Effets de la migration et de l’exil


Effets de la migration et de l’exil


Thierry Baubet et Marie Rose Moro


Migrer constitue toujours un acte complexe qui correspond à toute une série de motivations conscientes et inconscientes intriquées, en proportions variables chez chaque individu, rendant chaque histoire unique. Le sociologue Abdelmalek Sayad a dénoncé fort justement dans ses travaux (1999) la tendance à oublier « l’émigré » derrière la figure de « l’immigré ». La conséquence est double : cela revient à ignorer le « prémigratoire », tout ce qui est en amont de l’acte migratoire, que ce soit sur le plan collectif (contexte social et politique) ou individuel, et le contexte changeant du phénomène migratoire selon le temps et les pays d’origine : « À mutiler le phénomène migratoire, comme on a coutume de le faire, d’une partie de lui-même, on s’expose à constituer la population des immigrés comme une simple catégorie abstraite, et l’immigré comme un pur artefact » (ibid., p. 258). Il est classique de distinguer différents ordres de motifs dans le choix de la migration : socio-économiques, politiques et psychologiques (Moussaoui et Ferrey, 1985), même si ceux-ci sont toujours intriqués.


Les motifs socio-économiques, fréquemment mis en avant comme le moteur essentiel au choix du départ, traduisent également d’autres phénomènes renvoyant à un niveau psychique : il peut s’agir de se « sacrifier » pour la famille, ou encore de se poser en « sauveur » de celle-ci, etc. Les motivations politiques sont également fréquentes mais de nature très hétérogène. Pour les demandeurs d’asile, il s’agit d’échapper à une menace vitale dans le pays d’origine, le plus souvent après des persécutions, tortures, etc. On parle alors plutôt d’exil que de migration, et les incidences psychologiques sont très différentes. L’exil est une fuite de la terre natale, plus qu’un départ vers l’ailleurs, et il ne s’accompagne d’aucun projet ou fantasme de retour, pas plus qu’il n’a été précédé d’une élaboration. La rupture, effectuée dans un contexte dramatique, est précipitée et définitive. Freud, dans la première lettre qu’il écrivit à Max Eitington le 6 juin 1938, lors de son arrivée en exil à Londres, disait « L’atmosphère de ces journées m’est difficile à capter, pour ne pas dire indescriptible. Au sentiment de triomphe que nous éprouvons en nous voyant en liberté, il s’ajoute une proportion excessive de tristesse, car malgré tout, j’aimais beaucoup la prison dont on m’a délivré » (cité par Grinberg et Grinberg, 1986, p. 268). De plus les événements traumatiques prémigratoires vont modifier la manière dont l’expérience de l’exil est vécue. Le cas des harkis est un autre exemple de migration politique. Ces Algériens, qui ont choisi le camp de la France lors de la Guerre d’Algérie, sont d’origine algérienne et de confession le plus souvent musulmane, de nationalité française mais identifiés dans notre société aux Maghrébins et aux immigrés, et n’ont aucun espoir de pouvoir retourner un jour dans leur pays d’origine. Le Du (2002) a souligné les conséquences parfois douloureuses de cette situation sur les enfants de harkis, et ses possibles effets psychopathologiques. Les motifs psychologiques recouvrent deux niveaux différents : conscient et inconscient. Sur le plan des motivations conscientes, « La décision de migrer, acte hautement solitaire, est l’aboutissement d’un rêve à plusieurs où le futur pays récepteur est idéalisé, les difficultés minimisées, dans un climat de véritable contagion psychologique. (…) le départ du migrant est autant une quête de soi-même qu’une tentative de reconquête de sa dignité par le travail et l’argent » (Moussaoui et Ferrey, 1985, p. 20). Les motivations inconscientes, toujours complexes, sont très variées, mais l’expérience montre qu’en faisant ce choix, le migrant s’est souvent placé du côté de la vie, pour tenter d’échapper à un contexte jugé mortifère : contexte familial dysfonctionnel, emprise parentale, refus du système de valeurs familial, etc. Parfois la migration est entreprise comme un acte « autothérapeutique » au travers duquel le sujet pourrait en quelque sorte « renaître », par exemple en s’auto-infligeant un nouveau trauma dans le but d’en annuler un plus ancien (Heidenreich et coll., 2002), ou bien encore il réalise le besoin de s’éloigner de sa famille pour asseoir la fonction paternelle, ou de mettre en jeu le fantasme d’être orphelin (Grinberg et Grinberg, 1986). On voit bien que ces quelques exemples de motivations inconscientes vont entraîner des conséquences bien différentes à l’épreuve de la réalité.


Les raisons pour lesquelles on migre sont donc nombreuses. Parfois, on est contraint de le faire pour des motifs politiques, d’autres fois pour des raisons économiques. Parfois, on choisit de migrer pour trouver une vie décente ailleurs, ou par soif de liberté individuelle, d’aventure ou d’exotisme. Mais qu’elle soit voulue ou subie, toute migration est un acte courageux qui engage la vie de l’individu et entraîne des modifications dans l’ensemble de l’histoire familiale. De plus, les récits mille fois entendus de migrations nous font penser que, parfois, les motifs du voyage, même choisi, sont ambivalents : désir de partir et peur de quitter les siens, modalités de résolution de conflits familiaux et aboutissement d’une trajectoire de rupture ou d’acculturation à l’intérieur de son propre pays… La migration, c’est là sa grandeur existentielle, est un acte complexe qui ne peut être réduit aux catégories du hasard ou de la nécessité !



Un travail d’élaboration nécessaire


Les sujets migrants sont contraints à un double travail d’élaboration psychique : travail de deuil et travail de « reliaison » post-traumatique , deux niveaux que nous envisagerons successivement.




Potentialités traumatiques de la migration


La migration est d’abord un événement sociologique inscrit dans un contexte historique et politique. Pourtant, quelles que soient les motivations de cet acte, la migration est parfois traumatique. L’événement migratoire est ici considéré comme un acte psychique : par la rupture du cadre externe qu’elle implique, la migration entraîne par ricochet une rupture au niveau du cadre culturel intériorisé du patient (Nathan, 1986). Il est en fait nécessaire de distinguer plusieurs dimensions de ce traumatisme migratoire (Nathan, 1987, p. 8) : « le traumatisme classiquement décrit par la théorie psychanalytique et qui pourrait se définir comme un soudain afflux pulsionnel non élaborable et non susceptible d’être refoulé du fait de l’absence d’angoisse au moment de sa survenue » ; la psychanalyse reconnaît trois significations à la notion de traumatisme : celle d’un choc violent, celle d’une effraction, celles de conséquences sur l’ensemble de l’organisation. À côté de ce premier type de traumatisme, Nathan en différencie deux autres : « le traumatisme “intellectuel” ou traumatisme du “non-sens” dont le modèle a été fourni par G. Bateson dans sa définition du “double-bind ” (double contrainte) ; enfin un troisième type, le traumatisme de la perte du cadre culturel interne à partir duquel était décodée la réalité externe. » Lorsqu’il y a traumatisme migratoire , c’est généralement un traumatisme « du troisième type », mais il peut être associé aux deux autres types, les dimensions affectives, cognitives et culturelles entretenant des interactions nécessaires et complexes. Le traumatisme migratoire n’est pas constant et inéluctable, il peut cependant survenir quelle que soit la personnalité antérieure du migrant. Les facteurs sociaux défavorables (au pays et en France) sont des facteurs aggravants. De plus même lorsqu’il survient, ce traumatisme n’entraîne pas forcément des effets pathogènes. Il est parfois, comme tout traumatisme, structurant et porteur d’une nouvelle dynamique pour l’individu, voire souvent germe de métamorphose et source d’une nouvelle créativité. La migration peut donc être aussi porteuse de potentialités créatrices. D’où la nécessité d’identifier les facteurs qui permettent de maîtriser le risque transculturel . Reste une autre raison pour laquelle la migration peut être traumatique. Les parents vivent cet exil dans des dominantes différentes en fonction de l’alchimie, de la brutalité, des nécessités qui ont présidé à ce voyage. Il y a mille et une façons de se séparer de sa famille et de ses premières appartenances et d’arriver en France. Le voyage les engage pour longtemps, ils le savent ou le pressentent. Mais surtout, cet acte engage leur descendance, ceux qui naîtront dans cet ailleurs qu’il soit doux, amer, tranquille ou douloureux. Ainsi, dans L’Éthique, Spinoza parle de l’exil comme d’un triste bonheur…


Le trauma migratoire est vécu directement par les parents et transmis aux enfants sous forme d’un récit idéalisé, souvent d’un récit tronqué, parfois encore sous l’apparence d’une nécessité alors qu’il s’agissait d’un choix et trop souvent, sous forme d’un non-dit douloureux, voire destructeur, car non symbolisable, réalisant ce que Abraham et Torok (1978) ont nommé un mécanisme d’inclusion (Baubet, 1999). Sur le plan topique la crypte réalise une zone clivée du moi dans laquelle sont conservés en l’état les éléments qui n’ont pu être élaborés. La crypte d’un parent peut déterminer chez l’enfant ce qu’Abraham a nommé le travail du fantôme et qui correspond « au travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre ». Il y a en quelque sorte transmission par le parent de l’absence de certains contenus psychiques. Dans le cas qui nous intéresse, c’est pour ainsi dire ce qui permettrait de lier les deux mondes qui ne peut être transmis (ibid.). Pour les enfants de migrants, ce nœud de l’histoire parentale va constituer une matrice de fantasmes, d’hypothèses, de constructions en miroir des fantasmes parentaux souvent riches et créateurs mais parfois aussi névrotiques et stérilisants. Tel fils de migrants raconte que son père a quitté le pays pour permettre que ses enfants survivent, deux étant morts avant lui, tel autre me raconte que son père a migré tel un aventurier des temps modernes pour s’initier à un autre monde comme d’aucuns sont initiés dans la brousse, tel autre enfin se souvient avoir entendu lors d’un repas familial que son oncle a migré pour rembourser une caution : il avait volé des bijoux, il avait été mis en prison puis il en était sorti sous caution ; il fallait alors la rembourser… Autant de bribes de vies arrêtées mais aussi parfois réanimées, revivifiées par la migration.

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Jun 2, 2017 | Posted by in MÉDECINE INTERNE | Comments Off on Effets de la migration et de l’exil

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