt au Sri Lanka que nous proposons, nous aborderons surtout le parcours atypique de la prise en charge des familles tamoules ayant un enfant en souffrance psychique, au carrefour des univers culturels. Le contexte traumatique sera évoqué afin d’en mesurer les conséquences dans la prise en charge. En premier lieu, un retour à l’histoire du pays paraît ici indispensable.



Une organisation familiale colmatée


Dans la culture tamoule, l’organisation familiale tend à se construire en unité dont chaque membre est invité à entretenir la cohérence groupale, à l’opposé de la vision occidentale qui amène les personnes à une individualité affirmée. Au sein de la famille tamoule, chacun a la place qui lui est dévolue selon sa position dans la fratrie et selon son sexe. Nous pouvons d’emblée imaginer le choc ressenti par l’enfant venu d’ailleurs lorsque la maîtresse d’école s’inquiète de sa discrétion et lui demande de s’affirmer davantage. Une grande importance est accordée dans la transmission des valeurs culturelles, chaque individu en portant la responsabilité, surtout dans une situation migratoire lorsque l’héritage culturel est menacé de disparaître.


De plus, chaque famille est ancrée dans un système de castes. Malgré l’origine hindoue d’une telle organisation, celle-ci concerne les Tamouls de religion chrétienne et de religion musulmane. Alors l’enfant, inscrit dans une famille, dans une religion et dans un système de castes, tend à être protégé par ces différentes enveloppes contenantes qui peuvent, aussi, l’exposer en fonction de son rang d’appartenance. Lorsque la famille et l’enfant se confrontent à d’autres langues et à d’autres modèles culturels, ces enveloppes peuvent devenir un bouclier entravant la communication avec le pays d’accueil. Nous pouvons poser le problème sous un autre angle : quid de la fragilité de ces « enveloppes » dans un contexte migratoire ? Elles sont elles-mêmes mises à mal, et l’organisation établie à l’origine s’en trouve inévitablement bouleversée. Tous les membres de la famille migrante sont alors susceptibles de ressentir une perte de repères.


En ce qui concerne l’enfance chez les Tamouls, sa temporalité est très variable. Elle est beaucoup moins ponctuée dans cette culture que dans la culture occidentale. L’enfant est libre d’évoluer au rythme qui lui appartient. C’est pourquoi, il arrive que les parents ne s’alarment pas lorsqu’il y a, par exemple, un retard dans le langage. De même, l’enfant peut pendant une longue période dormir dans le lit parental qui devient, à ce moment-là, le lit familial. C’est aussi pour ces raisons que l’enfant encore accroché au sein maternel se trouve projeté subitement dans le monde des adultes. Seuls les rites de passage permettent la transition qui opère un changement de regard de l’autre sur soi. Maintenant adulte, ses responsabilités lui sont présentées ainsi que le rôle qu’il a auprès des autres. Dans le monde occidental, la période de l’adolescence s’est construite en contact avec l’évolution de la société et creuse davantage la différence avec la temporalité particulière de l’univers tamoul. Cette organisation initiale des familles qui régissait la société tamoule au Sri Lanka se trouve bouleversée depuis la guerre civile qui s’est étalée durant trente années, jusqu’en 2009. Le contexte migratoire rajoute des difficultés dans les pratiques culturelles. Leur transmission ne résiste pas à la force des ruptures qui évincent le migrant. Les patients ont parfois quitté leur famille sans pouvoir la retrouver. Pour certains, la perte d’un être cher est restée invisible et l’accompagnement ritualisé du monde visible vers le monde invisible des défunts n’a pu se faire. La tristesse a pris toute la place, il n’en reste que fort peu pour la réconciliation interne. Le cheminement transgénérationnel appauvrit plus qu’il n’enrichit.


Nous nous demanderons dans quelle mesure les parents ont pu investir ou même mettre en place les rites de passage de la naissance, de la puberté, du mariage et de la mort dans ce contexte migratoire ? Quels ont été les rituels de protection de l’enfant dès sa vie aquatique dans le ventre maternel ? Enfin, que risquent-ils d’encourir dans la transgression par l’absence de rites ? Et surtout, quels sont les dangers dans la construction psychologique des personnes quand les passages de vie sont en perte de sens ?



Quand la langue est autre…


La reconnaissance de la différence de l’autre et son acceptation est une étape peu évidente dans ce cadre-là. La langue de l’autre a tendance à s’évaporer et à échapper à la communication.




La famille


De son côté, la famille atterrit dans des circonstances qui lui échappent. Il arrive qu’elle ne sache pas où elle est envoyée en tant que réfugiée. D’autant plus qu’elle s’attend à arriver dans un pays qui a eu un lien historique avec le Sri Lanka à travers la colonisation. Le français ne faisait pas partie des langues de colonisation au Sri Lanka.


Le couple est parfois séparé pendant des années, sans aucune nouvelle. Les retrouvailles se font entre « étrangers » qui sont si familiers. Nous pensons à un père qui parvient à faire venir sa femme et ses deux enfants après dix ans d’éloignement. Lorsque ces familles arrivent en France résonnent encore tous ces souvenirs, ces éclats de rire, les allers et venues du cousin, de la grand-mère, des oncles et tantes, des enfants qui jouent en toute liberté, l’odeur de la cuisine, de cette vie presque antérieure enveloppée par une douce affection. Malheureusement, au sein de ces souvenirs s’immisce la terreur lorsque les conflits civils ont assombri la vie, ont éclaté les familles et, surtout, lorsque l’insécurité a atteint les pensées et les émotions jusqu’à anéantir ce sentiment d’être chez soi. Rappelons que les Tamouls du Sri Lanka ont été pourchassés par les Cinghalais. Ainsi, l’identité sri lankaise de ces personnes a été violemment rejetée.


Toutes les familles ne viennent pas en France pour ces raisons, mais la plupart de celles que nous avons rencontrées ayant des difficultés d’adaptation au sens large, et surtout culturel, sont dans ce cas de figure. Par conséquent, un professionnel averti doit être à l’écoute de ce parcours culturel. En effet, nous pouvons nous imaginer la difficulté que peuvent ressentir ces familles impuissantes face au choix de vie, et le désir d’adaptation au pays d’accueil reste avant tout la volonté de ce pays et pas encore de la famille. L’entre-deux dans lequel se trouvent ces personnes, tiraillées par le sentiment d’étrangeté à la fois au Sri Lanka et en France, ne permet pas un investissement accompli dans la culture française. Le travail de compromis que peut rencontrer un migrant ou un enfant de migrant, dans le meilleur des cas ayant désiré venir en France, reste en attente des jours meilleurs pour ces familles dont le parcours est tumultueux. Concrètement, les parents ont un sentiment de dette vis-à-vis du pays d’accueil et l’espoir d’un avenir meilleur pour leurs enfants, mais ils restent nostalgiques des jours heureux passés au sein de leur propre famille au Sri Lanka. L’investissement dans la langue française est un indice de ce tiraillement. Son apprentissage est une épreuve laborieuse pour ces familles bien que, parfois, les demandes soient esquissées. Comment « transmettre » à son enfant dans ce climat d’insécurité globale ? Comment l’enfant peut-il à son tour investir un environnement que le parent n’a lui-même pas encore investi ? Comment s’effectue pour les parents la transmission à leurs enfants d’un travail de compromis quand il n’a pas encore émergé ?



Les enfants


Les enfants qui sont souvent projetés dans le conflit intrapsychique des parents, ne trouvent pas davantage leur place au sein de l’école, et parfois même dans leur famille. Dans ce contexte, nous avons rencontré des enfants et des adolescents ayant des troubles psychiques qui se développaient souvent dans le registre de la communication et dont la gravité était très variable.


Parfois, l’apprentissage est soumis à des peurs, à des angoisses envahissantes héritées des parents (angoisses projetées sur les enfants) et qui ne leur permettent pas de s’épanouir en tant qu’élèves. Ces difficultés, au niveau des apprentissages, ne peuvent-ils traduire aussi l’ambivalence parentale face à ce pays qui leur apparaît si étranger et parfois hostile ? Si l’on comprend mieux les enjeux de la séparation subie par ces personnes dans un tel contexte, alors il sera plus facile d’admettre que l’apprentissage renvoie aussi à un enjeu autour de la séparation. L’apprentissage permet une autonomisation et fait entrer l’enfant dans le processus de la séparation. Parfois, ce sont les enfants qui ont vécu des situations traumatiques au point de développer un mutisme sélectif. L’enfant ne parle qu’au sein de sa famille et reste muet au dehors. Dans certains cas, les enfants ne parlent que le français même dans la famille, non sans erreur grammaticale, alors que les parents ne parlent qu’en tamoul. La communication est presque rompue et les membres ne se comprennent plus. Dans d’autres cas, c’est dans une bulle que les enfants préfèrent se réfugier. Le repli sur soi est tel que se profile le diagnostic d’un trouble autistique. Au-delà des problèmes d’apprentissage de la langue française manifestes, il se dégage un état psychique parfois chaotique. Notre lecture clinique peut nous conduire, quelquefois, à questionner cet enfant comme un « symptôme » afin de prendre en charge le ou les parents en souffrance. Parfois, l’enfant est « thérapeute ». Il vient alors par son symptôme en aide à son parent car c’est lui qui est à l’origine de la consultation.



Le clinicien


Pour le clinicien, la parole est un outil thérapeutique. L’importance de la parole, que l’on va distinguer du langage, est incontestable dans la pratique clinique. Les linguistes font en effet cette distinction, car la « parole est partie individuelle du langage : l’usage et la réalisation concrète dans un énoncé, dans un acte de communication, du système de la langue. La parole est aussi un acte de création et de liberté de la part du locuteur » (Doron et Parot, 2007). La parole inscrit d’emblée la personne, dans une subjectivité par son acte même et répond à des règles sociales qui relèvent de la langue. Cette dernière se détache du langage qui constitue un objet social de communication utilisant différentes règles.


Techniquement et symboliquement, la relation thérapeutique porte une attention particulière à la pragmatique à travers l’acte de la parole en considérant les énoncés, le cadre effectif de leur énonciation, leur contexte et les rapports d’intersubjectivité qui s’y développent (Doron et Parot, 2007). Il nous paraît donc évident de manifester une inquiétude lorsque la parole perd sa valeur thérapeutique en l’absence d’une langue commune (Molina, 2001). Toutes les subtilités exprimées, ainsi que l’application du pouvoir de la parole, sont alors problématiques lorsque la langue est étrangère. Cet ensemble d’éléments précédemment évoqué mobilise nos réflexions quand la langue est autre. Comme nous l’avons déjà évoqué, la parole s’entoure d’une charge à un niveau tant interne qu’externe. En effet, « la langue dans laquelle cette parole est énoncée ou pas, constitue le corps dans lequel cette parole est née » (Abdelhak et Moro, 2006). Elle se réfère à un ensemble de représentations, de symboles, de rituels, de systèmes de compréhension et d’interprétation du monde. Elle véhicule des valeurs traditionnelles et culturelles qui se déploient en une « expérience sensible » permettant de construire un sens. Ainsi, la langue maternelle « constitue un retour à l’origine, à une certaine cohérence du sujet, désormais loin de son pays » (Lecomte, Jama et Legault, 2006).


L’impasse de la langue dans une thérapie amène à penser la clinique quotidienne autrement. Bien que les réticences face aux recours à un interprète soient présentes, il est nécessaire d’en évaluer le poids des bénéfices. Ce détour par la langue – aussi diversifiés que soient les contextes de rencontre avec les familles sri lankaises – leur donne la possibilité d’accéder à leur langue maternelle à travers des services d’interprétariat et établit un lien entre les deux univers culturels. Pour le patient étranger, l’obstacle de la langue peut devenir une expérience douloureuse et peut cristalliser les conflits.

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May 18, 2017 | Posted by in Uncategorized | Comments Off on Familles tamoules du Sri Lanka ayant un enfant en grande souffrance psychique: Parcours de soin atypique et thérapeutique bousculant les traditions

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