Familles antillaises L’enfant/l’adolescent porteur d’un handicap psychique


Familles antillaises L’enfant/l’adolescent porteur d’un handicap psychique


Stéphane Hélène



Introduction


C’est une longue histoire qui lie les Antilles et la France. Aujourd’hui département français d’Amérique (DFA), ces îles d’Amérique centrale évoquent spontanément dans la conscience commune métropolitaine une certaine douceur de vivre. Leurs plages de sable doré, offertes toute l’année aux rayons d’un soleil généreux et au souffle des alizés, font écho aux plaisirs de l’existence et au paradis perdu. Ces pays de cocagne semblent tout entier conçus pour abriter le rêve d’éternelle jeunesse et de tendre bonheur « d’un Paul ou d’une Virginie »1. L’exotisme historique n’a pas vraiment disparu, et de nombreux éléments hérités du passé renforcent et maintiennent en place les stéréotypes. L’image de la carte postale altère encore le réel et l’on a bien du mal à penser les préoccupations quotidiennes des familles qui vivent dans ces contrées lointaines.


Comparées à la vieille France multiséculaire, la Guadeloupe et la Martinique sont toujours confrontées à leur période adolescente. La métaphore n’est pas exagérée. Les nombreux mouvements sociaux qui rythment la vie de ces terres ultramarines en témoignent : on s’oppose afin de mieux se poser dans des processus de clarification statutaire2. Et cette quête d’un statut se situe à des niveaux multiples : politique, économique, social et surtout identitaire ; on se cherche pour tenter de savoir où l’on va et ce que réserve l’avenir en adoptant une vision davantage à court terme qu’à long terme. Les Antillais ont appris à vivre avec la menace des catastrophes naturelles : cyclones, séismes et éruptions volcaniques, et ils savent que tout peut être remis en cause en quelques heures, d’où leur difficulté à se projeter loin en avant.


Ces épées de Damoclès imposées par le cadre géo-climatique marquent les esprits. Le sable immaculé des tropiques masque le marasme, celui d’une jeunesse en mal d’avenir. Car malgré le vieillissement notable de la population, la Guadeloupe et la Martinique abritent toujours une population très jeune. La jeunesse autrefois sublimée est devenue un problème récurrent et crucial. Le mal-être et la maladie psychique drainent leur cortège de calamités : toxicomanie, violence, désocialisation, éclatement de la cellule familiale.


Ici la folie est appréhendée de manière plutôt singulière. Elle est intimement liée à la culture ou plutôt aux cultures qui ont façonné les manières de voir et d’agir sur le réel. Souffrir d’une maladie mentale aux Antilles n’est pas chose aisée, et encore moins lorsque celle-ci survient précocement dès l’enfance ou l’adolescence. La maladie mentale, plus qu’ailleurs, est source d’exclusion sociale et économique doublée presque toujours d’une mise à l’écart du réel. Le malade souffrant d’une pathologie mentale n’est plus vraiment avec les autres : son esprit possédé est soumis aux forces magico-religieuses qui trouvent leur cohérence dans un système de valeurs dont l’opacité exclut a priori toute tentative de compréhension.


La maladie psychique vient malmener la somme des projets investis par la famille à l’endroit de l’adolescent. Les parents ont du mal à l’accepter, d’autant qu’ils sentent que le changement opéré chez cet enfant les engage sur le long terme.


La dimension culturelle permet de mieux comprendre ce que le patient ressent de sa maladie mais également de mieux saisir la manière dont la famille s’organise et gère la souffrance psychique de celui sur qui ils avaient projeté les clés d’une vie réussie.


Dès lors comment les familles antillaises vivent avec leur enfant atteint par la maladie psychique ? Quelle place doit-on accorder à la maladie mentale chez l’adolescent dans sa dimension psychoculturelle ? Quel est le réel impact de la structuration familiale sur la prise en charge de l’enfant ou l’adolescent souffrant psychiquement ?



Les familles et l’enfant atteint par la maladie psychique



Essai de définition : enfant et adolescent


Les notions d’enfant et d’adolescent n’ont pas toujours existé. Elles ont pour ainsi dire un acte de naissance identifiable dans le cours de l’histoire sociale française. Ariès3 situe le changement au siècle des Lumières. Au fur et à mesure du progrès social et de l’évolution des mentalités, une plus grande attention est accordée à l’enfant considéré moins comme un adulte en devenir que comme un être à part entière. Ces changements notables de la vie familiale au XVIIIe siècle n’empêcheront cependant pas une large frange de la population de considérer, au siècle suivant, l’enfant comme un petit homme prêt à découvrir l’usine et la mine dès que ses forces le lui permettent. C’est aussi au XIXe siècle que sera clairement identifiée, selon Thiercé4, la notion d’adolescence avec l’appui des médecins hygiénistes et de la psychologie qui apparaît alors. La période qui marque le passage entre le monde de l’enfance et celui de l’adulte devient problématique. On s’y intéresse de très près, d’autant qu’elle renvoie à une classe d’âge perçue comme instable et dangereuse.


Ainsi, la construction historique des notions d’enfant et d’adolescent a délimité le contour des différentes classes d’âge et de leur perception. Or, celles-ci ne se confondent pas toujours avec ce qui se trame dans les régions françaises ultramarines. Car l’histoire est complexe et l’on ne peut en faire l’économie si l’on veut bien comprendre les perceptions de l’enfant, de l’adolescent ou de la famille aux Antilles. L’esclavage, la colonisation et la départementalisation sont les éléments fondateurs de cette construction. Ce n’est qu’en 1848 que l’esclavage est aboli dans les Antilles françaises. Sous l’Ancien Régime et pendant longtemps, l’univers de l’enfant antillais et la vie familiale ont été pratiquement inexistants. Il n’y a pas à proprement parler de cellule familiale5 puisque l’esclave est un bien meuble qui ne s’appartient pas. Tout enfant qui voit le jour sur l’habitation est la propriété exclusive du maître. Les affres de l’esclavage puis de la colonisation ont laissé des traces dans les consciences, et nous verrons qu’ils jouent encore un rôle non négligeable au sein de la modernité des sociétés antillaises.


Aujourd’hui, la Guadeloupe et la Martinique sont des DFA. Les conditions de vie se sont rapprochées de celles d’autres régions de la métropole. La prise en charge des enfants et des adolescents en souffrance psychique se fait dans des structures de soins communes à l’ensemble du territoire national. Tout comme là-bas, le manque6 d’établissements dévolus à l’accueil de ces jeunes usagers est un problème récurrent. Conscients d’améliorer le secteur de la psychiatrie, l’État et les collectivités locales et régionales ont tenté de répondre au désarroi grandissant des familles et aux demandes réitérées des soignants. La toute première Maison des adolescents du département a été inaugurée en 2011, et une structure pouvant accueillir des adolescents au sein même du centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre doit entrer en fonction dès janvier 2013.


La psychiatrie infanto-juvénile existe désormais, mais elle a tardé à se mettre en place dans les départements d’outre-mer (DOM). L’enfant autiste, schizophrène, ou atteint de troubles psychiques, est longtemps resté caché au sein des familles qui ne voulaient pas être marquées du sceau de la malédiction et surtout de l’exclusion. Nous aurons l’occasion de voir que la maladie mentale aux Antilles reste solidement ancrée dans la sphère magico-religieuse. Attachons-nous d’abord à la représentation de l’enfant dans les Antilles d’aujourd’hui pour mieux poser le décor émotionnel et affectif dans lequel il évolue.



De l’enfant idéal à l’enfant réel


Le destin symbolique de l’enfant et de l’adolescent dans la culture antillaise est incarné par l’un des personnages de La rue Case-Nègres7, José. Ce dernier est élevé par sa grand-mère, M’man Tine, sur une plantation de canne à sucre. Pour poursuivre ses études, l’adolescent devra passer des paysages agrestes de la plantation à l’espace urbain de la ville coloniale. José représente la figure emblématique du héros qui réussit, grâce et avec les siens, malgré les aléas de la vie, à éviter les obstacles dressés au travers de son chemin. Ce qui sauve José enfin de la misère, c’est moins l’école publique que le dévouement et la pugnacité de sa grand-mère.


La représentation de l’enfant participe de l’histoire particulière des Antilles car « chaque société a une manière de percevoir et de penser l’enfant qui n’est pas sans influence sur ses conditions de vie, sur sa place dans la société, sur le comportement des adultes à son égard »8. Le rôle qui lui est assigné sera d’éprouver la force de vie où se focalisent toutes les aspirations parentales. Plus qu’ailleurs, l’enfant antillais est une part de la conscience commune, un trophée, le symbole d’une revanche sur l’histoire. Car, au temps de l’esclave et de la traite, il n’y avait pas de place pour l’amour parental. Les enfants étaient le résultat d’un élevage, d’un mode de production qui a contribué indirectement à assurer la prospérité de l’économie métropolitaine dans le Nouveau Monde9. L’esclavage n’est plus depuis 1848, mais il a profondément marqué de son empreinte la structure familiale antillaise et les investissements parentaux à l’égard des enfants.


Le détour historique permet ainsi de mieux appréhender le poids du handicap psychique dans la société antillaise. L’enfant attendu, idéalisé, hissé parfois en symbole d’une rédemption historique, est perçu comme défaillant. La maladie le met dans l’incapacité de remplir sa mission supposée, celle de fortifier d’abord narcissiquement le couple et par extension le groupe social. La maladie mentale, vécue comme un grand malheur jetant le discrédit sur toute la famille, déjoue tous les plans : celui des parents qui ne peuvent réaliser ce qu’ils n’ont pas pu accomplir et, plus largement, celui du groupe tout entier qui échoue à prendre une revanche sur l’histoire. Les enfants sont ainsi lestés d’un projet de réhabilitation parental et social dont ni lui ni ses proches n’ont vraiment conscience. Une telle charge ne peut qu’accentuer leur vulnérabilité et leur fragilité mentale.


La confiance en l’avenir qui portait les parents à travers l’enfant imaginaire a laissé place à la peur des crises psychotiques de l’enfant réel. L’angoisse imprègne tout le tissu familial et amène les individus à se refermer sur eux-mêmes. L’isolement, le désespoir et la culpabilité sont malheureusement le lot de ces familles dont la dynamique et l’équilibre ont été fortement bouleversés. Elles se réfugient alors dans le déni d’un réel trop dur à accepter et ont fréquemment recours au gadèzafè10, censé trouver une solution là où la médecine n’a pas été efficace.


Ce sentiment d’injustice n’est pas propre aux familles antillaises. Il est universellement ressenti et partagé. Chanteur met en exergue l’intensité de ce sentiment11 : « la vie des parents d’enfants handicapés… ressemble d’abord à un chaos intolérable » et « est marquée par la révolte et le désespoir ». Elle met en garde contre ce que pourrait suggérer le titre de son intervention, « De la révolte à l’espérance » comme si « en cours de route, après avoir lutté contre bien des obstacles, tout s’apaiserait. […] En vérité, les choses ne sont pas si simples, elles sont même beaucoup plus complexes. S’il est vrai que l’on peut parvenir à plus de sérénité, il est vrai aussi qu’à certains moments, aujourd’hui encore, les ténèbres reviennent ».


Cette maman, par ailleurs enseignante, témoigne de la souffrance endurée, du sentiment de trahison et du renoncement à tout espoir de guérison. Aux Antilles, les parents des patients ont aussi du mal à accepter la chronicité de la maladie mentale qui suppose de se plier à un traitement à vie. Mais ici, plus sans doute qu’ailleurs, la chronicité du handicap met à mal l’identité familiale. L’enfant handicapé s’oppose définitivement à l’enfant imaginaire, remettant en question l’identité et la cohésion du groupe.


Dans ces îles de conquête, de traite, de métissage et d’esclavage, l’incertitude identitaire et générationnelle imprègne dès l’origine les liens intrafamiliaux. La maladie mentale accentue la distorsion. « Chacun de nous doit faire face, à l’adolescence surtout, aux difficultés provenant d’une incertitude portant sur les propriétés que l’on a ou que l’on n’a pas. Les schizophrènes vivent en outre l’expérience d’une incertitude portant sur leur unité même.12 » Pour expliciter le propos, on pourrait dire, avec Chivallon, que le désagrégement identitaire s’exerce là sur trois niveaux : d’abord sur l’unité de l’individu puis dans la sphère intrafamiliale et enfin dans la société en quête de ses racines.


Si l’exemple de la schizophrénie a permis de mettre en lumière les liens qui pouvaient s’établir entre ces différentes sphères, le schéma reste encore valable pour d’autres pathologies mentales. La maladie mentale prise dans son aspect général, en ce qu’elle a de déstructurant psychiquement et socialement, est au fondement du dysfonctionnement social. Ce d’autant que vient se greffer un contexte environnemental qui rend parfois plus difficile la prise en charge du patient.



Toxicomanie, violence et précarité


Depuis trois décennies, les DOM sont confrontés à une dégradation sociale et économique rapide et sans précédent. Le chômage13 demeure une véritable plaie pour tous ces pays ultramarins. À en croire les experts de l’Institut national des études et des statistiques (Insee), cette situation n’est pas prête d’être inversée.


Un tel contexte n’est pas sans conséquence sur la prise en charge intrafamiliale. Il arrive fréquemment que les aides à la personne handicapée mentale soient, en raison de la précarité généralisée, l’unique source de revenu du foyer et qu’elles fassent vivre la famille entière. De fait, les proches ont tendance à voir chez le malade une solution pérenne qui leur permet de faire face aux difficultés de fins de mois difficiles. Le malade, lui aussi, peut tirer des bénéfices secondaires de cette situation qui oblige les membres de la cellule familiale à le considérer comme « la poule aux œufs d’or ». Personne encombrante, source de déshonneur et de problèmes en tout genre, le jeune psychotique peut ainsi changer de statut et redorer son blason en ayant tout à fait conscience du rôle de soutien financier qu’il apporte aux siens.


Toutefois, les choses ne sont pas si simples. Dans la plupart des cas, les parents de jeunes psychotiques découvrent non seulement l’univers de la maladie mentale mais aussi celui de la drogue (cannabis, crack, cocaïne…) qui circule en grande quantité et trop facilement14. Plus vulnérables, les jeunes psychotiques sont fréquemment la cible des dealers qui les poussent à consommer afin de les cribler de dettes. La famille, se sentant menacée, finit en général par peur des représailles par apurer les sommes dues. Le patient souffrant d’une maladie mentale est une proie idéale pour assurer le juteux trafic des dealers qui savent pouvoir compter sur les multiples aides15 dont il bénéficie et qui constituent pour eux une source inépuisable de revenus.


Les services sociaux ne manquent pas de dénoncer les conséquences délétères de cette circulation de drogue sur l’ensemble des quartiers de Pointe-à-Pitre et de sa périphérie16, et les familles de déplorer le manque de moyens pour enrayer ce fléau.


Les Antilles cultivent les paradoxes en naviguant entre modernité et grande précarité caractéristique des pays en voie de développement. Aussi, tous les coups semblent permis à ceux qui veulent s’en sortir. La délinquance et la violence battent souvent les records nationaux. La drogue avec son cortège de calamités a déstabilisé les îles qui sont devenues des plaques flottantes et tournantes du marché mondial. Les hommes politiques, les intellectuels et les éducateurs s’en alarment, pris de cours par l’accélération vertigineuse des mutations sociales, culturelles et économiques que nul n’a semblé anticiper. Ce qui fait dire à l’écrivain guadeloupéen, Pépin, dans une lettre ouverte à la jeunesse : « Je ne prétends pas détenir le monopole de la vérité ni celui de la sagesse. Pourtant, je ne puis rester insensible devant l’égarement de la jeunesse de mon pays. Elle vole, elle casse, elle viole, elle tue, semant le désespoir et l’incompréhension sur sa route. De plus en plus tribale, elle se réfugie dans un monde à part dont les codes (coiffures, vêtements, langues, démarche) dénotent une volonté de marginalisation. Pour une société comme la nôtre, cette dérive constitue une véritable catastrophe.17 » Ces désordres sociaux qui frisent l’anomie rendent plus difficiles les soins et viennent s’ajouter aux difficultés quotidiennes des parents d’enfants malades. Leur prise en compte contribue à mieux cerner l’univers psychoculturel qui entoure le jeune patient.



La dimension psychoculturelle de la maladie psychique



Le problème magico-religieux


Il existe indéniablement aux Antilles des particularités de l’expression de la maladie mentale chez les jeunes. Nous ne sommes nullement en train de soutenir que les pathologies seraient ici différentes de celles rencontrées ailleurs ou sous d’autres latitudes. Nous tentons simplement de mettre l’accent sur le rôle joué par la culture et d’évaluer l’ampleur de ses influences sur les manifestations de la maladie psychique. Selon certains auteurs, cette dernière aux Antilles s’accompagne très souvent d’idées délirantes de persécution, d’envoûtement et d’ensorcellement.


Entrés de façon rapide et brutale dans la modernité, les habitants des DFA ont su, malgré les déboires d’un développement économique et social chaotique, s’y adapter. Mais, à bien y regarder, la dimension magico-religieuse18 est loin d’avoir disparu. Ce trait de la tradition reste vivace même chez les jeunes qui pourtant baignent en permanence dans une culture mondialisée, très actuelle, à mille lieux des mythes et des légendes créoles. Professeur de philosophie dans un lycée, Menès-Rivière en fait l’observation. Rapportant un débat sur le thème des croyances populaires antillaises, elle dit à propos de l’un de ses élèves : Il « ne parla pas le langage d’un relativisme banalisé autant que banalisant, sur le mode “à chacun sa manière de penser”, il énonça ce qui, pour lui, relevait d’un fait, pour ne pas dire d’un constat reposant sur le sol de l’expérience. “Mais ils existent, Madame !” De quoi, ou de qui, était-il alors question ? De ce que l’on nomme, en Guadeloupe, des “soucougnans”, créatures nocturnes et maléfiques souvent associées aux fromagers, arbres auxquels les esclaves pouvaient être pendus, et que chante magnifiquement Billie Holiday dans Strange Fruit ». Selon l’auteur, l’enfant ou l’adolescent antillais ne peut concevoir un monde sans dieu car « l’absence de transcendance semble impensable ». Pour elle, la religion est « un élément fondamental de l’identité antillaise ».


On l’a vu, la maladie amplifie le magico-religieux qui devient le principe explicatif d’un mal qui ne peut provenir que d’une cause extérieure au sujet. Écoutons Josépha, cette jeune fille de 17 ans, dépressive et anorexique, qui suit une psychothérapie : « C’est la voisine de ma mère qui nous a fait du mal. Elle était jalouse de nous et a semé le malheur sur l’ensemble de la famille en me jetant un quimbois19. Avant, j’étais une adolescente joyeuse qui aimait la vie et qui rigolait avec ses amis. Maintenant tout a changé, je n’ai plus envie de rien. “Cé kon si yo té maré mwen !”20 Il faut que je m’en sorte et je ferai tout avec l’aide de mes parents pour me libérer de cette situation. » Le récit de cette jeune fille peut évoquer un délire de persécution, mais il renvoie surtout à une manière d’appréhender la maladie et à une posture mentale21 qui relève d’un mode d’organisation cohérent avec la culture dont elle est issue. La maladie psychique ne semble pas exister en tant que telle pour la famille ou les proches de l’adolescente. Ils y voient plutôt un mauvais sort qui ne peut être conjuré qui si les dispositions requises pour le chasser et pour s’en protéger sont prises. Ce principe de causalité explique aussi l’ambivalence dans laquelle se murent les parents qui, d’un côté, conseillent à leur fille de prendre les médicaments prescrits, et, de l’autre côté, lui font comprendre que ces pilules finiront par l’empoisonner. Ce comportement peut sembler irresponsable, mais il traduit l’angoisse des parents pris dans un double système de significations. D’une part, la médecine moderne occidentale qu’ils n’hésitent pas à consulter mais qui ne laisse pas entrevoir la guérison : apprendre que son fils ou sa fille est atteint d’une maladie chronique et qu’il ou elle est condamné à prendre des médicaments tout au long de son existence est sans doute l’une des informations que les parents ont le plus de mal à accepter. D’autre part, les pratiques traditionnelles des séanciers, quimboiseurs, et marabouts… qui sont légion aux Antilles et semblent être une réponse à la peur de la folie, inacceptable lorsqu’elle touche un enfant. On se rend compte que le contexte culturel est très prégnant dans la perception de la maladie, voire dans la structuration ou la manifestation même du délire. Cette culture et ces croyances suivent l’individu où qu’il aille et ne le quittent jamais vraiment.



Migration des hommes et migration des esprits


Parler de la migration des esprits apparaît, au premier abord, paradoxal dans la mesure où ce sont les hommes qui émigrent ou les animaux qui effectuent une transhumance. Pourquoi sommes-nous alors amenés à y réfléchir à propos de la prise en charge de l’enfant ou de l’adolescent malade ?


La configuration archipélagique des Antilles et leur éloignement poussent les habitants de cette région du monde à émigrer vers la métropole. Les raisons sont diverses : économiques, sociales, sanitaires ou familiales. Toutefois, à l’origine du voyage, il y a souvent l’espoir d’une vie meilleure, de laisser derrière soi tous ses souvenirs et ses habitudes pour devenir quelqu’un de neuf. En vain, les forces de la culture d’origine finissent par avoir le dessus. On a presque envie de dire que la culture colle à la peau de celui qui émigre et qu’il ne s’en défait jamais complètement, même s’il existe une transformation du mode de vie et de pensée au contact du pays d’accueil. Les Antillais qui habitent dans les grandes métropoles européennes ne sont pas partis sans leurs valises imaginaires. En d’autres mots, la migration des corps n’a pu se défaire ni des visions initiales du monde ni des croyances.


Lorsque le voyage a lieu pour des raisons de santé22, l’exigence d’une vie meilleure s’accommode volontiers de ces valises imaginaires car deux précautions valent mieux qu’une. On se déplace à l’étranger pour se soigner ou faire soigner l’un des siens, parce que l’on veut mettre toutes les chances de son côté et trouver la structure la meilleure susceptible de prodiguer les meilleurs soins. Mais la médecine rationnelle des métropolitains ne répond pas toujours aux attentes des migrants, et ils ont parfois recours aux armes miraculeuses du quimbois, promesse, selon eux, d’une totale guérison. Le cas d’Harold âgé de 15 ans, issu d’une famille de la classe moyenne guadeloupéenne – le père est professeur des écoles et la mère employée de la sécurité sociale – qui se retrouve en psychiatrie dans un hôpital parisien, est exemplaire. La mère, complètement déstabilisée, était venue consulter pour faire part de son inquiétude pour son fils, quelques mois avant qu’il ne décompense. Elle confiait se rendre compte que l’enfant n’allait pas bien et qu’il souffrait depuis longtemps d’une dépression. Elle se plaignait d’un manque d’écoute des soignants qui lui affirmaient qu’il était encore trop tôt pour tirer des conclusions et qu’il convenait de ne pas s’inquiéter davantage.


Elle s’est alors lancée sur Internet à la recherche d’informations sur les maladies mentales de l’adolescent. Elle a fini par avouer qu’elle n’avait pas su tirer profit de ses investigations. Au contraire, elle s’est sentie complètement submergée par un trop plein d’informations qui, du reste, augmentaient encore plus son stress. Cela ne changea rien au peu de confiance qu’elle accordait aux structures locales. Lorsqu’elle et son mari décidèrent de faire sortir l’adolescent du service de pédopsychiatrie, après sa première hospitalisation pour une bouffée délirante aiguë survenue à la suite de la consommation de cannabis, ce dernier est transféré vers un hôpital parisien. Toutefois, en guise de précaution, les parents ont jugé bon de consulter un gadèzafè23 qui leur a prescrit des herbes et des potions magiques qu’ils devaient acheter sur la place du marché aux fleurs de Pointe-à-Pitre24. La maman s’est alors chargée lors des visites quotidiennes à l’hôpital de frotter25 son fils avec la décoction obtenue à partir des herbes et des plantes qu’elle s’était procurées. Ces massages maternels avaient pour but d’éloigner le mal que des gens jaloux26 avaient jeté sur son protégé.


Les pouvoirs magico-religieux n’ont pas de frontières et l’efficacité qu’on leur attribue ne se limite pas à un lieu précis et bien circonscrit. Ils ont la capacité de traverser les océans et de ne pas être altérés par la distance qui les sépare de leur lieu d’origine.


La « migration des esprits » pour reprendre l’expression de Migerel existe aussi entre les îles de la Caraïbe. En effet, la Guadeloupe et la Martinique ont connu ces dernières décennies une forte émigration dominicaine et surtout haïtienne. Ancienne colonie française, Haïti a survécu depuis son indépendance à de nombreuses catastrophes : coups d’État, guerres civiles, famine, catastrophes naturelles (cyclones, séismes…). Tous ces soubresauts ont favorisé une émigration légale ou clandestine27, et de nombreux Haïtiens regardent aujourd’hui les DFA comme un véritable eldorado. Regroupés et vivants en petites communautés sur tout le territoire guadeloupéen, ces immigrés forment une population très dynamique et travailleuse. Ils sont animés par la volonté de s’en sortir, d’avoir le plus rapidement possible un emploi, de gagner leur vie et également d’assurer celles des familles restées au pays grâce au petit pécule qu’ils envoient régulièrement.


L’ardeur au labeur que manifestent ces réfugiés économiques est souvent renforcée par une ferveur religieuse, voire le plus souvent magico-religieuse. La population haïtienne est dans son ensemble très mystique et, pour elle, un monde sans dieu est inconcevable. Il n’est d’ailleurs pas rare de rencontrer, dans des églises, toutes confessions confondues, des Haïtiens. Ces derniers, au cours de leurs différents périples, n’ont pas manqué de prendre avec eux leurs esprits protecteurs, censés les aider à faire face aux différents problèmes auxquels ils sont fatalement confrontés en pays étrangers. Le vaudou existe bel et bien en Guadeloupe, pratiqué par les immigrés haïtiens qui y ont recours lorsqu’ils en éprouvent le besoin. Les Guadeloupéens, eux-mêmes, sont, pour certains, des adeptes de forces occultes qui semblent d’autant plus efficaces qu’elles viennent d’ailleurs. Il y a dans la conscience commune, comme une espèce de hiérarchisation des pouvoirs sorciers : plus ils sont proches de l’Afrique et plus on leur accorde de crédit. Comme si l’Afrique était un label garanti d’efficacité pour tout ce qui touche à la sorcellerie et à la magie.


J’ai eu en consultation une maman d’origine haïtienne qui avait un petit garçon de 6 ans atteint de troubles envahissants du développement (TED)28. Elle était convaincue que son fils était possédé par un esprit maléfique qui avait été envoyé depuis Haïti. L’esprit avait donc la capacité de se déplacer pour atteindre précisément sa cible à plusieurs milliers de kilomètres de distance. Pour que le fils recouvre la santé et que le mal soit exorcisé, une visite chez un houngan ou prêtre vaudou paraissait nécessaire. Les séances vaudou avaient lieu en Guadeloupe, ce qui prouve que les communautés immigrées ne font pas table rase de leurs croyances : ils sont ce qu’ils font, mais ils sont surtout ce que leur culture a fait d’eux.


Le soignant doit donc prendre en compte cette dimension culturelle dans le déroulement de l’entretien psychothérapeutique, sinon il court le risque de ne pas saisir réellement le mode de fonctionnement du patient. Les individus ne peuvent faire abstraction de ce qu’ils sont : ils transportent avec eux leur vision du monde et leurs croyances forgées dans la culture d’origine. Nous avons pris l’exemple des Haïtiens mais nous aurions très bien pu choisir celui des Dominiquais, des Syro-libanais ou encore des Chinois arrivés récemment en Guadeloupe. L’ethnopsychiatrie doit venir au secours des patients pour bien discerner ce qui vient de la culture de ce qui relève de la pathologie.

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May 18, 2017 | Posted by in Uncategorized | Comments Off on Familles antillaises L’enfant/l’adolescent porteur d’un handicap psychique

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