Éléments d’anthropologie médicale
Olivier Taïeb et Félicia Heidenreich
Dans le contexte d’un livre sur la psychiatrie transculturelle, il est important de proposer un détour par des notions d’anthropologie médicale. L’anthropologie médicale propose non seulement des descriptions des systèmes médicaux dans des sociétés lointaines, mais elle s’intéresse aussi aux liens entre un système médical et son contexte culturel. Un système culturel est toujours complexe et multiforme. Il change en fonction des apports de l’extérieur et de ses propres mouvements intérieurs. On peut y trouver des processus de métissage et de créolisation (Moro, 1994 ; Bibeau, 1997a). Notre propre culture peut être un sujet d’étude et elle est elle-même faite de plusieurs sous-cultures qui participent à l’image globale.
L’anthropologie médicale a proposé des cadres d’analyse, des modèles pour penser cette complexité et des approches critiques de tout ce qui touche à la maladie, à la personne malade et au système médical dans un sens large. Elle a ainsi fait le lien avec d’autres disciplines comme l’histoire, l’anthropologie générale, la sociologie, la biologie, la pharmacologie, etc.
Une connaissance de la démarche scientifique et de certaines idées plus générales développées dans cette discipline est indispensable pour guider une approche aussi bien théorique que clinique dans la rencontre avec des patients venant de divers horizons culturels. Ces notions peuvent aider à mieux comprendre les représentations, les théories étiologiques, les classifications des maladies et leurs logiques thérapeutiques qui rendent parfois très difficile l’accès à d’autres manières de comprendre la maladie. De plus, le passage par d’autres logiques permet aussi de revoir sa propre pratique médicale comme une pratique façonnée par la culture dans laquelle elle a évolué.
Anthropologie de la maladie/anthropologie médicale : objets et approches
L’anthropologie médicale est « une anthropologie tournée vers la façon dont les sociétés perçoivent, définissent et expliquent ces agressions que sont la maladie et la mort, et les moyens qu’elles emploient pour prendre en charge les demandes de ceux qui les subissent. Par-delà l’immédiateté du mal et de la mort, ce sont des cadres de réponses aux énigmes que sont le corps et la vie qui se dégagent alors » (Benoist, 2002, p. 11). Les acceptations du champ de recherche sont très larges, de plus en plus situées en dehors de l’espace thérapeutique et de la relation médecin-malade, et les méthodes employées vont d’approches descriptives et statistiques à des tentatives d’interprétation et de compréhension en passant par des classifications et des comparaisons suivant les courants de pensée prédominants (Sargent et Johnson, 1996 ; Saillant et Genest, 2006). Certains mouvements, surtout en France (Augé, 1986), ont tenté de définir l’objet de recherche par rapport à la maladie – en parlant d’anthropologie de la maladie – pour le ramener à l’anthropologie générale. Pour ces auteurs, le risque existe d’une trop grande spécialisation et fragmentation de l’anthropologie médicale dont les sous-disciplines ne seraient que des calques des spécialités médicales. La santé, la maladie, le malheur en tant qu’événement de la vie de chaque individu concernent toute l’humanité et prennent des formes d’expression et des réponses spécifiques et dépendantes de chaque société. Les réactions face à la souffrance peuvent être institutionnalisées et culturellement codifiées, témoignant ainsi de leur caractère de « production humaine ».
Dès ses débuts, l’anthropologie médicale s’est posé la question du normal et de l’anormal, de ce qui est l’idéal et ce qui représente la déviation. C’est Ackerknecht qui a essayé d’élucider ces questions en introduisant les catégories auto-/hétéropathologique versus auto-/hétéronormal pour montrer l’importance de déterminer la position de celui qui décrit la maladie (Sargent et Johnson, 1996). Le point de vue du chercheur et ses références (médicales ou non) peuvent être diamétralement opposés aux références locales. Il est donc indispensable de se questionner sur ses propres références et surtout sur les difficultés qui apparaissent dans la rencontre avec d’autres réalités. L’analyse par le chercheur de ses résistances et de son contre-transfert par rapport à son objet peut lui donner beaucoup d’information sur son sujet de recherche (Devereux, 1980). La démarche scientifique propose deux possibilités : ramener les phénomènes aux schémas que l’on connaît déjà ou inventer des nouvelles catégories. C’est le classique mouvement dialectique entre universalisme et particularités culturelles. C’est dans cette perspective qu’ont été décrits les syndromes liés à la culture (Culture-Bound Syndromes). Les nombreux débats et controverses autour de ces tableaux cliniques ont surtout montré l’importance du rapport entre expression et interprétation d’un état pathologique et le milieu dans lequel cet état survient, ou mieux, se met en scène.
L’anthropologie médicale a été aussi marquée à ses débuts par l’étude des pratiques ethnomédicales et des systèmes de médecine dans différentes aires culturelles avec un intérêt important pour le symbolique et le religieux. Elle s’est ensuite intéressée aux systèmes de santé en Occident (Laplantine, 1986 ; Fainzang, 2001a ; Saillant et Genest, 2006). Les analyses ont porté alors sur les relations entre soignants et soignés, sur les différentes instances officielles et secrètes auxquelles les malades ont recours, sur les représentations de la maladie et du corps, sur la formation des médecins, etc.
Sans faire ici un récapitulatif de l’histoire de l’anthropologie médicale, il est important de mentionner les conclusions aberrantes auxquelles elle a pu parvenir surtout dans le contexte colonial. Certaines descriptions ont tenté de prouver une suprématie de l’Occident pour livrer des arguments évolutionnistes à la politique coloniale. Maladies et rituels de guérison ont été pris comme preuves de dégénérescence ou d’infériorité des peuples colonisés. Encore aujourd’hui, certaines descriptions parlent de « primitif », de « prémédical »… Une vigilance concernant la position de laquelle on parle et le vocabulaire que l’on utilise s’impose donc toujours.
Good (1998), dans son livre Medicine, rationality and experience, distingue quatre approches de l’anthropologie médicale. Il place les travaux de Kleinman (1980) sur les modèles explicatifs dans le courant de l’anthropologie interprétative, c’est-à-dire « centrée sur le sens » qui considère les représentations de la maladie comme des réalités culturellement constituées. Les trois autres courants sont issus pour le premier de la tradition empiriste pour laquelle les représentations de la maladie sont des croyances populaires, pour le deuxième de l’anthropologie cognitive et pour le dernier de l’anthropologie « critique » pour laquelle les représentations de la maladie sont témoins des relations de pouvoir en jeu. Cette distinction, même si elle est schématique, est intéressante.
Dans la tradition empiriste, l’idéal est une représentation de la maladie exempte de culture. La maladie est considérée comme une réalité objective, les biosciences fournissent des représentations neutres et réalistes et la culture populaire, comprise comme un mode d’adaptation, abonde en métaphores dangereuses et fondamentalement fausses. Le projet est donc l’éducation du patient afin qu’il modifie ses comportements irrationnels. Une prééminence est accordée à l’individu qui est apte à évaluer ses symptômes, à examiner les solutions dont il dispose, puis à effectuer un choix délibéré parmi elles. La vision de l’homme est très utilitariste, c’est le modèle du malade rationnel, autonome, qui va optimiser ses chances. Pour Good, cette approche peut être importante en santé publique « mais pour l’anthropologue, remplacer la culture populaire erronée par l’information libre d’a priori de la science paraît un objectif profondément inadéquat » (Good, 1998, p. 112). Certains travaux en psychologie de la santé sont issus de ce courant comme ceux autour du Health Belief Model.
Dans l’anthropologie interprétative, le système médical est un système culturel et donc un domaine distinct de la recherche anthropologique. « Alors que beaucoup d’auteurs ont, dans le courant empiriste , considéré la maladie comme faisant partie de la nature et comme extérieure à la culture, et que les anthropologues cognitivistes ont été, d’une manière générale, indifférents au statut épistémologique de la maladie, les anthropologues de l’école interprétative ont placé le rapport de la culture à la maladie au centre de leur analyse » (ibid., p. 125). Pour ce courant, la maladie appartient à la culture, en particulier à la culture spécialisée de la médecine : « La culture n’est pas seulement un moyen de se représenter la maladie, elle est essentielle à sa propre constitution en tant que réalité humaine. Des phénomènes humains complexes sont définis comme « maladie » et par-là même deviennent l’objet de pratiques médicales » (ibid., p. 126). Pour cette école, « c’est la croyance erronée que la maladie telle que nous la connaissons est donc naturelle et se situe en conséquence au-dessus ou au-delà de la culture (ou bien plus profond), qui constitue une erreur catégorielle (Category Fallacy) » (ibid., p. 126). Il ne s’agit donc pas d’une riposte idéaliste au réductionnisme biologique, mais d’« un argument constructiviste selon lequel la maladie est constituée par l’acte interprétatif et ne peut être saisie que par lui » (ibid. p. 127). De cette façon, « la culture constitue une passerelle symbolique entre les significations intersubjectives et le corps humain » (ibid., p. 128). Ce courant analyse comment les interprétations de la maladie agissent parallèlement aux processus sociaux, psychologiques et physiologiques pour produire des formes et des trajectoires distinctes de la maladie. De nombreux travaux ont entrepris une analyse des structures et des processus symboliques associés à la maladie dans différentes traditions thérapeutiques. L’étude des réseaux sémantiques (Semantic Networks) rentre dans ce cadre. Elle permet d’enregistrer systématiquement les domaines de sens associés aux symboles clés et aux symptômes dans un lexique médical, domaines qui reflètent et qui provoquent les modes de vécu et les rapports sociaux, et fait de la maladie un « syndrome de signification et d’expérience » (ibid., p. 130). D’autres travaux se sont concentrés avec une perspective herméneutique sur l’expérience subjective de la maladie et sur les difficultés à en rendre compte à travers le développement de l’intérêt pour la narrativité (Kleinman, 1988 ; Mattingly et Garro, 2000).
La dernière école est celle de l’anthropologie critique qui s’est développée à partir de la fin des années 1980 à la fois dans l’échange et en réaction avec le courant interprétatif. Cette école, avec notamment Lock, Scheper-Hugues et Young, a intégré à sa réflexion l’histoire et l’analyse du colonialisme et l’économie politique pour évaluer les rapports entre les forces politiques et économiques au sens large et les maladies (Fainzang, 2001a ; Benoist, 2002 ; Saillant et Genest, 2006). Pour cette école qui s’appuie beaucoup sur les travaux de Foucault (1973 ; 1978) sur le pouvoir et la biopolitique, les représentations de la maladie ne sont pas seulement des réseaux de signification, mais sont aussi responsables de mystification puisqu’elles camouflent les relations sociales et surtout les rapports de pouvoir. Elles peuvent alors être au service d’un pouvoir quel qu’il soit, y compris médical. Le pouvoir médical peut, entre autres, assujettir les patients. Les objectifs sont donc de mettre à jour tout ce qui est caché. Dans la même perspective, la maladie peut aussi être comprise comme un acte de résistance à un pouvoir. Il peut également s’agir d’analyser les relations et les différences entre les sexes à travers les pratiques concernant le corps sain et le corps malade en les prenant comme lieu d’observation (Body Politic) (Lock et Scheper-Hugues, 1990), de décrire la souffrance individuelle sans éclipser les violences structurelles (Structural Violence) (Farmer, 1992 ;2003 ; Scheper-Hugues et Bourgois, 2004) ou de mettre en évidence les relations de pouvoir dans les systèmes de santé (Fassin, 1992). Ces travaux s’intéressent à la souffrance sociale (Social Suffering) qui ne peut être réifiée ni réduite en maladie (Kleinman et coll., 1997 ; Das et coll., 2001). Ces approches permettent de sortir du médicocentrisme et de ne pas accepter d’emblée les catégories médicales et leurs significations.
Construction sociale et représentations de la maladie
Les différentes formes d’expression et d’expérience de la souffrance ont été le sujet de nombreuses recherches. Partant de la description d’un système médical dans une culture donnée, la plupart des chercheurs ont tenté de systématiser la pensée observée en la mettant dans le contexte du système social global et en la confrontant à d’autres systèmes culturels. Sous cette lumière, la maladie ne paraît plus comme un événement isolé, mais comme un fait social dont l’expression est construite selon les représentations prédominantes du malheur, de la vie et de la mort.
Construction sociale, causalité et sens de la maladie
Dans l’introduction du livre Le sens du mal. Anthropologie, histoire et sociologie de la maladie, Augé et Herzlich (1984, p. 9) posent les données du problème : « Pour toute société, la maladie fait problème, exige l’interprétation : il faut qu’elle ait un sens pour que les hommes puissent espérer la maîtriser ». Mais ils insistent rapidement sur sa complexité : « Nous aurions donc ici affaire à un objet en quelque sorte dédoublé : l’interprétation locale de la maladie est une chose ; l’interprétation de cette interprétation serait elle-même susceptible de varier selon qu’elle serait le fait de méthodes différentes (anthropologiques, sociologiques, historiques) ou s’appliquerait à des sociétés différentes (…). Ajoutons, pour achever de brouiller les pistes, que mal, maladie et malheur ne sont pas des notions a priori identiques. » (ibid., p. 9)
Pour Augé, la maladie constitue une « forme élémentaire de l’événement », comme la naissance et la mort, en ce sens qu’il s’agit d’un événement biologique individuel s’inscrivant sur le corps d’un individu mais dont l’interprétation, imposée par le modèle culturel, est immédiatement sociale. Ce sont des formes simultanément individuelles et sociales. La tâche de l’anthropologie de la maladie est de reconnaître, dans n’importe quelle société, la part sociale de toute maladie. Augé critique vivement la distinction classique faite par certains anthropologues dans les années 1950 et 1960, avec une perspective évolutionniste, entre une médecine magico-religieuse qui serait à visée étiologique et une médecine empirico-rationnelle qui serait, elle, à visée symptomatique. Pour lui, cette coupure naît de l’observation scientifique occidentale, « mais elle n’est pas le fait des cultures païennes ; celles-ci ne distinguent pas un domaine qui ne serait accessible qu’au savoir et un domaine qui ne serait accessible qu’à la foi » (Augé, 1986, p. 84). Le risque de cette séparation entre une pensée magique, archaïque, et une pensée rationnelle, moderne et occidentale, est de ne considérer que les dimensions étiologiques de la maladie comme étant sociales. La maladie n’est pas « seulement sociale par la cause qu’on lui recherche ou qu’on lui suppose ». Son hypothèse est « qu’une même logique intellectuelle commande la mise en ordre biologique et la mise en ordre social, qu’il y a en quelque sorte, dans une société donnée, une seule grille d’interprétation du monde s’appliquant aussi bien au corps individuel qu’aux institutions sociales » (Augé et Herzlich, 1984, p. 36). Le caractère social de la maladie se définit, selon lui, par rapport à trois « logiques » définissant l’« idéo-logique » : une logique des différences qui ordonne les symboles, qui servent à penser le social, les uns par rapport aux autres, une logique des références qui établit les relations entre cette logique des symboles et l’ordre social et une logique de l’événement ou chrono-logique « qui soumet les rapports de sens constitués par les deux premières à l’évidence d’un rapport de forces dévoilé par l’histoire » (ibid., p. 57) et qui correspond à la nécessité de prendre en considération simultanément l’évolution propre du symptôme et les réactions des groupes et des individus que cette évolution met en cause. Le modèle diagnostique et thérapeutique est « cohérent », soit de façon « fermée », soit, le plus souvent, de façon « virtuelle », c’est-à-dire qu’il ouvre, de façon indéfinie, la possibilité exclusive, alternative ou cumulative des deux approches, l’une cherchant la détermination de la cause, l’autre l’analyse du symptôme. L’adéquation n’est pas nécessairement totale, entre le diagnostic et le traitement, et aussi entre l’analyse du symptôme et l’établissement de la cause : « On peut concevoir que le cheminement interprétatif et le cheminement thérapeutique soient plus ou moins convergents ou divergents selon les cultures ou, à l’intérieur d’une même culture, selon les maladies » (ibid., p. 81). Pour ces auteurs, si la maladie fait toujours l’objet d’une interprétation sociale, cela n’entraîne pas toujours l’existence dans toutes les sociétés d’équivalent de ce qui fait un système médical dans les sociétés industrielles (Augé, 1986).
Dans une perspective proche, la question de la causalité et du sens de la maladie a été l’objet de nombreux travaux. Sindzingre (1984) a défini deux types de causalité, une a priori et une autre a posteriori. La désignation des troubles et de leur cause relève de la causalité a priori qui définit plus un ordre des possibles qu’un ordre nécessaire. Les symptômes entretiennent des rapports fluctuants avec leurs causes, le passage d’une cause à l’autre est toujours possible lorsque les circonstances l’exigent. Le registre de l’interprétation (et du diagnostic) et celui de la thérapeutique peuvent être séparés, l’application de la causalité n’étant pas évaluée sur des critères d’efficacité thérapeutique. C’est pour cela que « l’efficacité – reconnue – de la biomédecine occidentale n’affecte pas la pensée causale puisque celle-ci n’a justement pas cette efficacité, mais l’explication, pour fonction première » (Sindzingre, 1984, p. 122). Dans la même perspective, l’idée de « cause » est constitutive de la notion même de maladie pour Zempléni (1985). Le diagnostic de maladie comporte au plus quatre opérations et questions correspondantes qui montrent la pluralité des causes :
• la perception ou la représentation de sa cause instrumentale : comment est-elle survenue ?
• l’identification éventuelle de l’agent qui en est responsable : qui ou quoi l’a produite ?
• la reconstitution de son origine : pourquoi est-elle survenue en ce moment, sous cette forme et chez cet individu ? » (Zempléni, 1985, p. 21).

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