Évolutions et perspectives de la psychiatrie culturelle
Thierry Baubet
« L’objectif de la psychiatrie culturelle est de comprendre l’impact des différences sociales et culturelles sur la maladie mentale et ses modalités de traitement. Elle représente donc un enjeu majeur pour la recherche comme pour la santé publique. »
On fait habituellement remonter l’histoire de la psychiatrie culturelle au voyage de Kraepelin à Java en 1904, même s’il existait auparavant des rapports, souvent rédigés par des missionnaires dans le contexte de la colonisation, sur quelques troubles exotiques du comportement. Un article sur le latah par exemple, avait été publié dans les Annales Médico-Psychologiques dès 1869 (Huffschmitt, 1992). Depuis plus d’un siècle, la psychiatrie culturelle s’est développée dans diverses directions, développement émaillé de ruptures épistémologiques, avec une grande diversité selon les pays dans les orientations théoriques, les questionnements, les pratiques. Nous allons retracer les grandes étapes de cette évolution et définir les questions qui se trouvent aujourd’hui posées par cette discipline1.
La psychiatrie « comparée »
Ce terme est introduit par Emil Kraepelin (1904), après un voyage de quatre mois à Java qu’il réalise de décembre 1903 à avril 19042. Il examine plus d’une centaine de patients malais, européens et chinois dans l’asile de Buitenzorg. Cette évaluation conforte son idée d’une nosographie universellement valide : il retrouve sans peine les grandes entités de sa classification, comme la psychose maniaco-dépressive ou la démence précoce. Le latah est rapporté à des manifestations hystériques, et l’amok est considéré comme une entité hétérogène recouvrant plusieurs possibilités diagnostiques. Il s’agirait donc, en situation transculturelle, de repérer le noyau invariant de la maladie pour établir le diagnostic. On voit donc que Kraepelin ne se dégage pas vraiment des conceptions évolutionnistes de son époque qui tendaient à rattacher des « folies exotiques » à un niveau de développement inférieur. C’est un modèle biomédical qui est mis en avant : les troubles psychiatriques étant considérés comme des manifestations d’un dysfonctionnement organique, la culture n’a d’influence que sur leur expression, et cette influence, nous dit Kraepelin, pourrait permettre de mieux appréhender la « psychologie des peuples ». En ce qui concerne les Javanais, leur « bas niveau de développement mental » rend compte de certaines des différences symptomatiques observées. Diverses assertions du texte de Kraepelin montrent bien qu’il était parti vérifier la validité de ses idées nosographiques, afin de tester l’hypothèse de leur universalité, ce qui permettait de les conforter. Les troubles tels qu’ils sont constatés en Occident représentent en quelque sorte la forme « vraie », et dans les autres aires géographiques, la culture vient modifier ce tableau. Ce modèle repose sur la dichotomie forme/contenu, qui distingue les éléments pathogéniques (déterminants essentiels du désordre mental, c’est-à-dire les processus biologiques considérés comme nécessaires et suffisants pour le causer), et les éléments pathoplastiques (variations personnelles et culturelles), ces derniers étant de peu d’importance clinique. La procédure diagnostique consistait donc à se débarrasser des éléments culturels pour parvenir à individualiser le « vrai » trouble mental sous-jacent, ce que Littlewood (2001) a comparé à l’ouverture successive de « poupées russes ». Selon Birnbaum, élève de Kraepelin (1923 cité par Littlewood, ibid.), les enveloppes pathoplastiques donnaient « le contenu, la couleur et le contour d’une maladie individualisée dont le caractère et la forme de base ont été biologiquement déterminés ». Bleuler estimait également que les symptômes qu’il avait décrits pour la schizophrénie représentaient l’expression directe des processus pathologiques biologiques sous-jacents. Il s’est avéré pourtant que les choses n’étaient pas si simples. Distinguer la forme et le contenu dans le cas de la psychiatrie était quelque chose de complexe. Pour la psychose par exemple, le délire était assez systématiquement considéré comme un élément pathogénique, qui permettait de faire le diagnostic, alors que le contenu de ce délire était considéré davantage comme pathoplastique. Pour la dépression, la situation était encore plus complexe. Ceci contribue sans doute à expliquer l’erreur commise par les psychiatres des années 1950 qui, comme Carothers, envoyé par l’Organisation mondiale de la santé en Afrique, estima que la dépression n’existait pas en Afrique noire, ce qu’il expliquait par des raisons développementales (1953). Cherchant les signes « classiques » de la dépression telle qu’elle était décrite en Europe (signes qui étaient donc considérés comme pathogéniques), il était passé à côté de la dépression telle qu’elle était expérimentée par les populations locales (Moro et Baubet, 1997).
Cette manière de comprendre la psychiatrie en situation transculturelle était donc héritée du paradigme biomédical de la santé mentale, et prenait place dans le contexte particulier de la colonisation3. Certains auteurs voient dans la manière dont le DSM-IV considère la question de la culture un prolongement direct de ces conceptions. Pour Kirmayer et Minas (op. cit.), par exemple, le glossaire de « syndromes liés à la culture » qui figure en annexe du manuel relègue la question à un « musée de curiosités exotiques » dans un contexte de « biologisation croissante de la psychiatrie » qui ne fait que perpétuer la dichotomie forme/contenu (ibid., p. 439). De même, les considérations culturelles ne sont que des « qualifications mineures apportées à ce qui est considéré comme des diagnostics indépendants de la culture » (ibid.). De nombreuses études épidémiologiques ont été réalisées dans ce domaine de la psychiatrie comparée, mais leurs postulats méthodologiques sont discutables. Cette psychiatrie transculturelle (Cross-Cultural Psychiatry, ou, selon le terme choisi par l’Association américaine de psychiatrie Transcultural Psychiatry) constitue un modèle toujours valide pour certains auteurs, et pour l’Association américaine de psychiatrie. Il est pourtant vigoureusement contesté par les tenants de la nouvelle psychiatrie transculturelle.
La nouvelle psychiatrie transculturelle
Cette appellation (New Cross-Cultural Psychiatry) désigne en fait le courant né à la fin des années 1970, initié par un article d’Arthur Kleinman (1977), psychiatre et anthropologue, qui contestait l’idée que la dépression telle que nous la décrivons soit un phénomène universel. La manière d’expérimenter et de communiquer la souffrance psychique pouvait varier selon les contextes, et ne pas correspondre aux critères et aux entités nosologiques reconnus par la psychiatrie occidentale comme « universels ». Au-delà, le savoir psychiatrique occidental devait être compris comme indissociable de la culture au sein de laquelle il était né. De ce double constat découlent logiquement deux axes de recherche. Le premier consiste en une lecture anthropologique de la psychiatrie occidentale, le second vise à poser la question de la souffrance psychique en situation transculturelle, que ce soit dans les pays occidentaux auprès des migrants, ou dans le reste du monde. Il s’agit avant tout de modifier la relation médecin-malade, d’améliorer la qualité des soins, sans rejeter le modèle biomédical, mais en relativisant les visées universalisantes de celui-ci. L’anthropologie médicale critique représentée par l’école de Berkeley autour de Scheper-Hughes (1995) prend une perspective radicalement différente, puisqu’elle propose de dénoncer le caractère oppressif du savoir biomédical et soutient la nécessité de sa déconstruction au profit de l’étude ethnologique des savoirs locaux (Rechtman, 1998).
Regards anthropologiques sur la psychiatrie contemporaine
La psychiatrie contemporaine considérée comme objet d’étude anthropologique a suscité ces dernières années de nombreux travaux. Young, par exemple, a analysé l’impact des facteurs culturels et sociaux sur l’émergence du diagnostic d’état de stress post-traumatique (1995 ; 2001), et Mulhern (1995 ; 2001) a publié de nombreux travaux sur l’apparition du diagnostic de trouble de la personnalité multiple (TPM) et sur la question des souvenirs d’abus sexuels retrouvés en thérapie. Nous avons également montré que la position des praticiens français sur l’attribution du diagnostic de TPM à leurs patients était sous-tendue par des motivations qui n’appartenaient pas qu’au registre scientifique (Baubet et Moro, 1997). De nombreuses recherches sont en cours dans ce domaine, concernant des troubles aussi divers que le syndrome dysphorique prémenstruel, le syndrome de fatigue chronique, les troubles du comportement alimentaire , les troubles somatoformes , etc. Ces travaux soulignent que le concept de culture n’a rien d’exotique, qu’il participe également de la constitution d’un savoir médical occidental qui s’en pense pourtant souvent indépendant.

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